« On est comme des chiens » : les enfermés du centre de rétention administrative de Sète prennent la parole
Une vingtaine de personnes sont enfermées au centre de rétention administrative (CRA) de Sète, au seul titre qu’ils n’ont pas de papiers. Beaucoup d’entre eux ont fui pour survivre, mais « le pays des droits de l’Homme » ne veut pas d’eux. Même les enfants sont visés : s’appuyant sur des tests osseux dont la fiabilité est réfutée par l’ensemble du corps médical, les autorités contestent systématiquement la minorité des jeunes étrangers pour ne pas avoir à les protéger comme l’oblige la convention internationale des droits de l’enfant. « Ce sont les nouveaux parias d’un monde qui devient incapable d’accueillir » dénonce le collectif « excradition générale », créé au début de l’année 2018 par des Sètois pour fournir une aide matérielle et juridique aux détenus. Les membres du collectif visitent aussi régulièrement les enfermés pour porter leurs paroles. Violences policières, barbarie administrative, machine à détruire l’humanité… Le Poing vous retranscrit quelques témoignages glaçants recueillis par les membres de ce collectif :
[MAJ 08/11/18 : le collectif « ExCRAdition Générale » est devenu le collectif « Toutes et tous étranger »]
Medhi*
Il a le visage creusé. Sculpté au couteau. « Je veux l’opération. Je veux juste l’opération. Après je quitte le trottoir, d’accord ». Il dit « trottoir » pour « territoire ». « Mais d’abord l’opération ». Il se lève et nous montre comment un policier l’a attrapé par les cheveux au commissariat, et lui a donné un coup de genou dans les yeux. Il se rassoit. « Avant, j’avais 10 et 10 », dit-il en désignant son œil droit, puis son œil gauche. « Maintenant j’ai 8 et 7. » Il nous raconte l’expulsion au Maroc, et son retour en France. « J’ai mal. J’ai mal aux yeux. Il me faut l’opération. » Son visa va expirer. Il a bientôt des rendez-vous. Il ne sait pas bien nous dire pourquoi. C’est la quatrième fois qu’il est retenu. Il a décidé de ne pas porter plainte contre le policier qui l’a frappé aux yeux. Il veut bien quitter « le trottoir ». « Mais d’abord, l’opération. »
Redouane
Il vient de passer deux ans à la prison de Villeneuve-lès-Maguelone. Il est arrivé en France adolescent, il a maintenant plus de vingt ans. Il passe son enfance entre la rue et son grand-père, les hôtels pour mineurs non-accompagnés et les foyers : « On te laisse comme ça sans personne, c’est là que c’est parti les conneries. Dans la rue j’ai rien fait de grave. » Il ne sait pas quel est son avocat. Sa famille est au Maroc, c’est la pensée de sa mère qui le fait tenir. Sa copine en France l’aide à ne pas péter un plomb. Il se retient, il surnage, il pense à sa mère, il craque. Il est de plus en plus déprimé, le foot il s’en fout, il ne comprend pas comment on peut résister ici 45 jours. « On essaie de passer le temps. Y’a même pas de télécommande et y’a des gens qui mangent des piles. On est enfermés 24 heures sur 24. On nous traite pire que des chiens ici. Personne ne dort, il fait trop chaud. On regarde la télé jusqu’à 4 heures du matin, après on nous réveille, on nous force à monter au réfectoire. Personne ne peut rester dans les chambres pendant les heures de repas, il fait très très chaud, ça pue très fort, ça sent l’urine. » Je lui parle de la grève des plateaux [plusieurs enfermés ont refusé d’aller au réfectoire au moment des repas, en juin 2018, ndlr]. Il dit que « tout ce qui est contre eux, moi je suis d’accord ». Il pleure, s’excuse de se lâcher et dit qu’il est « vraiment perdu ». Quand je lui demande de quoi il a besoin, il ne sait pas. Il passera 45 jours au CRA de Sète.
Younes
Il a la vingtaine et vient de Tunisie. Il est en France depuis plus de cinq ans. « J’ai des problèmes au pied, et malgré ça, ils veulent me renvoyer. Regardez : mon pied a lâché ! » Il se lève et une sorte de déhanchement se déclenche quand il bouge le pied. « J’ai refusé de monter dans l’avion, alors ils m’ont prolongé de quinze jours, mais ils m’ont dit que la prochaine fois, ils me forceraient à partir, en bateau s’il le faut. S’ils me renvoient en Tunisie, je vais être obligé de faire l’armée, ils ne vont pas se soucier de savoir si je suis inapte ou pas. Ils vont me dire : “La France vous a autorisé à voyager, c’est que vous être apte.” Je ne sens plus mon pied. J’ai un rendez-vous pour faire des radios, je dois voir un chirurgien ce jour-là, mais j’ai peur qu’ils me renvoient avant. Hier j’ai tout expliqué au juge. Et il y a un autre problème : je suis marié, mais on ne vit plus ensemble, et là je suis en couple avec une autre personne, une Française, elle est venue au jugement. J’aimerais divorcer, sinon je ne peux pas refaire ma vie.
J’ai demandé au tribunal de pouvoir régulariser ma situation, en proposant même de rentrer de mon plein gré, mais ils ont refusé. J’ai pensé au suicide, car là c’est double peine, ils ont dit qu’ils allaient me donner une interdiction de rentrer sur le territoire français pour un an, et je vais briser ma vie sentimentale. Si on pouvait m’aider pour remettre en cause la décision médicale, car je n’ai pas été examiné sérieusement, ils ont dit que je pouvais voyager normalement, alors que c’est faux. Mon père a fui vers l’Algérie après la révolution car il était dans l’ancien régime, il était menacé. Ma mère est encore en Tunisie, elle ne travaille pas, elle pourra rien pour moi. Ils me gardent illégalement ici, pour gagner des sous, car la France reçoit des sous pour investir dans des centres comme ça, c’est un esclavage moderne. J’ai l’impression que les juges prennent leurs décisions avant de nous entendre. J’ai pas eu beaucoup de rapport avec mon avocat. Les visites ça les énerve. Là, j’ai fait un cauchemar, il y avait un rat qui voulait me mordre la jambe, c’était horrible. Parfois les rêves se réalisent… » Younes a été expulsé vers la Tunisie.
Souad
« Vous devez aider les gens à l’intérieur, c’est vraiment mauvais ce qu’il se passe à l’intérieur, il y a même un sans-abri, il parle presque pas, personne ne lui parle. Moi j’y arrive, mais c’est compliqué, il a l’air perdu, c’est sûrement psychiatrique… Demandez à la police comment ça se fait qu’il soit ici ! Il ne parle à personne, allez le voir s’il vous plaît et ramenez-lui des cigarettes. Moi je ne serais plus là demain mais allez le voir, on me renvoie demain matin. Les flics m’ont volé mon chargeur pour me faire chier, je suis allé les voir. Ils m’ont dit que c’était un gars qui était allé au tribunal aujourd’hui et qui a été expulsé qui me l’avait volé, mais on est dimanche, il n’y a pas de tribunal le dimanche ! Ils se sont foutus de ma gueule. Je sais que c’est eux. Je leur ai dit moi je m’en fous qu’on me vole quelque chose, on m’a déjà tout volé : ma famille, ma liberté, ma vie ! Je suis plus à ça près. Mais je trouve ça révoltant que des policiers se comportent comme ça, ici en France, c’est ridicule. Je ne veux pas passer un jour de plus dans ce centre, je préfère qu’on me renvoie. Vous devez fermer ce lieu. On ne peut rien faire ici, c’est pire que la prison, pas de sport, on est comme des animaux, vous devez aider les gens à l’intérieur. Vous devez alerter les médias sur ce qu’il se passe ! Ici, c’est fermé, c’est secret, appelez les médias s’il vous plaît. Ça ne va pas ! Il y a un gars qui a un bras gonflé avec une plaie, faut aller le voir aussi, il lui faut un médecin. J’espère que vous allez fermer ce lieu. Il le faut ! » Souad a été expulsé le lendemain de l’entretien.
Ismael
Il allait voir quelqu’un en Espagne et il s’est fait arrêter. Il a l’asile en Italie. La première fois au tribunal, ils ne le savaient pas. Mais là, ils ont pris ses empreintes. On lui demande s’il a besoin de quelque chose. Non, il veut juste partir. « Je veux bien signer un papier pour dire je reviendrai jamais en France. » Un truc à nous dire ? « Il faut changer la loi qu’il y a ici en France. » S’il reste 45 jours, il va perdre trop de trucs en Italie. Y’a que lui qui travaille pour sa famille, il a des petits frères et son père, et c’est lui qui envoie l’argent au Maroc.
Reda
« Regardez, ils m’ont frappé dans la voiture. Le policier à côté de moi, il me frappait, j’ai la trace à l’œil, regardez le compte-rendu du médecin. Je ne disais rien, lui il m’a dit “alors tu fais pas le ramadan ?” et des choses comme ça. Comme il frappait je me suis tourné vers la fenêtre, comme ça, et il a continué. À un moment, j’ai mis ma tête contre les genoux pour me protéger, comme ça. Et il a tapé sur la tête. Le conducteur, il ne disait rien. Celui à côté, il m’envoyait des insultes. Oui, oui, des insultes. » Il a une marque sur l’œil. Il a une feuille remplie des constats du médecin. Il montre, avec son corps la position assise tournée vers la fenêtre. Puis la tête contre les genoux. « Après, pour m’amener à Sète, ça allait, c’était une autre équipe. Les autres leur ont dit que j’étais dangereux, alors ils m’ont attaché les genoux avec une corde. Mais ça s’est bien passé, ils m’ont même laissé fumer. Quand ils m’ont arrêté, pendant deux jours, j’étais enfermé et ils ne me donnaient pas de café, je ne pouvais pas fumer, pas manger. Au bout de deux jours ils ont commencé à m’interroger. Je leur ai dit “vous m’avez rien donné à manger, j’ai même pas eu le droit de fumer, je dirai rien”. Après ils étaient tous contre moi. »
Il continue à parler, sans s’arrêter, doucement. Je dois parfois tendre l’oreille, et je prends conscience des bruits du CRA. Clé qui tourne dans la serrure. Retenu appelé deux, trois fois. Porte qui claque. Il raconte qu’il est entré en France il y a près de vingt ans. Il s’est marié, et quelques années après, c’est la séparation, tout bascule : « Elle m’a pris mes papiers, mon argent. On avait un compte commun, elle ne travaillait pas, elle a tout vidé. J’ai été au tribunal, le juge a dit qu’elle devait tout rendre, et elle doit me donner de l’argent en plus par jour de retard. Mais elle ne l’a jamais fait. Quand ils m’ont amené au tribunal pour les papiers, j’ai demandé à la juge : “Vous êtes là pour faire respecter les lois ?” Elle a dit oui, alors je lui ai montré le papier du juge : “Alors pourquoi vous faites pas respecter cette condamnation ?” Elle m’a dit “C’est trop vieux”, mais après elle a plus rien dit ! C’est quoi cette justice ? C’est pour les riches, ceux qui ont le pouvoir. » Reda a déjà été enfermé. En prison, et dans le CRA de Marseille. « Là-bas, c’est plus grand, il y a des femmes aussi, et il y a des distributeurs de boissons et de gâteaux. Et la nourriture est propre. » Pas ici ? Il fait la grimace. Le pain est sec. « Comme je n’ai plus de dents, je ne peux pas le manger, je dois le tremper le matin dans le café. » Le Maroc, il n’y est pas allé depuis son arrivée en France. « Quand mon cousin m’a montré des photos, j’étais choqué ! Ça a changé beaucoup ! Mais les endroits anciens restent, je connais bien là-bas. » Il ne veut pas y aller. Trop de problèmes. « Quand ils m’ont arrêté je leur ai dit : “Vous voulez me renvoyer au Maroc ? Pourquoi vous ne me renvoyez pas en cercueil alors ? Ou alors vous me tirez une balle dans la tête directement, c’est pareil.” Oui, je leur ai dit ça, c’est la vérité. »
Il a son oncle en France, point de repère familial. « J’ai trouvé un employeur mais il me faut des papiers ! Alors je n’ai pas pu prendre le travail… » L’envie d’être utile, d’être en lien. « Je rencontre des femmes, mais j’ai peur. Comme ça a fait tellement de problèmes avec ma première femme, j’ai peur. Quand on se rencontre, je discute, ça se passe bien, elle me donne son numéro de téléphone. Mais appeler, j’y arrive pas. Je ne peux pas. Alors je ne rappelle pas… Sète, c’est joli ! Quand ils m’ont sorti pour aller au tribunal, j’ai vu un peu, les bateaux, tout, c’est très joli ! J’aimerais bien voir plus. Bordeaux j’aime bien, les vieilles maisons, le fleuve… J’aimerais bien visiter la France. Voir le nord aussi, il paraît que c’est joli ! » Des sourires, de l’échange. Un policier vient nous signifier très poliment que la visite touche à sa fin. « Lui, il est gentil. Il y en a qui sont gentils, et d’autres mauvais. Comme partout dans la vie. Moi je vois surtout ce qui est bon. On m’a raconté que l’autre jour un des retenus s’est fait frapper, je ne sais pas pourquoi. Un policier l’a pris à la gorge et l’a frappé, mais les retenus ont fait du tapage, alors il l’a laissé. Il a eu de la chance qu’ils fassent du tapage, sinon il se serait fait engloutir. » Reda a été expulsé vers le Maroc.
Ilyes
La vingtaine. Entre en France avec un visa touristique. S’installe à Montpellier où il vit avec sa sœur. Y travaille comme coiffeur. Il est interpellé dans la rue et est transféré dans la foulée au CRA. Il entame une grève de la faim dès son arrivée. On le conduit à l’hôpital lorsqu’il se met à cracher du sang. Il y fait des allers-retours, on le prive de visites, de télé, on lui met la pression. Il arrête au bout de deux semaines. Affaibli, ses reins le font souffrir, il se dit que cela ne va rien changer. La première fois, il avait été libéré au bout d’une dizaine de jours de grève de la faim. Cette fois, il s’est fait une raison. C’est lui qui coiffe ses codétenus lorsqu’ils sont convoqués devant le juge. « C’est important qu’ils soient propres, nous explique-t-il. Des fois, même, on leur prête une chemise. » Il nous raconte l’ennui, la chaleur, le désœuvrement, pas même un ballon pour taper dedans, la nourriture insipide, toujours la même, la télévision dont on leur a confisqué la télécommande, et qu’ils actionnent avec une pointe de stylo. La nuit, quand il dort, il a toujours peur que des policiers débarquent dans sa chambre pour le menotter, direction l’aéroport, ou qu’ils viennent chercher l’un de ses codétenus. Il nous raconte qu’ils entrent sans prévenir dans sa chambre pour éteindre la musique, fermer la fenêtre, ou lui faire croire qu’ils vont l’embarquer : « Allez, on t’emmène, on va t’expulser ! » Il a été expulsé.
Hicham
« Ça fait plus de dix jours que je suis là. Ça ne se passe pas bien. Ma fille est née et moi je suis parti au tribunal juste après. Ma femme a eu une césarienne. Le juge ne me donne même pas le droit de voir ma petite. Je ne sais pas pourquoi tous ces problèmes… La journée je ne fais rien, je dors, je prends des cachets : Lexomil, Atarax… Manger, c’est pas bien ! Les chiens ne mangeraient pas ce qu’on nous donne. Il y en a un qui ne mange pas depuis plus d’une semaine, il n’a même pas une visite de l’hôpital, rien. Il ne prend rien, même pas une bouteille d’eau. Il est très faible. C’est grave. Il faut faire quelque chose. C’est pas bien. J’ai même pas pu regarder mon bébé. Ma femme habite pas loin de Sète, elle ne peut pas venir à cause de la césarienne. Il n’y a personne pour nous aider. Personne. Elle est seule. On est comme des chiens, même les chiens, c’est mieux. »
Mounir
Il porte son bras en écharpe, il a une double fracture. Un sac de ciment qui lui a échappé sur un chantier. Des mois qu’il traîne cette fracture, deux opérations, un plâtre pendant plus d’un mois, et aujourd’hui la menace d’aller se faire soigner ailleurs. En Algérie, en l’occurrence, qu’il a quitté enfant, et dont il n’a plus aucun souvenir, plus de famille pour l’accueillir. La veille, il s’est plaint de douleurs, son bras gonfle. Sollicités, les policiers de garde ne lui proposent qu’un anxiolytique en guise d’antalgique. Nous sommes accompagnés d’un médecin venu l’examiner. Il constate une invalidité importante avec blocage de l’extension du coude, des douleurs déclenchées, des troubles de la sensibilité de la main et préconise, dans une lettre adressée au chirurgien, de poursuivre les soins et la rééducation en France. Il s’assurera par la suite auprès du médecin du centre que des antalgiques lui sont régulièrement délivrés.
Quand il est sorti, majeur, de sa première opération, ses éducateurs lui ont proposé de rester au foyer le temps de se soigner. Il n’a pas eu le temps d’en profiter. Il a été arrêté dans la rue, en pleine journée. Il ne comprend pas pourquoi. « J’avais quartier libre. Je ne faisais rien de mal. Je leur ai dit d’appeler le foyer, mais ils n’ont rien voulu savoir. J’avais ma carte vitale, ils ne l’ont même pas regardée. “T’as pas de papier !? Alors, on t’embarque !” » Direction le commissariat, deux jours de garde à vue, avant d’être transféré au CRA de Sète. Il est passé trois fois devant le juge, avant d’être conduit au consulat d’Algérie pour se voir délivrer un laissez-passer. Il en est ressorti sans le document qui l’aurait renvoyé directement en Algérie, mais il garde de l’épisode le souvenir d’un nouvel affront. Ni l’Algérie ni la France ne veulent de lui. Le consul ne l’a pas regardé lorsqu’il est entré dans son bureau. Il n’a pas levé le nez de ses papiers. Puis il a fait ce geste de la main, qui signifiait : « Retourne d’où tu viens ! » Comme ça, sans un regard. « Comme on chasse une mouche de la main », nous dit-il.
Il nous raconte la tentative de suicide d’un de ses codétenus qui vient d’arriver à Sète. « Il était à Nîmes depuis plus de quarante jours. Il a mangé des pièces de deux euros, deux lames de rasoir et un briquet. Deux lames de la taille d’un doigt ! C’était un Tunisien, ils voulaient le renvoyer en Roumanie, où il risquait un an de prison, et donc il a avalé les lames de rasoir. » Rester au foyer le temps de se soigner, c’est tout ce qu’il désirait lorsqu’il a été arrêté. C’est au centre qu’il devra poursuivre sa convalescence jusqu’à la fin de la période de rétention des 45 jours. Il lui en reste plus de trente au moment de l’entretien.
Yacine
La vingtaine, né à Gaza. Arrêté à Nice, il a été transféré au CRA de Sète. Il s’excuse, il n’a pas vraiment dormi. Une nuit au commissariat, une autre au centre, il fait chaud dans les chambres. Il n’a pas non plus les idées bien en place et n’a que son t-shirt sur le dos, le même qu’il portait lorsqu’il est parti travailler. On lui a dit qu’il passerait bientôt devant le juge. Il se frotte les yeux, pour essayer d’y voir plus clair. Cela fait bientôt dix ans qu’il sillonne l’Europe. Ballotté de centre pour mineurs en foyer de l’enfance. Il apprend vite. Il compte sur ses doigts : « Je parle espagnol, français, hollandais, allemand… L’allemand, perfekt ! » Il sourit. « Ça va aller, ça va aller… C’est la vie, je ne peux rien faire. » Nouvelle visite. Entre-temps, il s’est retrouvé plaqué contre un mur. On l’accuse d’avoir dérobé un morceau de pain au réfectoire. Saisi à la gorge, maîtrisé au sol, traîné dans les escaliers, placé à l’isolement, puis libéré au bout de deux heures grâce suite à la pression de ses codétenus qui tambourinaient à la porte. Les retenus n’ont pas le droit de rapporter de nourriture dans leur chambre.
Trois jours plus tard, il est conduit à l’hôpital de Sète, service psychiatrie. Il ne dort plus depuis une semaine, son compagnon de chambre alerte le médecin qui ordonne son transfert à l’hôpital. Le psychiatre lui parle, lui rédige une ordonnance et lui propose d’être hospitalisé dans son service. Il décide de retourner au centre, où il a laissé le peu d’affaires qu’il a. « Pour moi, c’est la même chose », nous explique-t-il. Depuis, on lui donne deux cachets le matin, deux à midi, trois le soir. Il ne sait pas de quoi. Il dit que les premiers jours, ça l’a soulagé un peu, mais que ça lui coupe l’appétit, lui file la nausée et lui permet de dormir seulement quatre heures d’affilée, entre trois heures et sept heures du matin. Il dit qu’il n’a pas demandé à recevoir des soins psychiatriques. Pas plus qu’en Israël d’ailleurs, à l’hôpital militaire où il était interné. Il a peur d’être renvoyé à Gaza, où il a laissé ses empreintes et son ADN. Il en a surtout gardé les stigmates, des cicatrices qui courent le long des bras et sur le dos. La veille, il a reçu la visite d’un policier en civil venu relever ses empreintes. Il a de nouveau été interné en psychiatrie, où il en est finalement ressorti libre.
Ousmane
« Ça va pas ici. Je suis venu en France pour étudier. J’ai été en foyer à Montpellier. Puis ils m’ont fait un test osseux. Ils m’ont dit que j’étais majeur. J’ai été condamné pour faux et usage de faux. Prison à Villeneuve-lès-Maguelone : j’ai fait quatre mois. Après la prison, je suis arrivé ici. Je suis venu ici pour étudier, je viens de Guinée Conakry, là-bas, je ne pouvais pas. Mon père ne travaille pas, ma mère est femme de ménage, j’ai deux frères, eux aussi ils ne faisaient rien. C’est pour ça que je suis venu ici, si les choses allaient très bien je n’aurais pas dû venir. Ici au CRA, toute la journée enfermé, ça me rend fou, tu n’as rien fait, tu n’as frappé personne et t’es enfermé. Je suis interdit de territoire français pour cinq ans. Je veux sortir, être libre. J’ai quitté l’Espagne car je ne parle pas d’autre langue que le français. Ça fait deux ans que je suis parti : Mali, Burkina, Niger, Algérie, Maroc, Espagne, France, j’ai failli mourir trois fois, je suis resté plusieurs jours sans manger. Ce que je veux, c’est sortir et étudier, c’est tout. J’ai un extrait d’acte de naissance mais je l’avais donné à mon éducateur et il m’a dit qu’il l’avait perdu, j’avais la photocopie mais je l’ai donnée à la police, là j’ai plus rien. Au test osseux, ils ont dit que j’étais majeur, c’est pas vrai. Je préfère aller en prison les cinq ans qui viennent plutôt que de rentrer chez moi, au moins en prison je serai en sécurité, je vais manger deux trois fois par jour, alors que là-bas je n’aurai même pas cette occasion. » Ousmane a été expulsé.
Note :
*Prénoms d’emprunt. Quelques détails ont été légèrement modifiés par rapport à la version initiale produite par le collectif « excradition générale » pour renforcer l’anonymat des enfermés.
Pour lire plus de témoignages, lisez cet article du Poing.
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