“On n’a pas voulu parler au Fatah, on a eu le Hamas : refusons le Hamas, nous aurons Al-Qaïda” ǀ Entretien avec Alain Gresh

Cet entretien est issu du n° 38 du bimestriel Le Poing, imprimé en novembre 2023. Nous le republions en libre accès car il n’a globalement pas pris une ride, mais nous avons actualisé le macabre décompte des victimes. Les passages modifiés sont entre crochets et le titre initial était : « Le combat à mener, c’est la lutte contre l’apartheid »
L’attaque du 7 octobre 2023 du Hamas, « mouvement de résistance islamique », a remis sur le devant de la scène la question palestinienne que les chefs d’État du monde entier, y compris du Moyen-Orient, pensaient avoir mise sous le tapis. [Une étude publiée fin juin 2025 menée par un professeur de l’Université de Londres spécialisé dans les conflits armés conclut, entre octobre 2023 et janvier 2025, à 100 000 morts, directes ou indirectes, de Palestinien·nes, soit 4 % de la population, et les Nations-Unies dénoncent le « pire scénario de famine »]. Pour saisir ce fracas, Le Poing s’est entretenu avec Alain Gresh, directeur de publication du site Orient XXI et militant de longue date de la cause palestinienne.
Le Poing : En 2016, vous expliquiez au Poing qu’« être pour ou contre le terrorisme ne veut rien dire », en notant qu’il n’y a aucun lien, par exemple, entre Daech, les brigades rouges et des identitaires d’extrême-droite.
Alain Gresh : C’est encore plus vrai aujourd’hui. Ce terme est confus. Aucune organisation ne fait de l’attaque de civils son projet politique en soi. On peut parler d’actions terroristes pour qualifier les attaques sur des civils, mais je préfère parler de « crimes de guerre » ou de « crimes contre l’Humanité », qui reposent sur des définitions juridiques tangibles. Le 7 octobre, le Hamas a tué près de 300 soldats israéliens, mais a aussi commis des crimes de guerre en tuant des civils. Si l’on parle d’une action terroriste pour qualifier cette attaque, alors il faut faire de même pour qualifier les bombardements d’Israël sur les populations civiles palestiniennes. Seuls l’Union européenne et les États-Unis considèrent le Hamas comme terroriste. Si le Hamas est terroriste, alors Israël est un État terroriste.
Comment échapper à la prophétie du choc des civilisations ?
Emmanuel Macron a lancé l’idée [en octobre 2023] d’une coalition internationale contre le Hamas, similaire à celle visant Daech en son temps. Ce serait la guerre de l’Occident contre une autre civilisation. Ça rappelle la « guerre contre le terrorisme » lancée par les États-Unis en Irak après le 11 septembre 2001. Et la passivité de la « communauté internationale » a une grande résonance dans le monde arabe. Les gens sont choqués du discours médiatique, notamment en France, ce qui peut faire penser à une logique de civilisation. Mais quoi que l’on pense, la base de ce conflit n’est pas civilisationnelle ou religieuse, mais coloniale.
Réfléchir en termes de classes sociales est-il pertinent pour ce conflit ? Le socialisme et la gauche sont-ils des mots qui existent encore dans la région ?
Oui, ce sont des mots qui existent, mais dans ce conflit, dans la tête des gens, la question nationale et coloniale prime sur la question de classe sociale, comme ça s’est déjà vu au cours de l’histoire dans les mouvements de libération nationale.
Comment l’attaque du Hamas a-t-elle été perçue dans le monde arabe ?
Il y a un soutien unanime à la résistance, et pour le monde arabe, le Hamas fait partie de la résistance palestinienne. Beaucoup considèrent qu’il n’y a pas de civils en Israël car ce sont tous des colons, ou que les morts de civils dans l’attaque du 7 octobre ne sont que des dégâts collatéraux. Il n’y a pas d’empathie, des deux côtés, ce qui pose des problèmes pour la paix dans les années à venir. Mais on ne peut pas enfermer une population de 2,2 millions d’habitant·es, les bombarder régulièrement, et attendre d’eux qu’ils aient une réaction « civilisée », comme on dit chez nous. Si on reste dans cette situation, oui, il y aura d’autres violences, ça produit inévitablement de la radicalisation. Un ami communiste israélien m’a dit un jour : « nous n’avons pas voulu négocier avec le Fatah, nous avons eu le Hamas. Si nous ne voulons pas négocier avec le Hamas, nous aurons Al-Qaïda ».
Note de la rédaction (ndlr) : le Fatah, fondé par Yasser Arafat et aujourd’hui présidé par Mahmoud Abbas, est un parti politique nationaliste palestinien, souvent présenté comme « laïc ». Il a mené la lutte armée contre Israël, avant de négocier avec les États-Unis pour signer les accords d’Oslo en 1993 qui prétendaient résoudre le conflit, notamment en créant l’Autorité palestinienne. L’échec de ces accords a contribué à marginaliser le Fatah, qui a perdu, face au Hamas, les élections législatives palestiniennes de 2006 puis a été chassé de la bande de Gaza lors de conflits armés intrapalestiniens. Aujourd’hui, Gaza est administrée par le Hamas mais Mahmoud Abbas gouverne toujours officiellement les territoires palestiniens, notamment en Cisjordanie. Il est largement perçu, par les Palestinien·nes, comme un traître corrompu sans envergure internationale.
Quels sont les liens entre ce conflit et l’islamophobie et l’antisémitisme en France ?
Une des clés de compréhension de l’attitude du gouvernement français dans sa position de soutien à Israël, c’est son rapport à l’Islam et à l’islamophobie. La position du gouvernement français se rapproche de la droite et de l’extrême-droite. On le voit d’ailleurs avec la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre [2023] lancée par la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat, avec la participation du Rassemblement national, un parti fondé par un ancien SS. C’est dangereux. Oui, l’antisémitisme et l’islamophobie montent. Dans le contexte actuel, quand on sépare la lutte contre l’antisémitisme de la lutte contre l’islamophobie, on accentue l’islamophobie. Séparer les luttes contre les différentes formes de racisme, en définitive, c’est faire monter le racisme.
L’attaque du Hamas n’avait-elle pas pour objectif de rappeler au monde qu’il n’est pas possible de mettre la question palestinienne de côté ?
Si le but du Hamas, avec l’attaque du 7 octobre, était de remettre la question palestinienne au cœur du débat, c’est très réussi, car même [l’ancien] président des États-Unis Joe Biden s’est remis à parler d’une solution à deux États quand la guerre serait terminée, [et la France s’apprête à reconnaître la Palestine – ndlr]. Mais quand les Palestiniens demandent un cessez-le-feu, ça ne marche pas [malgré des cessez-le-feu partiels et jamais respectés par Israël – ndlr], donc on ne voit pas bien la suite… Il ne faut pas oublier qu’il y a autant d’Israéliens que de Palestiniens qui vivent sur ces terres. Les Palestiniens ne partent pas et l’Égypte ne veut pas les accueillir, alors hormis un nettoyage ethnique, pour l’instant, on ne voit pas de « solution ». La Palestine est divisée alors qu’en face, on a un gouvernement fasciste et raciste. Le combat à mener à court terme [l’article a été publié en novembre 2023 – ndlr], c’est avant tout que tout le monde, Israéliens comme Palestiniens, ait les mêmes droits sur le territoire, donc c’est la lutte contre l’apartheid.
De nouveaux pans de la population israélienne semblent acquis à la « solution » militaire, [malgré quelques rares refus de s’enrôler dans l’armée]. Croyez-vous à une contestation depuis Israël ?
C’est sûr que le choc du 7 octobre a créé un désir de revanche et d’unité nationale. Heureusement, il y a des voix dissidentes. L’armée israélienne ne peut pas détruire le Hamas car il représente 40 % de la population palestinienne (en 2006, le Hamas a remporté les élections législatives avec 42 % des voix, lors d’un scrutin jugé sincère par les instances internationales – ndlr). On n’arrive pas à voir le terme de leur ambition, ils vont rester à Gaza et s’enfoncer dans une guérilla ? Je ne pense pas que l’armée israélienne puisse réoccuper Gaza. [Le 5 mai 2025, le gouvernement israélien a validé un plan d’occupation durable de Gaza, mais dans les faits, aucune perspective autre que militaire n’est sur la table à ce jour – ndlr] Les tirs de roquettes palestiniennes sur Gaza ont commencé en 2000, alors que la zone était sous contrôle israélien. Il y a de nombreux Palestiniens en Israël, qui ont la nationalité israélienne et qui ont donc un rôle à jouer car ils siègent au Parlement israélien et peuvent apporter une autre voix. On a vu émerger des actions de solidarité : Palestiniens et Israéliens ont mené ensemble un meeting contre la guerre, notamment dans la ville [israélienne] de Haïfa, [où 23 manifestant·es anti-guerre ont été arrêté·es en avril 2025. On peut aussi noter que deux organisations de défense des droits humains israéliennes ont reconnu fin juillet 2025 qu’Israël commettait un génocide dans la bande de Gaza – ndlr].
En 2015, quand Le Poing vous demandait votre position sur le Hamas, vous répondiez : « Les organisations que se donnent les Palestiniens, nous n’avons pas à les condamner, ce n’est pas notre affaire. Le Hamas ne me réjouit pas, mais le Fatah non plus. L’ONU reconnaît le droit pour un peuple sous pression d’utiliser la violence, donc je ne condamnerai jamais la violence utilisée par les Palestiniens. La violence est un moyen, la seule question qui se pose est celle de son efficacité. » Diriez-vous toujours la même chose et est-ce que vous pensez qu’un tel propos est [toujours] entendable dans les médias ?
Non, le propos n’est plus entendable aujourd’hui dans les médias. Je dis que je déplore la mort des civils, comme je l’aurais fait lorsque le Front de Libération National (FLN) algérien posait des bombes dans des cafés, mais sans condamner le FLN. La résistance contre l’apartheid en Afrique du Sud était considérée comme terroriste. On peut penser que ceux qui luttent contre un occupant utilisent la violence parce qu’ils sont le mal incarné, mais ils l’utilisent parce qu’ils sont faibles et qu’ils n’ont pas les moyens technologiques et militaires de leurs ennemis. Il faut traiter le problème politique qui est à l’origine de ces violences, c’est-à-dire lutter contre l’apartheid.
Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :
ARTICLE SUIVANT :
