Marinaleda, une épopée révolutionnaire andalouse à la croisée des chemins
À la mort du dictateur espagnol Francisco Franco en 1975, une bande de paysans morts de faim décidèrent de prendre leurs affaires en main dans un village andalou de 2700 âmes : Marinaleda. Le maire charismatique Juan Manuel Sánchez Gordillo entraîna la population dans des décennies de lutte agraires. Ainsi naquit un projet politique inédit en Europe et souvent dépeint comme une utopie communiste autogestionnaire. Entre les divisions, l’indifférence et la pression des tribunaux sur les coopératives, tout n’est pas rose, mais la nouvelle équipe municipale réunie autour de Sergio Gómez Reyes y croit encore. Reportage.
Reportage de février 2023, publié en avril 2023 dans le n°36 du Poing et modifié le 28 mai 2023 pour prendre en compte les résultats des élections municipales espagnoles
Comme toute l’Espagne, Marinaleda a été marquée au fer rouge par le franquisme. À son arrivée au pouvoir en 1936, après avoir maté les rébellions anarchistes et communistes, l’allié d’Hitler, Francisco Franco, traqua les derniers résistants républicains. Le maire syndicaliste de Marinaleda, Vicente Cejas Morena, fut fusillé avec son fils et une trentaine de villageois. Nous parlons d’un temps où la Garde Civile (la police de l’Etat espagnol) arrachait les dents des journaliers (ouvriers agricoles payés à la journée) surpris en train de cueillir des glands. Les seules perspectives étaient la fuite, notamment en France, ou la misère. La mort du dictateur en 1975, qui prit soin de nommer le Bourbon Juan Carlos roi d’Espagne, dont le fils est toujours sur le trône, changea la donne.
Une lutte agraire victorieuse
Les enfants des révolutionnaires massacrés refirent surface et c’est ainsi que le Sindicato de Obreros del Campo (SOC, Syndicat des Ouvriers du Champ) vit le jour en 1977, année de la légalisation du Parti Communiste d’Espagne. L’objectif du premier syndicat légal d’Andalousie, imprégné de maoïsme à ses débuts, était d’organiser les journaliers andalous. À l’initiative du « curé des pauvres » Diamantino García, des militants du SOC fondèrent le parti Candidatura Unitaria de Trabajadores (CUT, Candidature Unie des Travailleurs), bras politique du syndicat, et c’est ainsi que Juan Manuel Sánchez Gordillo fut élu en 1979, à 27 ans, maire de Marinaleda, fonction qu’il a occupé pendant 44 ans, jusqu’en mai 2023. Il donna d’emblée le ton en interdisant aux élus, à commencer par lui-même, de toucher de l’argent en échange de leur mandat et en renommant les rues pour faire disparaitre les patronymes franquistes et mettre en avant des révolutionnaires et des poètes, comme Che Guevara, Pablo Neruda, Salvador Allende ou bien encore Federico García Lorca.
Le leader charismatique convainquit en 1980, lors d’assemblées, 700 personnes à se mettre en grève de la faim pendant deux semaines, obligeant le ministre du Travail à négocier avec le SOC et à reconnaître que « la question du chômage des travailleurs agricoles en Andalousie est un problème structurel ». En 1984, le syndicat occupa pendant un mois un réservoir d’eau pour réclamer l’irrigation du domaine d’un noble, le Duc de l’Infantado, afin d’activer une vieille loi – selon laquelle, lorsque de nouvelles terres d’un propriétaire terrien sont irriguées, il est alors possible d’en exproprier une partie –, tandis que les femmes campèrent plusieurs jours devant une résidence royale à Séville. Malgré la répression, s’en suivirent d’innombrables occupations de terres – « plus de 100 », selon la mairie – accompagnées de sit-in médiatisés dans les lieux de pouvoir de Séville. À l’approche de l’Exposition Universelle de Séville de 1992, ciblée par le maire Sánchez Gordillo, l’Etat espagnol préféra céder plutôt que de mettre en péril sa stature internationale et des millions de pesetas. La Junta de Andalucía (le gouvernement andalou) racheta donc au prix du marché 1200 hectares de terres au Duc puis les donna en usufruit à Marinaleda via 8 coopératives créées pour l’occasion : les coopératives del Humoso. La légende était née et les luttes continuèrent encore des décennies : occupations de terres, d’un terrain militaire, d’un palais, redistribution de nourritures « pillées » dans des supermarchés, etc.
Des loyers à 15 euros
À l’occasion de l’éclatement de la bulle immobilière de 2008 qui terrassa l’Espagne et en particulier l’Andalousie, les médias internationaux, du New York Times à France Info, s’intéressèrent à Marinaleda : comment se fait-il qu’ici, il n’y a (presque) pas de chômage et aucune expulsion locative ? Si les luttes agraires évoquées répondent à la question de l’emploi, celle du logement s’explique par une politique inédite : les auto-constructions. L’élue Dolores Tejada Saavedra résume l’affaire au Poing : « la municipalité achète des terrains et paye des architectes, la Junta de Andalucía subventionne du matériel et donc la seule chose que tu dois faire pour être logé, c’est de rejoindre un groupe d’auto-constructeurs, qui décident du montant de leur loyer. Le premier bloc de maisons, c’était quinze euros le loyer, donc à ce prix-là, tu n’es pas pressé de rembourser et tu n’obtiens donc jamais l’escritura [l’acte de vente]. Tu ne peux donc pas vendre ton bien et si tu dois partir, la mairie te rembourse à hauteur des heures travaillées. Le logement c’est un droit, pas un commerce. »
Le Poing s’est fait confirmer par plusieurs habitants la réalité de ces bas loyers qui n’est d’ailleurs contestée par personne. « Il y a aujourd’hui 350 familles qui vivent dans ces auto-constructions, et on est en train de construire un nouveau bloc de 25 logements, qui seront cette fois-ci sous le régime de la location » précise Dolores Tejada Saavedra. Il ne sert à rien de faire vos valises : il faut vivre à Marinaleda depuis au moins deux ans pour être éligible à ces logements et il y a une liste avec un, deux, trois ans d’attente.
Un climat de tension politique et sociale
Pour la première fois en 40 ans, lors des élections municipales de 2019, Sánchez Gordillo ne fut pas réélu à la majorité absolue mais à seulement 44 voix près, déclenchant la fureur de l’édile, qui, lors d’un discours devant des partisans enflammés, promit « les ténèbres » pour les opposants, tous repeints en « traitres », avant de préciser : « Nous allons continuer à construire des maisons. Bien sûr, les premiers logements seront pour ceux qui se sont le plus mobilisés pour ce projet ! »
Qu’a-t-il bien pu se passer au « paradis de l’autogestion », pour reprendre une expression régulièrement empruntée par les médias français de gauche ? Pour en savoir plus, Le Poing a causé avec l’élu d’opposition Angel de Juan Martín, de la liste Avanza Marinaleda-Mataredonda, après s’être assuré que nous ne soyons pas l’un de ces nombreux médias espagnols de droite désireux de casser du sucre sur le projet politique historique. Il était adolescent au moment des occupations, il est fier d’y avoir participé et considère Sanchez Gordillo comme un « maître ». « Le problème, c’est qu’on est passé d’un système démocratique d’assemblées à une espèce de centralisme clientéliste sectaire, avec une seule personne qui s’occupe et qui décide de tout. À un moment, il y en a marre de bosser gratis des après-midis entières pour la Révolution ». Des « dimanches rouges » ont en effet été mis en place « pour faire prendre conscience, grâce au travail bénévole, qu’il y a d’autres valeurs que simplement gagner de l’argent », selon la mairie. «Quand je travaillais à la piscine municipale, je bossais 72 heures au lieu de 40 et quand je demandais des vacances, on me traitait de bourgeois dénonce l’élu d’opposition. J’ai fait tout ça avec joie mais arrivé à un âge, tu te dis, c’est bon, j’arrête, je veux utiliser mon temps différemment. Au début, on a monté notre liste avec entrain, mais on a tellement pris cher – on s’est fait insulter, pourrir, y compris par des voisins – qu’on est un peu fatigué… » Ruben*, coiffeur, nous parle carrément d’une « dictature ».
Trois affaires ont particulièrement avivé les tensions ces dernières années. D’abord, la mobilisation de travailleuses aidantes à domicile contre la réorganisation des tournées, soutenues par la CGT (le syndicat espagnol, libertaire, est bien moins puissant que son homonyme français), dont le recours contre la mairie a finalement été rejeté par le Tribunal Supérieur de Justice d’Andalousie au motif que la voie du conflit collectif était « inadéquate ». Ensuite, l’occupation du parvis de la mairie par Margari, compagnonne de lutte de Sánchez Gordillo, pour dénoncer le refus de l’octroi d’une bourse de travail à sa fille, avant d’en être délogée par la Garde civile. Enfin, l’obtention de la fermeture, par voie judiciaire, de l’unique entreprise privée de Marinaleda, la mairie estimant qu’elle concurrençait les coopératives, sans solution pour les employés virés. Sánchez Gordillo souffre par ailleurs de graves séquelles, constatées par Le Poing, d’un accident vasculaire cérébral survenu en 2019, laissant planer le sentiment qu’il n’y a plus de capitaine à bord. C’est notamment la raison pour laquelle il ne s’est pas représenté aux élections municipales du 28 mai 2023.
Une volonté de régénération
Face au Poing, Sergio Gómez Reyes, l’héritier de Sánchez Gordillo, à la tête de la liste Con Andalucía (soutenue par Izquierda Unida et Podemos, des partis de gauche radicale partie prenante de la coalition gouvernementale dirigée par le socialiste Pedro Sánchez), n’ignore par ces problèmes : « Il faudrait des anthropologues pour comprendre comment on en est arrivé à cette situation. On est sur un îlot au milieu d’un capitalisme sauvage. Le système mange la tête des gens partout, y compris à Marinaleda et après des décennies d’un processus très complexe, il y a forcément des frictions, c’est inévitable, sans compter ceux qui sont juste contre notre projet. Les gens sont fatigués et certains n’ont plus la tête aux luttes. Sánchez Gordillo est malade et il nous manque un projet régénérateur, avec des gens jeunes qui veulent continuer à aller de l’avant. Mais vous en connaissez beaucoup des municipalités qui refusent d’appliquer les augmentations légales d’impôts, où les loyers sont à 15 euros et la garderie à 12 euros ? Je ne pense pas qu’il faille tout jeter d’un revers de la main parce qu’il y a des problèmes. C’est sûr qu’avec le covid, ça fait longtemps qu’on n’a pas eu d’assemblée de quartier [interrogée sur la réalité de la démocratie directe, Maria*, coiffeuse, n’a mentionné que l’existence de groupes whatsapp], mais on va relancer tout ça. Je reste très optimiste. »
Les nuages continuent pourtant de s’accumuler. La Junta de Andalucía a manifesté début mars 2023 le souhait de reprendre le contrôle des terres cédées aux coopératives del Humoso alors que la mairie réclamait qu’elles lui soient données ou vendues à un prix symbolique, estimant les avoir déjà payées en ayant investi des dizaines de millions d’euros en subventions et en création d’emplois. Au fil des années, l’homogénéité entre el Humoso et la mairie, véritable colonne vertébrale du projet politique, s’est étiolée, si bien que les coopératives réclament désormais aussi la propriété des terres, rentrant de fait en opposition avec l’équipe municipale. Au détour d’une conversation, Youssef*, travailleur agricole rencontré à El Humoso, précisa d’ailleurs au Poing que les coopératives n’avaient « rien à voir » avec la mairie. Même à l’échelle d’une commune, les processus révolutionnaires ne sont décidément ni des dîners de galas ni des contes de fées.
Mais l’aventure ne s’arrête pas. La liste Con Andalucía de Sergio Gómez a obtenu, lors des élections municipales du 28 mai 2023, 1071 voix (56% des votes), contre 795 voix (42% des votes) pour Avanza Marinaleda-Mataredonda. La droite a obtenu 7 voix, les socialistes 6 voix et le parti d’extrême-droite identitaire Vox, qui a tenté de perturber la campagne en tenant un rassemblement devant la mairie, 5 voix.
*Prénoms modifiés
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