Manif pour les retraites à Montpellier : le fond de l’air déborde en jaune

Le Poing Publié le 5 décembre 2019 à 19:16 (mis à jour le 5 décembre 2019 à 19:26)
Succès historique par le nombre de manifestants, la mobilisation contre la réforme des retraites a fait percevoir un potentiel combatif toujours en quête d’en découdre

Dès 9h30 à la piscine d’Antigone, des gilets jaunes se rassemblent. Ceux de Près d’Arènes, toujours les mieux organisés, ont ressorti leurs banderoles impeccables : “Pas la charité. Une autre société”, “Liberté – Egalité – Répression (en lettres sanguinolentes)“. Il est temps de remonter vers le Peyrou, c’est-à-dire effectuer déjà la quasi totalité du tracé du jour à rebours. Ce qui se fait d’un pas empressé. Ils sont cent cinquante, ça ne manque pas de gueule.

Plus tard, dans le grand défilé commun, on méditera sur ce grand panneau brandi à bout de bras : “5, 6, 7 samedis… Les Gilets jaunes luttent depuis un an pour vous et vos enfants. Et vous ?” A l’arrivée au premier point final, place de l’Europe, ces mêmes Gilets parviennent à s’étaler en une fouble haie d’honneur surplombante, de part et d’autre de l’allée d’accès. Dans tout le cortège, cette même couleur pointe ici ou là. Or ça n’est pas question de nombre. Mais d’état d’esprit. Esprit de lutte. De fond. C’est évident : rien n’est plus comme voici treize mois. Cela se sent, se vérifie.

Emmanuel Macron vient de se mettre dans une panade inextricable en relançant une mobilisation multitudinaire. C’est déjà ça d’acquis. Il fallait d’abord se compter. Depuis le pont des frères Giral au pied de l’arc du triomphe du Peyrou, la manif ne s’est pas ébranlée, qu’on en a déjà une vue impressionnante. En contrebas, le boulevard Henri IV est noir de monde sur toute sa largeur. Une heure et demi plus tard, la tête de cortège effectuant son entrée Place d’Europe, la queue quittera à peine ce boulevard.

On discute entre vieux camarades. 25 000 ? 30 000 ? Bien bon. Mieux que 2002 ? 1995 ? Et pourquoi pas les Volem viure al païs du milieu des années 70. Sans vexer personne, on se réjouit particulièrement à la vue des pompiers impeccables, des gros bataillons hospitaliers héroïques, des Nicollin très nombreux qu’on pensait enfermés dans une nasse paternaliste, des avocats en toge et en nombre significatif. Tout est ici tellement énorme, que ça s’émaille de mille nuances : une sortie des nouveaux Stop.Armes.Mutilantes.org, une apparition disséminée mais fourmillante des citoyennistes de Nous sommes, rares “politiques” à se manifester ouvertement sous leurs couleurs.

Et puis, et puis outre le jaune, le vert. Le vert tracé sur la joue, des jeunes hyper motivés sur le climat. “Et un et deux, et trois degrés, c’est un crime contre l’humanité”. Impétueux, combattifs, il ne faut pas trop les pousser pour que ça tourne en “Anti – Anti – Anticapitalistes”. Le pas pesant de la cohorte syndicale n’est pas dans leur énergie. Contre les chansons de variétés militantes à la sono, c’est au son du graille occitan et de la percu maghrébine, drapeau corsaire en tête, qu’une grappe s’impose en tête dès le milieu du boulevard Louis Blanc. Puis d’autres et encore d’autres, et pas mal de profils plus aguerris, de gilets jaunes autonomes, s’imposant par les bords, pour prendre la tête des opérations, et s’y retrouver jusqu’à mille, voire deux milles, sorte de cortège de tête, grillant le service d’ordre syndical officiel.

L’urbanisme frêchien et post-frêchien a laissé une ville mutilée, qui fait que toute manif un peu importante doit se faufiler comme elle peut malgré rails, bornes, bites, plots, barrières, tunnels. D’où l’anomalie de ce 5 décembre. Par l’étroit goulet qui perce l’antipathique forteresse des immeubles de la place d’Europe, on ne pénètre que très lentement, pour s’y trouver ne foule assez clairsemée, alors que le cortège fait encore largement plus d’un kilomètre à l’arrière, sur les déprimantes et immenses voies rapides qui bordent Mermoz, l’arrière de Joffre et bords du Verdanson. On écoute sagement le discours, finalement très remonté, de l’orateur de la CGT : « Nous sommes entrés dans la zone des conflits. Tenez-vous prêts jusqu’à la capitulation du gouvernement. Le temps s’accélère. Partout prolongez l’action. Le prolongement, c’est la grève. C’est la grève qui permet de bloquer la production. C’est la grève qui empêche la circulation des marchandises. C’est la grève qui fera s’incliner le camp d’en face ».

Mais que propose-t-on au bouillonnement combattif des corps ? Il y a bien la masse de métal qui frappe sur la bombe ambulante, en faisant un gros boum phénoménal. Ça fait chaud au cœur. Pas sûr que ça suffise à effrayer les exploiteurs. A deux pas, une banderole indique, plus directe : “C’est le jour ou jamais, des barricades et des pavés”. Et là, l’urbanisme débile fait soudain son effet. Une bonne part des manifestants, las de ne pas arriver au point final, commencent à se disperser, remonter vers le centre, traverser Antigone.

Mais quand ils sont des milliers à conclure sans finir ainsi, ils se retrouvent de fait à poursuivre en manif. Dont plusieurs centaines qui y vont de leur “grève, blocage, manif sauvage”. Voilà qui frôle la bascule. Partout le fond de l’air semble pouvoir déborder des cadres. Il y a de la gilet-jaunisation rampante, infusée, vibrante, qui ne s’évalue pas qu’en couleur de chasubles. Eux-mêmes pris de court, sombrant dans le n’importe quoi, les CRS prétendent barrer, sur la voie réservée du Tram au bord du Polygone, cette marée humaine. Ça sent presque la nasse, mais sans les effectifs. Alors les baqueux se sacrifient, au bas d’escaliers de secours, pour se consacrer à la tâche minable de fouiller les manifestants un à un.

Reste que par là, ces derniers n’ont plus qu’à remonter vers la Comédie. Ils s’y retrouvent par milliers, sans un képi en vue, si bien que tout se passe à merveille. Le patron de la grande roue laisse monter en nacelles les plus démonstratifs. Deux batucadas relèvent une ambiance à fond la forme. Et c’est électrisé, joyeux, juvénile, dansant, tout mêlé, et surtout combatif. La nature ayant horreur du vide, il faut remonter vers la préfecture. Des CRS cavalent derrière, au point de se laisser nasser eux-mêmes.

Il ne leur reste qu’à tirer dans le tas. Bonjour les fêtes de fin d’année. La scène est classique. A deux nuances près. Énormes. On se retrouve à nouveau des centaines et des centaines à tenter de leur tenir tête. Et dans l’atmosphère on ressent que les comptes sont loin d’être soldés, à l’égard d’une année entière de sauvagerie policière déchaînée en totale impunité. Ceux qui s’étaient lassés, laissés écœurer, ou effrayer, relèvent la tête, renforcés par des milliers de manifestants réveillés. Et parmi eux, de braves syndicalistes font l’expérience pour eux rare et nouvelle, d’être victimes de cette violence d’État. Illégitime. On parle d’une vingtaine d’interpellations.

Aux mêmes périodes voici un an, pareille prise de conscience avait beaucoup compté pour enraciner les Gilets jaunes dans une admirable ténacité. Les jeux restent ouverts.

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