Racisme : “Depuis les premières découvertes, rien n’a changé” – Entretien avec Mireille Fanon-Mendès-France

Mireille Fanon-Mendès-France a rappelé quelques fondamentaux lors de la Plateforme des Peuples d’Europe, mi-février à Vienne, s’inspirant du travail mené par son père, Frantz Fanon, figure majeure de l’anticolonialisme. Délaissant les statistiques et les cartes pour se concentrer sur les paradigmes fondateurs de notre monde, elle perçoit les violences internationales de notre temps comme la continuation d’une longue histoire raciste de conquêtes coloniales
Article initialement paru dans le numéro 46 du Poing, imprimé en mars 2025 et toujours disponible sur notre boutique en ligne
« Vous êtes des centaines face à moi, venus de toute l’Europe, et je ne vois aucun noir. C’est saisissant. » Le constat dressé par la juriste Mireille Fanon-Mendès-France, face aux participants de la Plateforme des Peuples d’Europe, est implacable et en dit long sur les tares de l’extrême-gauche pour assumer son combat antiraciste et décolonial. En tribune comme en coulisse, face à un journaliste du Poing, la septuagénaire ne se contente pas de l’écume des choses. Quand on lui demande si l’on n’assiste pas à une récente radicalisation de l’ordre international, elle nous fait remonter à la Bulle de 1452 par laquelle le pape Nicolas V autorise le roi du Portugal Alphonse V à « envahir, rechercher, capturer et soumettre les Sarrasins et les païens et tous les autres incroyants et ennemis du Christ où qu’ils puissent être […] et de réduire leurs personnes en servitude perpétuelle ». Selon elle, les événements internationaux de notre époque ne sont pas le fait de rapports de forces, mais « la continuation de ce qui a été mis en place dès les premières colonisations des territoires découverts : l’appropriation illégitime et le règlement des différends par les armes ».
Pour l’ancien collaboratrice d’un député communiste, quand Donald Trump revendique vouloir vider Gaza de son peuple et transformer sa terre en riviera pour les dominants, il s’inscrit pleinement dans cette longue histoire raciste et coloniale reposant sur le vol et les crimes de génocide. « De la doctrine des découvertes de 1492 à celle de la lutte contre le terrorisme ou pour défendre la sécurité, au nom de la loi et de l’ordre, il n’y a aucune différence puisque l’objectif reste celui d’Alphonse V » tranche-t-elle. « À cette doctrine des découvertes a été ajoutée celle de la plantation, d’où est né le système économique actuel. Il s’est enrichi de la vente des corps noirs considérés comme biens meubles, […] au point que la conceptualisation de l’universalisme s’est construite par opposition aux corps noirs et non par adhésion à la dignité et l’identité humaine. » Un racisme antinoir déshumanisant qu’elle prolonge au discours d’Emmanuel Macron du 6 janvier 2025, selon lequel ses pairs africains auraient « oublié de nous dire merci » alors qu’« aucun d’entre eux ne serait aujourd’hui avec un pays souverain si l’armée française ne s[y] était pas déployée ».
Un droit international « néocolonial »
Présidente du Groupe de travail des Nations-Unies sur les personnes d’ascendance noir de 2014 à 2016, Mireille Fanon-Mendès-France ne se fait guère d’illusion sur le droit international, certes « déstructuré » voire « déchiré », mais de toute façon fondamentalement « occidental et néocolonial » car « réservé aux seuls États dits civilisés, face à des peuples “non civilisés” ne pouvant bénéficier de la protection du droit en général et du droit international en particulier ».
Elle regorge d’exemples montrant comment le droit cristallise ces rapports de force. L’ordonnance de 1825 du roi de France Charles X reconnaissant l’indépendance d’Haïti est conditionnée au versement de 150 millions de francs au titre de dédommagement, une dette imposée après quinze jours de siège militaire qui sera remboursée jusqu’en 1952. Dans le même esprit, le député Victor Schœlcher a pris le soin de prévoir une compensation financière aux propriétaires d’esclaves dans la loi d’abolition de 1848. Mireille Fanon-Mendès-France considère aussi que le tribunal de Nuremberg s’est sciemment concentré sur les crimes des nazis, sans possibilité d’étudier les génocides passés, pour ne pas ouvrir une boîte de Pandore qui aurait éclaboussé les Alliés. « Et n’est-ce pas précurseur que la construction de l’État d’Israël se soit faite en violation du droit par une communauté internationale qui venait d’affirmer, la main sur le cœur, le fameux “plus jamais ça” ? » s’indigne la membre de l’Union juive française pour la paix.
Autre exemple : dans les années 1970, la France a mis en place le Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer, reconnaissant ainsi, par le terme de migrants, que les Martiniquais, Guadeloupéens, Réunionnais ou bien encore les Guyanais n’étaient pas des citoyens à part entière, alors que dans le même temps, l’État français qualifiait les populations venant d’Europe par leur pays d’origine : les Italiens, les Espagnols, les Polonais, etc. Notre interlocutrice constate que le droit international, même humanitaire, s’est laissé imposé le règne de la marchandise : « N’existe plus que le droit commercial, où la production des biens est soumise à la loi du marché et fait l’objet d’appropriation légale par les firmes privées et par les grandes corporations transnationales. […] Dans cet ordre, les maîtres ne cherchent pas seulement à exploiter les esclaves, mais, comme le remarque Frantz Fanon, les maîtres les considèrent comme “inessentiels” ».
Malgré son sombre tableau, un brin désespérant, elle plaide pour que le damné fasse preuve d’une « attitude positive, sans laisser de côté sa rage, comme une forme de négation, inspirée et orientée par l’attitude positive de l’amour […] Il s’agit pour nous tous de ne pas attendre d’être adoubé par les agents de la colonialité et à être attentifs à ne pas devenir, occasionnellement ou plus moins occasionnellement, des agents de la colonialité. »
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