« Pour être dans la légalité, il faut travailler ! » : les juges de Montpellier cultivent leur mépris envers le peuple

Le Poing Publié le 9 janvier 2019 à 17:32 (mis à jour le 25 février 2019 à 17:31)

« On ne peut pas juger en vingt-quatre ou quarante-huit heures, c’est impossible, c’est la source de toutes les erreurs. […] C’est profondément injuste. Quand on juge vite, on juge mal. Il n’y a qu’une seule solution possible et imaginable, c’est de supprimer les comparutions immédiates. » Cette charge contre l’institution judiciaire n’a pas été prononcée par un anarchiste en gilet jaune, mais par Serge Portelli, ancien doyen des juges d’instruction et membre du syndicat de la magistrature. Pour illustrer cette justice d’abattage anti-pauvres, Le Poing vous fait le compte rendu de la séance de comparution immédiate du tribunal de grande instance de Montpellier du 7 janvier 2019 à laquelle trois gilets jaunes ont été présentés. Mettez des gants, vous allez avoir envie de frapper dans le mur.

« Ils sont dans la misère, mais… »

Deux jeunes hommes d’origine maghrébine, récemment arrivés en France, entrent dans le box des accusés, entourés de quatre policiers munis de gilets pare-balles. Il manque un avocat pour l’un des deux : « qu’on nous en envoie un ! » réclame la juge. Une greffière sort de la salle au quart de tour pour en trouver un. Au bout de dix minutes, toujours personne. La juge s’impatiente : – « D’autres dossiers sont prêts ? »« Non, répond la greffière, ils sont encore en cours d’examen ». L’avocate manquante finit par arriver : « désolée, j’ai eu un problème technique ! » La séance peut commencer. Les deux prévenus ne comprennent pas le français, ils sont assistés par un interprète en arabe. Ils reconnaissent avoir volé chacun une tenue de sport dans la boutique MHSC d’Odysseum, à Montpellier, pour un préjudice total de 260€. Contrôlés arbitrairement à l’extérieur du magasin par un vigile d’Odysseum – « un délit de faciès » notera l’avocate –, ils ont suivi le vigile et attendu la police. Ils ont été placés dans la foulée en garde à vue, puis incarcérés en détention provisoire à la prison de Villeneuve-lès-Maguelone. – « Pourquoi avez-vous volé ces vêtements » demande la juge. – « Pour avoir des habits, ça fait un mois qu’on porte les mêmes vêtements » – « Quels sont vos projets ? » – « Travailler. On se fait payer dix ou quinze euros de la journée en travaillant sur des marchés. » Sans papiers, ils sont sous le coup d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français). « Ils sont certainement dans la misère reconnaît le procureur, mais quand on veut se faire accueillir dans un pays, on le respecte ! » Ils ont tous les deux un casier vierge. La boutique MHSC n’a pas porté plainte contre eux. Ils ont été condamnés à quatre mois de prison avec sursis. « Et concernant l’OQTF, la préfecture fera son œuvre » conclut la juge.

« Je me suis emmuré vivant »

Un jeune homme fait son apparition dans le box, fraîchement débarqué de la prison de Villeneuve-lès-Maguelone, où il croupit depuis plus de trois semaines. Son casier est long comme le bras, il a déjà fait neuf mois de prison dans sa vie. Son vice, c’est l’arnaque. Il fait miroiter la vente d’objets sur « Leboncoin », se fait payer à l’avance par l’acheteur, puis n’envoie rien. Un grand classique. « Les gens pourraient quand même avoir la présence d’esprit de ne pas payer avant de recevoir les colis » peste l’avocate du prévenu. La police a aussi tenté de lui mettre sur le dos une histoire de chéquier dérobé, mais le procureur lui-même reconnaîtra la fragilité de cette accusation, finalement abandonnée. Concernant les escroqueries sur « Leboncoin », dont le préjudice total est estimé à 1900€, il reconnaît tout : « Je ne peux pas trouver les mots pour me dédouaner ou demander pardon. » Son avocate dépeint un garçon malheureux, enfermé dans sa bulle, accro aux jeux vidéos, sans perspective, errant dans le salon de l’appartement de sa mère. En garde à vue, il déclare s’être « emmuré vivant ». La juge sait trouver les bons mots pour le remettre dans le droit chemin : « Qu’est-ce qu’il faut faire pour être dans la légalité ? Hein ? Il faut travailler ! L’oisiveté est mère de tous les vices ! » Pour le procureur, le vol est d’autant plus grave que les victimes sont « des gens de peu, des pauvres ». Son avocate fait remarquer qu’il a été tabassé la veille en cour de promenade. Verdict : un an de prison dont six avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve de deux ans à sa sortie de détention pour l’obliger à se soigner, à indemniser les victimes et à trouver un travail ou une formation, sous peine d’avoir de nouveaux ennuis avec les tribunaux. Avec un taux de chômage à Montpellier dépassant les 20%, on lui souhaite bonne chance !

Rangez vos pieds

Un retraité d’origine maghrébine, visiblement exténué, débarque dans le box. Cela fait plus de trois semaines qu’il est incarcéré à la prison de Villeneuve-lès-Maguelone. Tout part d’une embrouille classique : assis sur son siège dans le TGV, il reproche à son voisin – un jeune homme – de s’affaler et d’avoir enlevé ses chaussures. La discussion s’envenime. Un peu ivre, mais pas plus, le soixantenaire prend les chaussures de son voisin et les balance dans la rame. Les autres passagers, jugeant visiblement la scène inintéressante, n’interviennent pas. Le TGV trace sa route, le voisin appelle la police. Arrivé à Montpellier, le soixantenaire est arrêté par la police, placé en garde à vue, puis en détention provisoire. Le jeune homme affirme qu’il s’est fait frapper, mais il refuse de se faire examiner par un médecin et d’être confronté au soixantenaire, qui a toujours nié les violences. Son avocate rappelle qu’aucun témoignage ne vient corroborer les allégations du jeune homme, mais la juge regarde littéralement ailleurs. Le soixantenaire est condamné à trois mois de prison, avec maintien en détention.

« J’étais en première ligne, avec mes camarades »

Le premier gilet jaune de la séance, un quarantenaire au casier vierge, fait son apparition. Il vient d’Aimargues, où il a participé à diverses actions avec les gilets jaunes. C’est un grand gaillard, cariste intérimaire en arrêt de travail, visiblement peu intimidé par la juge. Interpellé lors de la manifestation à Montpellier du 5 janvier, on l’accuse d’avoir participé à un groupement dangereux et d’avoir violenté deux policiers dont Patrice Buil, chef de la sûreté départementale de l’Hérault. Le commissaire Buil affirme s’être fait frapper près de la gare par un drapeau bleu-blanc-rouge tenu par le prévenu : « Je n’ai pas frappé ce policier, y’avait de la lacrymo partout, j’étais en première ligne avec mes camarades pour tenir la banderole, j’ai fais des mouvements de drapeaux pour respirer et me retirer de la ligne de front ! » Le gaillard est repéré par les policiers mais étant donné la masse de manifestants, ils ne peuvent pas l’interpeller sur le moment. Selon les policiers, il est identifié par les caméras de vidéosurveillances comme étant très actif pendant toute la manifestation : « J’ai vu vos films en garde à vue et à aucun moment on me voit jeter des projectiles. Et y’avait de la fumée partout, vrai ou faux madame la juge ? »

Dans l’après-midi, toujours au niveau de la gare, des policiers le reconnaissent : « Je suis parti en courant quand j’ai été repéré, mais y’avait aussi des policiers de l’autre côté, alors je me suis immobilisé, et on m’a frappé – deux grands coups de pieds dans le cul –, j’ai encore des marques, et on m’a tellement serré les menottes que quand on me touche aux poignets, je hurle encore ! Et quand j’ai demandé qu’on desserre les menottes, ils les ont resserrées ! » Un policier se fait mal au genou en l’interpellant et s’est constitué partie civile. Dans son sac, les policiers trouvent un masque à gaz, du sérum physiologique et le fameux drapeau tricolore : « c’est une dame d’un certain âge qui me l’a donné ce drapeau, elle avait cousu un gilet jaune dessus. Et pour le masque, c’est parce que j’ai vu sur internet que c’était plus sûr de venir équipé ! » Les policiers trouvent aussi un pochon de cannabis sur lui : « J’ai acheté un gramme et demi pour 30€ ! C’était histoire de me fumer un joint le soir… » Le comportement du prévenu agace la juge : « C’est pas une tribune ici ! Vous avez le droit de manifester, mais pas de violenter des policiers ! Ici, c’est l’État de droit ! » Ça tousse fort dans la salle, la juge s’excite davantage. – « Quelles sont vos revendications ? » demande l’assesseur. – « Comme tout le monde : baisse des taxes sur l’alcool et le tabac et augmentation des salaires, on s’en sort plus ! » Le procureur se lève et joue sa partition : « Quand on est un honnête citoyen, on exprime juste quelques idées, puis on part quand ça dégénère ! » De son côté, l’avocate du prévenu fait remarquer qu’étant donné la carrure de son client, s’il avait vraiment voulu s’en prendre aux policiers, la scène aurait été bien plus violente. Poli, le dernier mot du prévenu sera pour remercier son avocate. Résultat des courses : 700€ d’amende au bénéfice du commissaire Buil – qui n’a pourtant subi aucune interruption temporaire de travail – et six mois de prison avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve de deux ans l’interdisant d’aller à Montpellier, l’obligeant à se soigner et à trouver un travail ou une formation. Au suivant !

RSA, SDF, VLM

Place à un jeune d’origine maghrébine, un SDF au RSA, interpellé à la fin de la manifestation des gilets jaunes du 5 janvier 2019 devant la cour d’appel de Montpellier. On lui reproche d’avoir participé à un groupement dangereux et d’avoir jeté une pierre en direction des policiers. Il aurait été identifié par une caméra de vidéosurveillance. Son projectile n’a touché personne, mais trois policiers se sont portés partie civile dans cette affaire, dont celui qui s’était fait mal au genou en interpellant le prévenu précédent. Ivre au moment des faits, il a déclaré en garde à vue ne se souvenir de rien. La juge lui a rappelé au début de l’audience qu’il a le droit de garder le silence, mais quand il déclare calmement qu’il n’a « rien à dire de plus », le procureur s’excite : « vous avez certes le droit de garder le silence, c’est dans la procédure, mais à un moment donné, il faut rendre des comptes ! » Son casier est chargé, il a déjà été incarcéré quatre fois pour des vols et des bagarres. Son avocate fait remarquer qu’on ne peut pas lui reprocher d’avoir participé volontairement à un groupement dangereux : « il ne faisait que passer par là et ne connaît pas les revendications des gilets jaunes, même si elles le concernent, puisque ces revendications s’adressent d’abord à ceux qui ont été abandonnés par la société ». Relaxé pour sa participation à un groupement dangereux, il est condamné pour violences sur policier à six mois de prison ferme avec mandat de dépôt (ce qui signifie qu’il est parti immédiatement en détention) et doit payer 2100€ (700€ pour chacun des trois policiers qui n’ont pas été touchés par sa pierre), sans compter la révocation d’un sursis issu d’une autre affaire. Après avoir prononcé la peine, la juge se soucie de savoir pourquoi il a fait un séjour à l’hôpital lors de sa dernière détention : « parce que j’ai brûlé ma cellule ».

« J’ai vécu l’enfer en garde à vue »

Le dernier gilet jaune appelé à comparaître est un trentenaire. Lui aussi s’est fait interpeller à Montpellier lors de la manifestation du 5 janvier. On lui reproche d’avoir jeté une pierre sur les policiers – qui, encore une fois, n’a atteint personne –, d’avoir brandi son majeur bien haut et d’avoir participé à un groupement dangereux : « Ce que j’ai jeté, c’est un palet de lacrymo, et vu comme les policiers étaient loin, j’ai pas pu les toucher ! Je suis désolé. J’ai vécu l’enfer pendant quarante-huit heures, j’ai été enfermé dans deux mètres carrés, je veux juste rentrer chez moi, mes enfants m’attendent… » Dans son sac, les policiers trouvent un masque de protection, des pétards et des fusées : « C’était le reste du nouvel an, des petits pétards de rien du tout, et les feux d’artifice ce sont juste des petites boules de couleur qui partent à trois mètres… » Il est apeuré à l’idée d’être incarcéré, le procureur en profite : – « Vous vous rendez compte qu’il y aurait beaucoup de gens pour reprendre votre emploi si vous alliez en prison ? » – « Je m’excuse, vous n’entendrez plus parler de moi. Moi, si j’étais en manifestation, c’est pour la vie trop cher, je suis obligé de pleurer auprès de mon patron pour avoir dix centimes d’augmentation, c’est pénible ». Verdict : six mois de prison avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve de deux ans comprenant une interdiction d’aller à Montpellier en dehors de motifs professionnels.

« La justice n’est pas faite pour autre chose que pour enregistrer au niveau officiel, légal, rituel l’activité de contrôle, de normalisation souveraine effectuée par la police. Les juges permettent à la police de fonctionner. La justice est au service de la police, et non l’inverse. » (Michel Foucault, 1977)

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