Marseille : La Plaine et Noailles, même combat ?
Depuis trois semaines, à 500 mètres du quartier de Noailles, aujourd’hui endeuillé, le quartier de La Plaine à Marseille est en ébullition contre un projet urbain de gentrification. De quoi nourrir des luttes communes ?
« Noailles – La Plaine, même com-bat ! Noailles – La plaine, même com-bat ! » : ce slogan était martelé samedi 20 octobre 2018, par 2500 manifestants sur la Canebière à Marseille. Le cortège était en train de longer l’ilôt Feuillant. À la lisière du quartier de Noailles, cet imposant immeuble haussmannien abritait, naguère, des habitants de ce secteur très populaire de la ville. Et sur la rue s’ouvraient les devantures de boulangeries orientales, fruits et légumes, boucheries hallal.
À la mi-2019, cet ilôt Feuillant, réhabilité, rutilant, sera livré à sa nouvelle vocation. Tous les étages seront occupés par un hôtel quatre étoiles. Le rez-de-chaussée par une brasserie et un centre de fitness. Le tout surplombant les rues populeuses de Noailles, son marché « oriental », sa rue d’Aubagne, son champ de ruines. Il est donc faux de dire que la mairie de Marseille ne s’occupe pas des quartiers populaires du centre ville. Elle s’en occupe très activement. Mais à sa façon, et selon quels objectifs ?
En ce sens, les manifestants du 20 octobre avaient raison. C’est la même politique urbaine, les mêmes intérêts, qu’ils ont entrepris de combattre à 500 mètres de là, sur la Plaine. Autrement appelée place Jean-Jaurès (en son temps bastion du soulèvement de la Commune marseillaise), ce site est hyper-symbolique. C’est la plus vaste place du chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône. Jusque voici un mois, on s’y garait vaille que vaille, on y parcourait les allées du plus grand marché non alimentaire de la ville, avec ses trois cents forains, on y jouait à la pétanque, au ballon, on y respirait en sortant des ruelles montant du cours Julien, elles vouées à une grouillante vie nocturne juvénile, bars musicaux et restos du monde entier.
Un paysage de façades qu’on puisse montrer aux croisiéristes
À cet endroit, la ville conduit un nouveau projet urbain. Pour vingt millions d’euros investis sur la seule place, il s’agit de réduire considérablement le nombre d’emplacements forains, d’en provoquer la « montée en gamme », de percer un nouvel axe central nécessitant l’abattage – aujourd’hui en cours – de près de cent tilleuls anciens, ouvrir de vastes terrasses, illuminer les pourtours la nuit, non sans y greffer vingt caméras de vidéo-surveillance, dérouler de nouveaux revêtements chics, installer un mobilier urbain nickel.
Dans le jargon des aménageurs, un tel projet est désigné comme une « requalification ». A quoi, dans ses publications, l’assemblée de La Plaine oppose l’option d’ « une simple rénovation, respectueuse de la vie et des activités du quartier, et du coup bien moins coûteuse ». Là, comme à Noailles, l’option municipale n’est-elle pas de reconquérir les espaces urbains centraux, les livrer aux intérêts immobiliers, les intégrer à un paysage de façades qu’on puisse dérouler pour la promenade des croisiéristes censés relancer l’activité commerciale de la ville ?
Jusqu’à lundi dernier, l’actualité urbaine de la cité phocéenne vibrait au rythme des escarmouches entre la municipalités et les opposants au projet de La Plaine.
Jusqu’à lundi dernier, l’actualité urbaine de la cité phocéenne vibrait au rythme des escarmouches entre la municipalités et les opposants au projet de La Plaine. Voici huit jours, y était dressé un invraisemblable « mur de la honte », deux mètres et demi de hauteur de béton, pour protéger un chantier mobilisant cent cinquante CRS quotidiennement. Comble du cynisme : les autorités assuraient que cette muraille répressive allait « être décorée par des artistes, bien dans l’esprit d’un site réputé haut-lieu du street-art ».
Un mépris absolu opposé à la population
C’est qu’à La Plaine la population est mêlée, avec son lot d’artistes, sa bohème, ses traditions militantes et citoyennes. Gérard Chenoz, adjoint au maire et aménageur en chef persifle à propos de ses propres souvenirs de Mai 68, pour présenter ses opposants comme un mélange de punks et de zadistes, risquant de se blesser en tombant des arbres qu’ils protègent, pour avoir trop fumé de joints (sic!). Face à quoi, dans la nuit du dimanche au lundi, un noyau activiste arrachait la victoire symbolique de faire tomber et briser joyeusement plusieurs pans du nouveau mur. On n’était plus qu’à quelques heures d’un tout autre effondrement, lui tragique, à cinq cent mètres de là, rue d’Aubagne.
Militante marseillaise, Arièle décrit le processus spécifique qui affectent cet autre quartier, si proche : « la mairie y joue le pourrissement. Elle n’active quasiment pas les procédures de déclarations de péril, les injonctions de travaux. Elle acquiert certains immeubles et les laisse se dégrader et squatter. Ailleurs, elle laisse oeuvrer les marchands de sommeil. Un mépris absolu est opposé à une population immigrée, souvent de fraîche date, sans autre recours que les associations d’urgence sociale, et désignée comme illégitimes ». Vient le moment où les vieux édifices ne valent plus rien, peuvent être bradés à la spéculation immobilière, « quand, encore, les promoteurs ne perçoivent pas des subventions au nom de quelques logements sociaux dans leurs programmes immobiliers » poursuit Arièle. Bilan de cette stratégie : huit morts, qui soulèvent aujourd’hui l’indignation.
Beaux-Arts ou Petit-Bard ?
Les habitants ultra-pauvres de Noailles peuvent-ils faire ailliance avec la petite-bourgeoisie urbaine (et parfois précarisée), de La Plaine ? Voilà qui n’est pas évident à l’œil nu. Imaginons qu’à Montpellier, on veuille fédérer habitants du Petit-Bard avec ceux des Beaux-Arts. Mais à Marseille, tous sont au centre ville : « et c’est cela le point commun essentiel » relève Bruno Le Dantec, écrivain et journaliste (pour CQFD). « À Noailles ou à La Plaine, l’obsession des élus est de faire déguerpir des populations qui ne leur conviennent pas ; ils l’écrivent dans leurs projets, ils veulent en implanter de nouvelles ».
Pour l’heure, les choses évoluent très vite. Et en tension : « on a vu courir sur les réseaux sociaux des avis s’en prenant aux militants de La Plaine, comme quoi on ne peut plus refuser la rénovation urbaine après ce qui s’est passé à Noailles » remarque Le Dantec. « Et alors qu’on imaginerait les élus faire profil bas, ils sont en train de vider, en ce moment même, ces secteurs par dizaines et dizaines de familles, au nom de l’urgence soudaine, en rebondissant sur le drame de Noailles » poursuit-il.
Il faut donc bien soupeser les mots : « Ces aménageurs parlent de “requalification”. Si, au contraire, c’est une politique de rénovation bienveillante qui était conduite, en faveur et à l’écoute des habitants, on ne dépenserait 400 000 euros pour barricader la Plaine pendant qu’on exhume des cadavres à 500 mètres de là » conclue-t-il. Sur le passage de la marche blanche en hommage aux victimes de l’effondrement, ce samedi 10 novembre, une partie d’un balcon s’est effondré, blessant trois personnes. Une nouvelle manifestation, plus militante est prévue ce mercredi 14 novembre « pour un logement digne ». L’effondrement laissera peut-être enfin la place à l’explosion.
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