Rencontre avec Dooz Kawa, le poète décadent du rap
I. Prélude
Un jeudi matin de décembre. Ma douce journée hivernale débute par une perturbation sur la ligne de train entre Marseille et Lyon. Nous avons quelques heures de retard, le peuple des travailleurs actifs râle. Un de ces porte-parole vêtu d’un costar noir et d’une cravate bleu ciel s’exprime vivement au fond du wagon : « Putain de fonctionnaires de merde, il faut tout privatiser ! La France est remplie de branleurs incapables, plus personne ne veut bosser dans ce pays ! ». En face de moi, une tronche de dispensé de sport(1) acquiesce de la tête tandis qu’un vieux loubard en santiags et veste de cuir ne peut s’empêcher de rire. Je fais de même contemplant à travers la vitre la lumière du soleil qui va accompagner ma journée d’assisté au RSA. Il est bien trop tôt pour se lancer dans un débat politique animé, je n’ai pas encore fumé mon premier calmant de la journée…
Afin de patienter, je me plonge donc silencieusement dans un livre de Richard Brautigan chiné la veille. « Quel talent il a cet enculé ! » me dis-je envieux, me rappelant avoir eu la même réaction la première fois que j’ai entendu un son de Dooz Kawa. J’en frémis d’avance. Car si j’ai claqué, le cul serré, mes derniers sous dans ce train, c’est pour le voir jouer ce soir en terre lyonnaise avec l’Animalerie et Demi Portion au Transbordeur qui affiche complet. Et pour le journal Le Poing, Dooz Kawa a accepté de répondre à quelques questions juste avant de monter sur scène.
Dooz Kawa, rappeur à la voix aiguë d’une trentaine d’année, est un MC particulier. Tout comme son enfance. Fils de militaire, il se fait dépuceler par le rap à douze ans, en se faufilant dans les caves de garnisons d’Allemagne. Cette scène underground franco-américaine va lui transmettre le virus du Hip Hop. Son blaze vient d’ailleurs de cette époque, quand avec ses potes de caserne il se met à taguer KWA (Kings With Attitude) en référence a NWA. Sauf qu’un fils de soldats ça déménage souvent, il se retrouve donc vite seul à se faire surnommer « Kawa » et rajoute ainsi « Dooz » devant son nom pour le coté esthétique laissant libre à chacun l’interprétation de son blaze. A l’âge de 16 ans, notre protagoniste rentre vivre en France dans la banlieue strasbourgeoise. Il compose ses premiers morceaux puis forme le groupe T-Kaï Cee, « Trois jeunes mélancoliques en HLM, complètement enragés, désespérés et perdus », dit-il (2). Sa vie de poète décadent du rap commence…
II. Ville lumière
14 heures 23, je piétine enfin l’asphalte de la ville lumière d’un pas conquérant. La température m’indique être en terre hostile, ici c’est le nord pélot. Bravant le froid, je rejoins comme prévu Dimitri dans son appartement d’étudiant à Guillotière. Youssef est déjà là, pour l’occasion, mes deux alcoolytes vont s’improviser journaliste au Poing. Pour l’instant, ils m’attendent désespérément tels deux drogués, c’est moi qui ramène la verdure pour le week-end. Je pose mon baluchon au pied du canapé brusqué par les hurlements de Youssef : « Putain ! Tu casses les couilles à être en retard, ça fait deux heures qu’on t’attend, tu ne nous respectes pas ! ». Dimitri et moi sourions en pensant à son futur ulcère, car quand Youssef s’énerve c’est qu’il est de bonne humeur. Il ne trompe personne, nous voir lui remplit son petit cœur de bonheur, je lui réponds donc gentiment : « Ferme bien ta gueule ! Et si tu râles encore je ne t’emmène pas voir Dooz Kawa, t’as compris ?! ». Il ne peut que sourire en signe de soumission. Le premier calmant maintenant roulé, nous débattons plongés dans les limbes du canapé.
Nous sommes plutôt d’accord. Pour nous, jeunes branleurs confirmés, Dooz Kawa représente ce rappeur, cet artiste fragile habité par un mal-être viscéral. Celui d’être un utopiste, un anarchiste par instinct vivant dans cette société de merde, dirais-je en toute objectivité journalistique. Aussi philanthrope que pessimiste, la beauté de son art réside dans ce paradoxe. Bien sûr, si vous êtes au bord du gouffre, prêt à faire le grand saut car votre vie n’est plus qu’une boucle mathématique à résoudre, un monochrome sombre sans étoiles que vos proches ne peuvent plus peindre, il est déconseillé d’en écouter trop régulièrement. Mais si vous êtes un alchimiste réussissant à transformer le désespoir en force rayonnante et que vous êtes sensible à la finesse des mots, piquez-vous sans relâche à sa came, car il manie le vers comme une fille de joie la verge. Loin des clichés qui collent au cul du rap, Dooz Kawa semble bien plus proche d’un Verlaine que d’un Kaaris (sans vouloir citer personne).
A la fin des années 1800, Baudelaire, Rimbaud et leur crew vont se faire surnommer « Les Poètes décadents » car ils sont en rupture avec la morale et la raison commune. Considérés comme nuisible par la société pour leur noirceur, leur vésanie, et leur amour démesuré de la défonce (alcool, haschich, opium, etc.), ils emmerdent l’opinion dominante et tous ces artistes populaires sans âme qui éclosent par centaines. Eux, sont des poètes maudits, des libertaires à tendance asociale reconnus pour leur intégrité.
III. L’animal
18h17, nous arrivons devant la salle du Transbordeur. Une équipe de mecs costauds garde l’entrée.
– Bonjour, j’ai rendez-vous avec Dooz Kawa !, leur dis-je plein d’entrain.
Le chef de la bande, le plus musclé, se retourne :
– Négatif ! J’peux pas vous laisser rentrer ! Il faut qu’il vienne vous chercher !
J’insiste avec talent et gentillesse, mais sa tête froide de russe mangeur d’enfants nous fait comprendre qu’il n’y a pas moyen de négocier. « Sale chien ! » marmonne Youssef dans sa barbe.
Après quelques appels en absence, des incompréhensions géographiques, nous rencontrons enfin l’animal strasbourgeois sur le parking qui borde la salle. Il nous salue avec la même dégaine désinvolte que dans ses clips, seules la douceur et la tranquillité de sa voix me perturbent. Aucune once de méchanceté ne se ressent chez lui.
Toutes les loges étant occupées, c’est sur ce parking que va se dérouler l’interview. Je sors donc le dictaphone de mon sac, le donne à Youssef afin qu’il enregistre, puis j’enfile ma casquette de journaliste avant de poser ma première question :
– Tu as l’air plutôt antimilitariste dans tes chansons, comment t’as vécu ton enfance ?
Il prend quelques secondes de réflexion, comme un universitaire voulant sélectionner minutieusement ses mots, et finit par m’expliquer que ça a souvent été la guerre, une source de dispute perpétuelle. En contradiction avec ses parents, il a été un Adolescent à problème, un jeune homme agité viré de son bahut et trainant tard le soir tel un zonard. Mais Dooz Kawa reste vague sur ce passé tumultueux, il semble peu fier de cette époque. Moi, j’ai du mal à imaginer l’homme en face de moi respirant la zénitude, être un jeune sauvageon peu respectueux. Je n’insiste pas. Et enchaine avec une autre question qui me taraude l’esprit depuis longtemps :
– Tu as collaboré avec des guitaristes manouches sur plusieurs projets, pourquoi ?
– C’est simple… Dans les différents quartiers de Strasbourg ou j’ai habité et trainait, il y avait pas mal de gitans. A force de les côtoyer, j’ai forcémentété influencé par leur culture et leur musique. C’était donc naturel pour moi d’inviter sur mes projets des guitaristes manouches au talent immense que j’ai rencontré.
En 2006, Dooz Kawa fait la connaissance de Biréli Lagrène, le prodige manouche mondialement reconnu et avant tout star locale ; de leur fulgurante amitié naîtront plusieurs titres. En 2007, il se voit s’associer à Biréli lors de son concert au Cheval Blanc à Schiltigheim. Il y rencontre Mito, guitariste manouche de la longue lignée des Loeffler, qui se proposera de participer à l’album Étoiles du sol, sorti en 2010. À ces collaborations s’ajoute en 2009 celle de Mandino Reinhardt, le fils de Django.(3)
Mal poli, je me rend compte que je ne lui ai pas demandé comment il va. Apparemment, il ne pète pas la forme. Un peu stressé comme à chaque fois qu’il est sur le point de monter sur scène, « ça ira mieux après le concert, j’aurais plus la pêche ! » nous assure-t-il. Mais l’énergumène vient tout juste de finir d’enregistrer un album, et « comme à chaque fois, ça me bouffe de l’intérieur » nous confie-t-il. Pour lui, la phase d’écriture n’est pas cathartique, bien au contraire. Il doit se replonger dans une tristesse constante, et comme dirait son pote Lucio « S’attacher à ses angoisses, c’est les revivre en pire »(4). Faire du rap lui torture l’esprit à le rendre profondément neurasthénique. « Puis tu sais, avec l’écriture, le studio et les concerts, c’est dur de gérer sa vie de famille surtout que je suis papa. Je me sens épuisé. Avec le train de vie que je mène en tournée, alcool et ce qui va avec tous les soirs à mon âge ça use ! » ajoute-t-il d’un ton sincère.
Dimitri, en tant qu’être rationnel, reste perplexe face à sa réponse, il ne comprend pas :
– Pourquoi tu continues de rapper si, au final, cela te fait plus de mal que de bien ?
Youssef, frigorifié de devoir tenir le dictaphone sans gant, approuve la question d’un geste de la tête ; tandis que Dooz Kawa affiche pour la première fois un sourire timide démontrant qu’elle est en effet pertinente. Il reprend après quelques secondes de réflexion.
– C’est clair qu’il faut relativiser un peu ce que je dis car je sors à peine d’une période compliquée. Après le concert quand je vais faire la fête avec les potes ça ira mieux, nous répète-t-il à s’en persuader. Mais même si ça me bouffe, j’aime le rap ! J’ai besoin de coucher sur une feuille ce que la vie en société m’inspire, sinon je ressens un grand vide. Comme je le répète souvent, je me shoote au rap à l’image d’un sportif de sport extrême qui se shoote à l’adrénaline… Et puis ça m’apporte aussi une certaine reconnaissance. La musique m’a donné une petite identité dans ma vie et on aime tous être quelqu’un, sans avoir bien sûr la prétention de prêcher la bonne parole. J’écris un ressenti à un instant T qui peut évoluer.
– D’ailleurs depuis le temps que tu rappes, t’as senti une évolution dans ton écriture ?
– Dans le rap, il y’a une mode à suivre ; et soit tu es dedans, soit t’es oldschool. Au début, j’écrivais des textes à thèmes comme IAM et MC Solaar. Mais aujourd’hui, la mode est à la punchline, tu dois provoquer une émotion toutes les 5 secondes à ton auditeur sinon il décroche. Petit à petit le fond a perdu de son intérêt au bénéfice de la forme. Donc le challenge pour moi, c’est de m’adapter à cette nouvelle forme d’écriture du rap tout en y ajoutant du fond le plus souvent possible.
Pressé par le temps, j’enchaîne les questions sur le rap.
– J’dirais que plus je fais du rap, moins je me définis comme rappeur, nous explique-t-il. Au début quand j’enregistrais en studio, on m’a mis en contact avec des majors. Ils aimaient bien ma musique, mais j’étais trop éclectique pour eux. J’ai toujours voulu apporter une valeur ajoutée au rap en allant chercher des samples et des musiciens de différents univers. J’ai quand même essayé de me plier à leurs exigences. Seulement, j’ai vite compris que je ne m’épanouissais pas en m’enfermant dans un style…
– La musique ne remplit toujours pas le frigo ?
– Aujourd’hui, j’prends le rap comme un hobby, une passion. Ce n’est plus un but dans ma vie de manger en faisant de la musique. Et puis grâce, comme ce soir, à L’Animalerie qui me fait jouer, j’arrive à faire un peu d’argent. Même si pour payer toute mes factures j’suis obligé d’avoir un taf la semaine. Mais tu sais, signer en major n’est pas forcément le meilleur moyen de gagner de la tune. Ça peut être plus rentable économiquement pour un artiste d’être dans une petite structure même s’il est moins diffusé. Il y a moins d’intermédiaires qui prennent leurs billets dessus ton truc.
Le téléphone de Dooz Kawa sonne, un de ces potes à l’intérieur de la salle lui rappelle qu’il doit bientôt jouer. Avant que l’artiste ne parte souiller la scène du Transbordeur, je pose une dernière question :
– Un petit bilan de l’année qui s’achève ?
– Pas de bilan… Je crois qu’on va mourir, et qu’entre temps on décore nos vies. La musique décore la mienne, et cache mon ennui…(5)
– Ok gros…
C’est la fin de l’interview, Dooz Kawa s’en va en nous saluant gentiment. Dimitri comprend un peu mieux pourquoi il continue à faire du rap même si cela le bouffe autant ; tandis que Youssef, se grattant la tête, me regarde avec un sourire gêné :
– C’est grave si j’me suis trompé de bouton sur le dictaphone, que je n’ai pas enregistré… ?
Merlin
(1) Expression emprunté à Akhenaton dans la chanson La fin de leur monde (2) lebonson.org (3) http://genius.com/artists/Dooz-kawa (4) Note d’un souterrain, Lucio Bukowski (5) Réponse emprunté à lebonson.org
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