Mal et Modernité
Hermann Broch (1886-1951) est un intellectuel autrichien touche-à-tout, aussi bien poète que philosophe, dramaturge que mathématicien. Réfugié aux États-Unis pendant la période nazie, il s’intéresse à la notion de mal radical. C’est le point de départ de cet essai de Jorge Semprún.
Jorge Semprún (1923-2011), c’est concrètement ce que l’Espagne a fait de mieux avec Ska-P et le chorizo.
Issu d’une famille républicaine réfugiée en France, diplômé de philosophie, déporté à Buchenwald à l’âge de 20 ans, il devient à son retour des camps agent clandestin pour le Parti Communiste Espagnol sous le pseudonyme de Federico Sánchez, puis ministre de la Culture dans le gouvernement de Felipe González.
Bref, l’homme a vécu plusieurs vies.
Entre temps, celui qui se sentait depuis toujours un écrivain en puissance, commence à témoigner dans les années 60 sur son expérience concentrationnaire, notamment avec Le Grand Voyage, L’Écriture ou la Vie ou Quel beau dimanche !.
Or, si les romans de Semprún sont primés et traduits à l’échelle internationale, son œuvre en tant que penseur est injustement méconnue. Pourtant, elle vaut largement le détour. Ainsi en est-il de Mal et Modernité (1995), court essai aisément lisible entre deux coudes qui ne sont pas les vôtres dans un tram surpeuplé aux relents suaves.
Lecteur attentif de Kant, Jaspers, Broch, Mann, Ricoeur mais aussi d’historiens comme Marc Bloch ou Jacques Maritain, Semprún tente à son tour sa propre analyse, aussi bien philosophique qu’empirique, du radical Böse (mal radical). Outre le fait qu’il est unerforschbar, c’est-à-dire incompréhensible quant à son origine, le mal est inhérent à la condition humaine. La liberté de l’homme dépend non seulement de sa capacité à choisir le bien et le mal, mais aussi de l’existence même de cette décision.
Toutefois, si les deux cohabitent à part égale en chaque individu, Semprun a l’honnêteté de reconnaître la dangereuse facilité de la tentation du mal : « Le Mal absolu, on peut le trouver. Le Bien est difficile à trouver. Le Bien ou l’acheminement vers le Bien. »(1)
En ces jours sombres, sa parole nous paraît prophétique : « La démocratie serait inactuelle parce qu’incapable de répondre positivement à la massification des sociétés industrielles, au déferlement de la technique planétaire, au bouleversement des processus de production et d’échanges de valeurs, aussi bien spirituelles que matérielles »(2). À cela s’oppose un discours autoritaire, fascisant, qui prône la violence et la répression en vue d’un bonheur nouveau, imposé à sa population.
Quelle réponse selon Semprún ? Si le dénouement demeure incertain, la lutte, elle, est bien réelle, et se doit de continuer, envers et contre tous.
« Et s’il n’est pas question d’extirper de l’être de l’homme sa libre disposition spirituelle au mal ; s’il est impossible, heureusement dirais-je, de façonner l’homme nouveau autrement que sous la forme de cadavre, il est tout aussi impossible d’interdire à l’homme, dans son irréductible liberté, l’expression concrète de sa volonté de bien, qui se nomme selon les circonstances : courage civique, solidarité, compassion religieuse, dissidence, sacrifice de soi. Rien, jamais, n’empêchera l’homme de décider de résister au Mal, quelles que soient les couleurs dont il se pare, même s’il se déguise avec les oripeaux du Bien et du Bonheur pour tous. »(3)
Eva
(1) Se taire est impossible, Jorge Semprun, Elie Wiesel, Paris, éd. Mille et Une Nuits, 1995, p.19. (2) Mal et Modernité, Jorge Semprun, Paris, éd. Le Seuil, 1995, p.11. (3) Idem, p.62.
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