Montpellier : Après le « master quantique », l’Université Paul-Valéry n’en a pas fini avec l’ésotérisme

Avec les « Humanités écologiques », l’Université Paul-Valéry propose un ensemble d’enseignements transversaux facultatifs en licence qui visent à repenser les rapports entre l’être humain et son environnement. Un concept riche et innovant, mais qui suscite de vifs débats en interne au sujet de pratiques présentes dans certains enseignements du module, jugées ésotériques ,et qui soulèvent en creux une controverse autour de la place de « l’approche sensible » dans l’enseignement et la recherche
Avril 2024. Après la publication d’un article du Poing sur un master en « Quantique du leadership capacitant et vibratoire », relayé par la presse nationale, l’Université Paul-Valéry est dans la tourmente. En plein Conseil d’administration, la polémique éclate au sujet de « dérives ésotériques », voire « sectaires », au sein de l’Université, et le nom d’un module d’enseignements, les « Humanités écologiques », est mentionné. « Après la révélation du master quantique dans la presse, ça a commencé à flipper au sein de l’équipe des humanités écologiques, les gens ont commencé à se dire « les prochains c’est nous », ça a soulevé beaucoup de questions et de débats autour de la liberté académique », souffle une source proche du dossier.
Un projet pionnier sur l’enseignement de la transition écologique
« Repenser les rapports entre l’être humain et son environnement, entre « nature » et « culture », en construisant une nouvelle éthique de la connectivité », peut-on lire sur le site de l’Université Paul-Valéry au sujet des « Humanités écologiques ».
En 2021, une équipe d’une quarantaine d’enseignants se réunit pour concevoir un ensemble de cours optionnels pour les étudiants de licence de l’Université Paul-Valéry au sujet de la transition écologique. Le tout dans une approche inter-disciplinaire mêlant sciences de la vie, sciences humaines et sociales ainsi que les domaines des lettres, des langues et des arts. L’Université crée alors un poste d’ingénieur pédagogique chargé de concevoir des modules d’enseignements répartis sur les six semestres de licence.
« Avec Les Humanités écologiques, on a été pionniers, on a anticipé les exigences du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche qui souhaite que tous les étudiants de licence soient formés à la transition écologique à partir de la rentrée 2025 », explique Laurent Dormont, chercheur en écologie à l’Université Paul-Valéry et co-directeur de cet ensemble d’enseignements transversaux.
L’objectif ? « Interroger son rapport à l’environnement, élargir son champ des représentations du vivant, donner la voix aux non-humains, s’inspirer des peuples premiers, précurseurs de la préservation de l’environnement, diminuer l’impact écologique par la participation citoyenne, aiguiser son sens critique face à la communication “verte”, entrevoir des solutions alternatives plus justes et durables, prendre soin et partager, restaurer des liens sensibles par des “histoires vraies” des lieux et des écosystèmes », peut-on lire sur la présentation du module.
Le but affiché est également de travailler à la réduction de l’éco-anxiété chez les étudiants en pensant le lien social et le contact avec la nature, par le biais d’approches à la fois scientifiques, narratives et artistiques, voire « sensibles » ou « expérientielles », bien que ces deux derniers termes ne fassent pas consensus chez les enseignants : « Il y a des dénominations qu’on utilise pas tous de la même manière. Quand j’emmène mes étudiants sur le terrain, c’est peut-être effectivement pour leur faire ressentir de manière un peu sensible ce qui se passe dehors. On essaie de communiquer avec cette diversité, il y en a qui vont appeler ça écologie sensible ou écologie expérientielle, moi je suis pas du tout dans ces termes-là. Chacun utilise un peu les termes qu’il veut », précise Laurent Dormont. Une question qui divise particulièrement en interne.
Les premiers enseignements ont lieu à la rentrée 2022, avec près de 1 200 inscrits. A la fin de cette année scolaire, la direction des Humanités écologiques change, et Angela Biancofiore, professeure d’Italien, qui travaille sur les relations entre écologie, narrativité et “care”, prend la co-direction du module. Une dizaine de démissions s’enchaîne alors, entre soutiens à l’ancienne direction, accusations de « management brutal » et de « dérives ésotériques » de certains enseignements. Preuve de l’ambiance délétère en interne, beaucoup de nos interlocuteurs ont préféré rester anonymes. « Angela passait son temps à rabaisser les chercheurs sous prétexte qu’ils n’étaient pas enseignants », raconte l’un d’eux.
« Je suis devenue co-directrice des humanités écologiques un peu par hasard, il y a eu des conflits dans l’établissement, mais je ne les connais pas », précise de son côté la principale intéressée, qui a cédé ce siège un an plus tard pour se concentrer sur d’autres projets. Elle donne néanmoins toujours cours au sein du module et coordonne un semestre.
Rituels et chants bouddhistes dans une école d’été scientifique
Pour comprendre les tensions qui ont emmené à certaines de ces démissions, il faut remonter au début de l’été 2023. Du 2 au 8 juillet, un groupe d’enseignants-chercheurs de l’Université Paul-Valéry impliqués dans les Humanités écologiques, des Universités de Montpellier, Bordeaux et Lyon, ainsi que du CNRS, se retrouvent dans la Creuse pour une école d’été baptisée « Dans la trame du vivant ». Ce « laboratoire à ciel ouvert » était chapeauté par le « Centre Théorie et pratiques du care », le Groupement d’intérêt scientifique que dirige Angela Biancofiore, en relation avec l’association Le Grand secret du lien, qui se donne pour mission de « Placer la relation sensible au monde comme un axe prioritaire d’une éducation au service de la solidarité avec la planète. » Cette association avait pour but de réaliser un film sur cette école d’été. Film financé à hauteur de 14 000 euros par la contribution CVEC (contribution vie étudiante et de campus) de l’Université Paul-Valéry.
Sur le site de l’Université Paul-Valéry, on peut lire que les objectifs de ce « laboratoire expérimental » sont de « permettre à des étudiants de master et doctorat d’expérimenter une approche sensible, narrative et scientifique des écosystèmes vivants au cœur des espaces naturels. Les participants pourront ainsi être formés à une pédagogie expérientielle et régénératrice des humanités écologiques et explorer avec les enseignants et formateurs les concepts-clé et les auteurs de la pensée écologique contemporaine qui associe les disciplines scientifiques et les sciences humaines ».
Au programme, donc, yoga, le Qi Gong, ou « présence attentive » le matin pour ceux qui le souhaitaient, astrophysique sous les étoiles, « pratiques d’attention et éveil des sens » via des balades « sensibles » ou « poétiques » dans la nature pour s’y reconnecter, pratiques « éco-artsistiques » ou bien de « récits éco-narratifs ». L’éco-narration est d’ailleurs l’un des champs d’étude d’Angela Biancofiore et de Clément Barniaud, maître de conférences en géographie à la Faculté d’Éducations de l’université de Montpellier. Dans un livre paru l’an dernier, les deux auteurs affirment que « l’éconarration peut jouer un rôle vital car elle nous permet d’agir et de prendre soin de nous à travers nos récits lorsque les événements nous dépassent : ce geste – faire émerger des récits en lien avec les crises écologiques et sanitaires – réalisé dans un cadre non jugeant et accueillant, permet de retrouver la stabilité, de faire émerger les émotions liées à un vécu qui est enfoui mais qui continue d’agir sur nous. »
Mais sur place, certains participants tombent des nues : « Certaines actions n’étaient pas prévues dans le programme, comme des chants bouddhistes ou de la méditation, ce n’était pas le lieu. Si on veut faire cela, c’est une démarche personnelle. Au niveau scientifique, ça ne renvoie pas une bonne image », confie une participante.
Un témoignage confirmé par une autre universitaire : « Il y avait des ateliers où on devait contempler le paysage la main sur le cœur, des sortes de méditations avec des gestes incantatoires. Angela lisait des textes pendant que quelqu’un se roulait par terre dans les feuilles. Il y avait des enseignants de Paris Business school, de l’ENS Lyon, de diverses fac, j’avais honte, c’est l’image de la Paul-Valéry qui en souffre. » Un autre participant raconte : « Pendant l’atelier de « relience au lac », il y avait une dimension ésotérique, les intervenants évoquaient le fait de parler avec l’âme de l’eau, d’être un poisson… Déjà que l’approche expérientielle et sensible a du mal à se faire une place à la fac, là, ça dessert complètement la cause… »
A la rentrée scolaire 2023, un signalement est réalisé auprès du déontologue de l’Université. Contacté, il n’a pas répondu à nos questions. Du côté de l’actuelle direction des Humanités écologiques, on botte en touche : « L’école d’été n’a rien à voir avec les humanités écologiques », affirme Florian Savonitto, co-directeur du module.
Mais pour Angela Biancofiore, il n’est pas question d’ésotérisme : « Le fait de se connecter à travers de l’atelier de l’éco-narration au lac, en écrivant des récits, c’est une manière d’incarner notre relation au monde et au milieu naturel. Sans une préparation théorique, il peut y avoir des malentendus. C’est une pédagogie incarnée : on peut apprendre à travers les odeurs, le toucher,… Ce que vous pensez être ésotérique devient une méthode d’enseignement. »
Le « Travail qui relie » : quand le développement personnel s’infiltre à la fac
Ces chants bouddhistes se sont également retrouvés sur le campus de l’Université Paul-Valéry, comme en témoigne un universitaire : « On a planté un jardin-forêt sur le site de Saint-Charles, et à la fin de la plantation, Angela Biancofiore nous a réunis pour chanter un chant du village des Pruniers [centre de méditation et un temple bouddhiste situé dans le sud-ouest de la France, ndlr] en cercle autour des plantations. Pour moi, une telle séquence est problématique, ça pose une vraie question de laïcité. »
« Il n’y a pas que des chants bouddhistes au village des pruniers, ce chant était pour se relier, ce n’était pas prosélyte, c’est juste une manière d’exprimer notre joie », se défend Angela Biancofiore.
Autre activité proposée à l’école d’été 2023, et qui s’est retrouvée en cours à l’Université Paul-Valéry le 24 novembre 2023, salle Camproux, le « Travail qui relie », mené là encore par Angela Biancofiore. Cet atelier ayant pour but de “se reconnecter émotionnellement à la communauté du vivant dans sa globalité”, selon sa créatrice, la psychologue américaine Joanna Macy, contient quatre étapes, pour parties inspirées du bouddhisme ou du développement personnel : « affirmer sa gratitude », « reconnaître et honorer nous douleurs pour le monde », « changer de regard », et « aller de l’avant en rentrant dans l’action ».
Dans une vidéo publiée sur la chaine Youtube du Groupement d’intérêt scientifique d’Angela Biancofiore, et supprimée au moment où nous avons interrogé l’Université à ce sujet (nous en avons gardé une copie), on pouvait voir des étudiants en binôme se toucher les mains, tourner en rond, faire un « Conseil de tous les êtres » les yeux fermés en écoutant des sons de hiboux, ou encore réaliser un mandala avec des feuilles, branches ou autres objets naturels.
Une pratique qui n’a pas manqué de faire réagir en interne dans les Humanités écologiques : « Ce travail qui relie n’aurait jamais dû être proposé. Il s’agit avant tout d’une démarche personnelle. Cela demande un encadrement par des personnes habilitées (praticien en psychologie) et se réalise à minima sur 2/3 jours. Cette démarche peut engendrer des prises de conscience qui peuvent être brutales et psychologiquement difficiles à contenir et à gérer. Dans le cadre du module, deux heures ont été proposées et dont l’encadrement s’est limité à une seule personne non habilitée », commente une ancienne intervenante. En janvier 2024, plusieurs mises en garde écrites sont adressées à la communauté académique et à la direction générale des services de l’Université pour alerter sur les questions d’ésotérisme et la pratique de l’atelier du Travail qui relie.
Mais pour Angela Biancofiore, le Travail qui relie peut avoir une vertu pédagogique « J’ai présenté une partie du travail qui relie, mais je ne pourrai pas l’appeler comme ça. Le principe du conseil de tous les êtres est se mettre à la place d’un animal de manière théâtralisée pour comprendre comment les humains impactent l’environnement. Le mandala permet de connecter les étudiants tous ensemble, je leur ai dit de ramasser un élément naturel sur leur trajet pour les faire prendre conscience de leur environnement. Le but n’est pas de faire du développement personnel, c’est de l’action citoyenne »
Pourtant, dans l’article « Éthique de la terre et appropriation du vivant » publié dans Notos, la revue qu’elle co-dirige, Angela Bancofiore utilise un langage proche de celui des coachs en développement personnel dans sa conclusion : « Chacun de nous peut réaliser sa propre révolution individuelle, sa propre transformation intérieure. Il est plus que jamais nécessaire pour nous de réenchanter le monde, de s’étonner devant le miracle de la germination d’un grain de blé, devant le ciel étoilé. Prendre soin de la terre c’est trouver en nous l’énergie nécessaire pour le faire à travers un regard poétique sur le monde. » Et de citer l’agriculteur/écrivain Pierre Rhabi -qu’elle présente également dans ses cours au sein des Humanités écologiques-, dont les liens avec la doctrine ésotérique de l’anthroposophie avaient été documentés par le Monde Diplomatique : « C’est cet amour profond de ce que j’appelle la « symphonie de la Terre », qui au-delà des constats alarmants sur les désastres actuels et à venir, me pousse à œuvrer à la mise en place de solutions. Car une écologie qui n’intègre pas cette notion d’harmonie universelle de la nature risque de s’enliser dans le monde des seuls phénomènes élémentaires. »
Quelles actions l’université a mise en place après ces alertes émises auprès du déontologue et de la directrice générale des services ? Contactée, la présidence de Paul-Valéry n’a pas répondu à nos questions.
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