Pourquoi beaucoup de cégétistes ne se sentent pas à leur place chez les gilets jaunes, et réciproquement ?

Le Poing Publié le 11 décembre 2019 à 19:25
« La CGT nous a lâchés », « les syndicats trahissent », « marre des marches sono-merguez » … Lors des manifestations comme sur les réseaux sociaux, les critiques virulentes des syndicats reviennent en force cette semaine. Le retour des journées de grève, ponctuées de manifestations déclarées en préfecture, met en lumière le fossé de plus en plus profond qui sépare ces modes d’action des nouvelles formes de protestations. Et particulièrement celles développées par les gilets jaunes.

Rien de nouveau sous le soleil

Y a-t-il eu un soudain changement de stratégie des syndicats, CGT en tête ? Bien au contraire. C’est leur conformisme qui leur est reproché. L’année 2019 a vu émerger autour des gilets jaunes des manifestations hebdomadaires peu massives mais très combatives, réunissant surtout des personnes non-syndiquées. La capacité de résistance face à la répression est privilégiée au grand nombre pacifique des cortèges traditionnels. Le folklore lui-même est différent. Mots d’ordre, symboles, parcours et esthétique ont peu de points communs avec ceux des cortèges syndicaux, au-delà de quelques slogans rincés. La convergence resterait alors un doux rêve : beaucoup de chasubles rouges ne se sentent pas à leur place dans les cortèges en jaune, et réciproquement.

Mais que dire au-delà de ce simple constat coloré ? Le dialogue de sourds entre « bureaucrates mous » et « anarcho-poujadistes » est-il une fatalité ? Il existe pourtant bien des points sur lesquels des personnes salariées et opposées à ce système politico-économique peuvent se retrouver. Des deux côtés du fumigène, on cherche à bloquer l’économie pour se faire entendre. Soit par la grève, soit par l’action directe visant des cibles stratégiques. Des modes d’action tout à fait compatibles par ailleurs. Avec comme perspective, un coup dur porté à un pouvoir détesté, et, derrière Macron, la critique du capitalisme et de ses relais dans le parlement comme dans les médias et les tribunaux.

Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas tant la vision d’ensemble – on aurait bien du mal à décrire précisément celle du mouvement des gilets jaunes – mais plutôt le pouvoir symbolique : qui incarne au mieux la contestation ?

Une crise profonde du syndicalisme à la française

De ce côté, il est évident que les directions syndicales cherchent à reprendre la main. Après tout, elles peuvent s’enorgueillir d’une belle histoire de luttes et de victoires. Mais leur prestige a subi des coups durs. L’économie a évolué. Les grandes forteresses ouvrières ont laissé place à un prolétariat moderne ubérisé, précarisé, tertiarisé, largement féminin, majoritairement immigré dans certains secteurs tels que le nettoyage ou l’hôtellerie.

Les syndicats peinent à s’adapter, partagés entre le modèle allemand de cogestion mettant l’accent sur les négociations avec les patrons, et une tradition contestataire. Le syndicalisme d’entreprise y a remplacé celui de branche et nourrit le corporatisme. Un modèle dépassé par les évolutions du monde du travail. Avec des structures portées à bout de bras par des membres courageux, mais surtout vues comme des appareils énormes, remplis de permanents coupés de la réalité de la base et vivant sous perfusion des cotisations et des subventions étatiques.

Comme en mai 68, les luttes récentes n’ont pas été impulsées par les syndicats. Les effectifs sont en déclin : en 2016, le taux de syndicalisation atteint 11% (19,1% dans le public, 8,4% dans le privé). Ceux-ci ont été à la traîne dans l’opposition à la loi travail (initiée par des youtubeurs), et carrément largués à l’hiver dernier. Mais là encore, la critique de l’outil syndical n’est pas nouvelle. Et les solutions manquent.

Au-delà des grèves et des émeutes, la perspective révolutionnaire

La transformation des syndicats en groupes de pression perdus entre négociation et contestation a finalement décrédibilisé la menace d’une grève générale. Faute de volonté, le spectacle légal remplace la stratégie de blocage réel de l’économie et de réquisition des moyens de production. L’épisode du dépôt de Frontignan n’en est que la plus récente illustration : la base cégétiste est sincère, mobilisée, mais repliée sur ses bastions et ses acquis, elle adopte une posture conservatrice. Les barricades et les cortèges massifs font de belles photos. Mais derrière, si le gouvernement ne joue pas le jeu – et il a définitivement arrêté depuis Nicolas Sarkozy –, il faut remballer, se disperser, et acter la défaite.

Impensable, disent en chœur des parties de plus en plus importantes du prolétariat, dans toute sa diversité. Avec ou sans gilets jaunes, on expérimente. Parfois avec quelques succès, comme en décembre dernier. Mais sans échapper là encore à la ritualisation : que proposer aux cortèges syndicaux, à part une émeute stérile et, au mieux, un blocage du Polygone ?

L’enjeu du moment est donc énorme et historique. Par-delà les frustrations légitimes, le sentiment d’impuissance et les monologues sur la « convergence des luttes », il s’agit de dégager progressivement de nouvelles stratégies, d’expérimenter en fonction d’objectifs concrets, de perspectives identifiées, d’outils existants (parmi lesquels les syndicats). Des stratégies capables d’unir largement, pour ne plus reculer, pour lutter, apprendre, progresser ensemble – et, peut-être, enfin gagner ?

Pour continuer la discussion, rendez-vous ce jeudi 12 décembre à 19h à la Soucoupe d’Agropolis de Montpellier pour l’assemblée inter-luttes.

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