Montpelliérains confinés en luttes ! #5 | Christophe : « Entre l’alerte et l’action, cherchez l’articulation »
Le monde d’après ? De nombreux médias se sont lancés dans de grandes spéculations sur ce que pourrait/devrait être le monde après la pandémie de covid-19. De son côté, Le Poing n’oublie pas qu’il est concrètement un média qui se consacre principalement aux luttes. Comment notre présent confiné résonne-t-il avec l’avant des grands mouvements écoulés (gilets jaunes, féminisme, climat, réforme des retraites) ? Comment permet-il de se projeter dans un après toujours en luttes ? Là sont à puiser des puissances nouvelles.
Le Poing s’est retourné vers plusieurs personnes très impliquées dans les luttes de cette période récente, sur Montpellier et environs ; des personnes qui nourrissent la réflexion sans être des professionnels de la pensée, ni des privilégié·e·s de l’accès à la parole publique. Certain·e·s sont membres d’organisations constituées (entités politiques, syndicats, mouvements activistes) ; mais iels s’expriment ici sans en être des porte-paroles attitré·e·s.
Ces entretiens, réalisés sur la base d’un questionnaire écrit, seront publiés au fil des jours qui viennent. Toutes les réactions seront les bienvenues.
Après Franck Bernard, le collapso-écolo radical, Valérie Cabanne, gilet jaune du rond-point Chez Paulette, Stéphane Ortega, ancien syndicaliste ancré dans le mouvement libertaire et animateur du site Rapports de force, Julie, gilet jaune et activiste pour le climat, Christophe est le cinquième interlocuteur de cette série d’entretiens : ingénieur en informatique, guère militant, Christophe constate d’abord en spectateur le niveau de répression ahurissant frappant les gilets jaunes. Il crée alors le site Le mur jaune, qui, depuis Montpellier, répertorie et documente systématiquement les violences policières, à l’échelle nationale.
Le Poing : Tu as pris part active, sur le terrain, au mouvement social des gilets jaunes. Si ça t’es possible, saurais-tu définir, juste en quelques phrases, un sens général, du moins des aspects principaux, que tu as pu observer et qui t’ont particulièrement motivé dans ce mouvement ? N’hésites surtout pas à être très « personnel » dans cet avis.
Comme il a beaucoup été dit dans le mouvement : nous avons perdu la liberté, nous avons perdu l’égalité mais il nous reste la fraternité. Le mouvement des gilets jaunes a été pour moi un grand moment de consécration de cette valeur, entre gens de tous milieux et tous bords avec même des gens d’extrême-droite au début. Fraternité : j’imagine que c’est une dimension essentielle à une révolution, d’où son inscription dans la devise de la République. Elle a ses limites aussi : je suis cadre en entreprise et je n’ai pas rencontré beaucoup d’autres cadres parmi les gilets jaunes. Il n’y a pas eu non plus suffisamment de gens des banlieues – mais quand même un certain nombre.
Cette fraternité est ce qui m’a attiré et m’attire encore. Là où je travaillais j’étais entouré de gens sortant de grandes écoles, pour beaucoup déconnectés de la réalité de leurs concitoyens. Au mot fraternité, j’en rajouterai deux autres, qui en découlent : la spontanéité, pouvoir s’exprimer et agir avec franchise, en gommant tout ce qu’il y a de faux dans la société actuelle. Et puis la solidarité, qui peut faire des merveilles. Dans l’adversité, le gars du FN va enfin constater tout ce qu’il peut partager avec un Maghrébin, et réaliser comment il a été manipulé, conditionné.
Dans la foulée de ce mouvement, est-ce que tu peux désigner des acquis intéressants, des résultats positifs ? Il ne s’agit pas seulement de satisfaction de revendications, mais aussi d’expérience accumulée, d’observation des composantes impliquées, d’invention de modes d’action, de nouvelles mises en relation, d’élaboration dans les idées et leur échange. À ta guise.
Mon mode d’action a été très précisément de monter un site internet. Je n’étais pas spécialement politisé, et je n’allais même pas aux manifs gilets jaunes. Mais je me renseignais, via les réseaux sociaux, et dès la fin novembre j’ai été éberlué par les violences policières que je constatais sur les manifestants. C’était tellement énorme qu’au début, j’ai seulement voulu vérifier, à titre personnel, leur véracité. Retrouver ces blessés. Réunir des documents. De plus en plus effaré par ce que je découvrais, et par l’indifférence affichée des médias dominants, j’ai fini par y dédier un site, Le mur jaune, qui dresse systématiquement ce recensement. À la limite, ça me dissuadait encore un peu plus de me rendre en manifestation. Trop risqué. Mais bon, ça m’a fait rencontrer des gens qui m’ont rassuré, et j’ai fini par m’y rendre moi aussi, afin de documenter en direct.
Tout ça pour dire que la puissance des réseaux sociaux me semble l’acquis principal, avec cette capacité de l’info à se répandre hors contrôle, à une vitesse fulgurante. Cela va évidemment de pair avec la prise d’image systématique sur le terrain, qui a permis de mesurer l’étendue des violences.
Les autorités s’en rendent bien compte et tentent de contrer cela, mais on trouve toujours des parades.
À l’inverse, dans la foulée de ce mouvement, retiens-tu des ratages, des échecs, des limites, qui devraient servir de « leçon » au moment de poursuivre dans des luttes, ou, autrement, d’envisager ta vie ?
Je ne vois pas bien ce qui a fonctionné concrètement pour le mouvement des gilets jaunes, entre la répression systématique des manifs et les AdA intéressantes, certes, mais dont on peine à repérer les suites (NDLR : AdA, Assemblée des Assemblées de gilets jaunes, dont cinq se sont tenues à l’échelon national, dont l’une à Montpellier début novembre 2019). Beaucoup de positif au niveau humain, prise de conscience, mais peu de retombées concrètes pour nos concitoyens.
Je suis arrivé dans le mouvement en position de simple citoyen, motivé, mais surtout observateur. Aux premières assemblées générales (AG) du Peyrou où j’allais, il y avait bien trois cents participants. Mais il y a vite eu un phénomène d’exclusion et d’auto-exclusion. Même sans qu’il y ait mauvaise intention délibérée, on se rend vite compte qu’il y a là des militants chevronnés, qui ont leurs références, leurs réseaux, leurs habitudes. Et de fait, ça laisse peu de place aux gens non aguerris, qui se sentent sur la touche.
Lorsque j’ai rejoint le mouvement l’un des principes annoncés était de nous battre contre des idées, et pas contre des personnes. Dans les faits, au fil des AG, ce sont bien des personnes qui se sont senties exclues ou pas à leur place. Ce n’est pas que les objectifs essentiels soient perdus, mais le processus de maturation pour y tendre, sa durée nécessaire, ne sont pas respectés. Au final, vu de l’extérieur, ça a fini par ressembler à une guerre entre gauchos et flics fachos, c’est dommage car c’est évidemment beaucoup plus que ça. Heureusement cette vision a de nouveau changé lorsque les pompiers, écologistes, et d’autres groupes ont rejoint les manifs.
Dans ta manière de l’analyser, de t’y adapter, d’échanger, est-ce que tu perçois notre situation actuelle dans la pandémie comme plutôt en continuation de ce mouvement, ou en rupture ? Dans la première option, qu’est-ce qui permettrait de penser un continuum ?
Totale continuité. La gouvernance par le mensonge et la manipulation. Les violences policières, désormais sur les arrestations, où les fonctionnaires, dans des rues désertes, se pensent moins surveillés, et se lâchent. Plusieurs morts. Et la régression sociale, avec un code du travail qu’on attaquait au couteau, mais maintenant à la hache.
Te semble-t-il que l’expérience traversée dans cette mobilisation a un impact palpable sur ta façon d’envisager et de te confronter à la situation actuelle ?
Personnellement, j’avoue m’être replié pas mal. Mon travail sur les violences policières me bouffait complètement, et avant même la pandémie, j’avais décidé de prendre de la distance. D’une certaine façon c’est l’occasion de laisser décanter, faire le point, avant de repartir. Dans le mouvement beaucoup de gens étaient à bout ou avaient l’impression de faire du sur place.
Est-ce que la situation que nous sommes en train de vivre dans la pandémie, est déjà porteuse d’aspects qui font problème, qui appelleraient encore de nouvelles mobilisations ? Ou aussi d’aspects qu’on pourrait capitaliser : nouveaux désirs, nouvelles pensées, nouvelles énergies ? Sommes-nous en train de nous renforcer ? De nous affaiblir ?
Nous renforcer. Ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort (Nietzsche). Toute perturbation provoque réaction. Je vois bien, dans mon milieu, ces quantités de gens qui n’ont même jamais manifesté dans leur vie, et qui atteignent un niveau d’exaspération tel que je ne serais pas étonné qu’ils s’y mettent ! Personnellement, j’étais déjà dans le désir de changer d’activité, me reconvertir dans un métier qui ait du sens. Ça s’est exacerbé dans le mouvement social : j’ai pris goût aux rencontres, aux échanges, aux découvertes.
En termes sociaux et politiques, en termes de visée stratégique, ou de terrains et modes d’actions plus circonscrits, est-ce que tu te projettes déjà dans le post-confinement, voire le post-covid-19 ?
Si un mouvement reprend, ça m’étonnerait que je résiste longtemps à la tentation de retourner sur le terrain, filmer, documenter. C’est devenu un sacerdoce. Mais c’est douloureux. C’est un boulot incroyable, à propos de faits gravissimes. On apporte tout, on réunit les preuves. Mais pour quel résultat ? Même si on a pu noter une prise de conscience chez certains juges, la justice continue globalement de se comporter en complice de la police. De même dans les médias où il y a eu des sursauts mais le journalisme de préfecture reste la norme. Il y a une articulation à trouver, je ne sais pas comment, pour passer de l’alerte – ça, j’ai appris à faire – à l’action efficace. On peut préparer le terrain mais il me semble impossible de prévoir à quel moment les choses bougeront vraiment.
Te sens-tu plutôt isolé dans les circonstances actuelles ? Ou bien les attentions, les échanges, les solidarités fonctionnent-ils de manière toujours stimulante autour de toi ? Si oui, quels sont-ils ?
J’ai mes enfants à gérer, ça n’est pas simple à aménager, d’autant qu’ils entrent en contact avec une personne âgée. J’avoue que comme beaucoup je me sur-confine à coup de films ou de jeux vidéos… tout en passant tout de même plusieurs heures par jour à suivre l’actualité sur les réseaux sociaux. Mais je reste passif… pour l’instant !
Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :