Archives - Littérature 25 janvier 2016

Tu y as ta place mon ami

une nouvelle d’Henri Nimrodstein

1077288_573722482673398_1876591559_o

Un rideau gris s’abattit sur la ville, je vis alors toutes ces têtes brunes, en une cohue générale qui se mirent à cavaler à la recherche d’un abri de fortune pour se protéger de ces gouttes d’eau venues déranger leur train-train quotidien. Bien que la ville dans laquelle je me trouvai présentement ne s’arrêtait jamais de danser, je remarquai que ce fût bien la première fois que je voyais l’un d’eux courir. Cela fut assez déroutant ; eux qui vivent à un rythme très différent de ce que j’avais par chez moi, se presser n’était pas inscrit dans leurs mœurs. Je me mis pour n’en déranger aucun, à longer les murs et espérant ne pas me retrouver bousculé et piétiné dans la boue.

Aujourd’hui marqua le premier jour de pluie : le passage à la Varṣākāla – la saison des pluies – elle allait me délivrer de ces chaleurs écrasantes qui me cloîtraient dès l’aurore dans l’atrium de la maison que j’occupais. Pensant retrouver cette odeur de la pluie chauffée par un bitume brûlant d’été que j’affectionnais par le passé, je humai d’une grande inspiration or, saisi par le mélange moite des odeurs de déchets qu’ils avaient l’habitude de semer sur leur passage et par les excréments qui jonchaient eux aussi le sol que nous foulions, un haut-le-cœur violent me fit recracher tout l’air de mes poumons. Je manquai de vomir.

Je poursuivis mon chemin malgré ça et tâchai de ne pas m’enfoncer dans les flaques. Finalement la pluie cessa aussi brutalement qu’elle apparut. Puisque je n’avais pas prêté attention à l’heure de la journée – j’avais détaché de mon poignet ma montre qui ne s’avéra d’aucune utilité dès le troisième jour – je ne sus si se fusse le crépuscule du soir qui tombait ou bien les nuages obstruant le soleil qui créaient cette pénombre naissante. Cette dernière fit apparaître un essaim de lumières fragiles, une étrange atmosphère prit place dans cette ruelle et celles aux alentours. Les échoppes et les demeures s’allumèrent, et cette atmosphère chaleureuse apporta aux visages des passants un aspect encore plus exotique que d’ordinaire. Je me crus un instant être un des premiers émissaires parti à la recherche d’un nouveau comptoir à établir pour Dieu sait quelle compagnie ou riche famille en quête de nouveaux marchés fruc tueux. Un homme m’interpella de son accent si singulier dans cette langue internationale qui n’était pas la notre et me proposa ses services de barbier.

Nonobstant l’état presque insalubre de sa boutique et en dépit de mon aversion pour les lames affûtées, je m’installai dans son confortable fauteuil. Son sourire fut si grand et si communicatif que je laissai ma gorge à ses mains expertes, il prit aussi la liberté de mettre aux goûts du jour ma coupe de cheveux. Une fois finie mes joues rougirent sous son eau de Cologne qui n’avait de Cologne que le nom. Je partis le cœur léger en laissant dans sa paume un billet de banque sur lequel Gandhi, tout sourire, nous souhaitait la bonne fin de journée. Lorsque je sortis, les enfants ayant quitté l’école dans leur uniforme immaculé envahirent la ruelle. Des attroupements se formèrent autour des vendeurs ambulants derrière lesquels s’échappaient les fumées enchanteresses de leurs cuissons.

Personne ne me prêtait attention bien que sous mon bronzage persistait la pâleur de ma peau de caucasien, mes cheveux bruns blondirent au soleil, ma barbe quant à elle roussit aussi soleil. Deux joueurs de musique firent, à mesure que je m’enfonçais dans le quartier, chanter ensemble, sitar et tablā dans un raga qui m’était inconnu à ce jour. Je me surpris à fermer les yeux, les passants durent m’éviter. Je sentis un à un, chacun des poils de mon corps se dresser, jusqu’au moment où, je sentis aussi cette chose moite m’agripper.

L’enfant avait surgi de nulle part et me tenait l’avant-bras avec une force que je ne lui aurais jamais attribuée. Je croisai son regard et je ne pu m’en défaire. Il me fixa en silence de ses yeux indescriptibles, où tant d’émotions jaillirent du fond de son iris qui se trouvait être aussi profond qu’une nébuleuse et cet astre condensé aspira mon esprit tout entier. Me ramena sur terre la sensation de ses doigts descendant le long de mon épiderme, j’avais l’impression d’avoir vieilli de mille ans, d’avoir voyagé sur une infinie distance. Il me prit par la main et se mit à courir.

Je ne fus pas en mesure de retenir son élan, je me mis donc à courir à mon tour. Le pas emboîté, nous zigzagâmes dans la foule et bien que je commençais à connaître la ville depuis le temps où j’y avais trouvé refuge, je ne reconnu aucun des passages que nous empruntâmes. Nous continuâmes encore à cavaler. Perdu comme au premier jour, je redécouvris cette sensation extraordinaire qu’est la perte de repères. Les ruelles déjà pas grandes, rapetissèrent au fil de notre course, les gens s’évaporèrent à chaque tournant, le garçon ralentit et nous finîmes seuls dans ce dédale. Il lâcha ma main et se retourna vers moi, harponnant de nouveau mon regard par ses yeux perçants. Il me sourit avec innocence. Alors que je clignai des yeux un instant il en profita pour se volatiliser. J’étais dans un cul-de-sac.

Au-dessus de moi pendait une toile complexe de câbles électriques, les murs qui s’étiraient en hauteur me firent rétrécir, je ne voyais même pas un bout de ciel. En face, une double porte massive aux ornements persans dont le centre portait en relief un motif qui, lorsque je le vis, me déclencha une suée froide, mes jambes flageolèrent. Ce signe, cette porte, touchèrent quelque chose dans ma mémoire et bien que je ne susse pas encore quoi, mon inconscient bataillait avec une trace mnésique. Une impression de déjà-vu très forte m’envahit et me glaça le sang comme si ce qui se trouvait à l’intérieur aller m’être hostile.

Très lentement et précédé d’un cliquetis presque imperceptible, les portes commencèrent à s’ouvrir. Je vis par l’entrebâillement une lueur rouge d’Andrinople qui remplissait la pièce qui se cachait derrière. Comme si j’eus un vent violent dans le dos, je me sentis pousser vers l’intérieur sans que rien ne me touche. Au fur et à mesure qu’elles s’ouvraient, un brouhaha de percussions battait un rythme lent mais régulier à l’intérieur, la respiration de cette pièce étrange était traduite par ces sons dont la source ne semblait provenir d’aucun instrument. Une fois le seuil franchi, les portes se fermèrent derrière moi dans un grand fracas, je sursautai.

La vaste salle éclairée uniquement par des torches murales dont les flammes rouges trafiquées par l’alchimie dansaient, avait en son centre un fauteuil qui me faisait dos. Les percussions devinrent frénétiques un court moment puis s’arrêtèrent net lorsque le siège pivota sur son pied central. Elles laissèrent dans mes oreilles un bourdonnement sourd. J’avais chaud, j’avais froid. Quelqu’un était assis dans ce fauteuil et les contours de sa silhouette devinrent vaguement plus distincts lorsqu’il me fit face, pourtant je ne pouvais apercevoir les détails de son visage. Cela faisait de longues minutes que nous nous faisions face et que mes yeux s’habituaient à l’obscurité. Ils dégagèrent de cette assise un homme glabre, aux cheveux courts, blême. Il ne me sembla pas être d’ici, il me sembla être pâle comme un linge et quand il se leva en silence il mit à jour sa maigreur catastrophique et sa parfaite nudité. Je restai là, coi, figé sur mes appuis. Mon regard s’arrêta sur ce qu’il portait au milieu de son torse, brillant de mille feux, son pendentif qui lui cassait le cou, balançant sous sa démarche dégingandée lorsqu’il s’avança vers moi. Sans que je ne puisse rien y faire, mes jambes fléchirent, je me trouvai à genoux devant lui. Mon cœur battit si fort que nous pûmes l’entendre à travers ma poitrine, ma transpiration colla mes vêtements à ma peau, l’odeur de l’encens me fit tourner la tête. Elle fut là, cette même inscription que je venais de voir sur la porte. Ma vision se troubla et se matérialisèrent devant mon voile noir mes plus lointains souvenirs ; tel un magnétoscope dont les têtes de lectures et autres bandes magnétiques s’emballeraient d’avant en arrière, d’arrière en avant. La même marque que celle de mon adolescence, dansait autour de ce même cou. La barrière qu’avaient battit pour m’en protéger, les décennies qui m’en séparaient, venaient de voler en éclats. Je poussai des cris de douleur alors les percussions se remirent à battre la cadence.

Je relevai lâchement la tête pour le contempler alors qu’il s’avançait vers moi encore de quelques pas. Je n’eus pas besoin de voir son visage rentrer dans la lumière pour le reconnaître, nul autre ne pouvait posséder un collier comme celui-ci. Je me mis à haïr cet enfant qui me conduisit jusqu’ici. Je pleurai de peur et mes larmes ne cessèrent de glisser sur mes joues froides quand soudain, d’une voix d’outre-tombe, ce corps nu s’adressa à moi. Il me demanda si ce bijou m’était familier. Je ne lui offris comme réponse qu’un simple hochement de tête puis je m’écroulai à ses pieds, criant miséricorde. Sa main froide me redressa par le col et m’obligeant à me relever. Il sonda mon âme par un profond silence, et par un rictus sadique rendit son verdict – je n’avais par le passé rien fait pour l’extirper de son sort funeste. Je ne me demandai pas ce qu’il faisait ici, si cette scène fut bien réelle, si c’était des restes de mes différentes initiations qui se manifestaient, s’il m’avait attendu là toutes ces années, s’il n’y avait pas une autre solution. Je persistais dans mon mutisme.

Il me sauta enfin à la gorge et serra en douceur ses deux mains autour de mon cou ; puis de plus en plus fort ; enfin, comme un forcené. L’oxygène me manqua. Je défaillis en douceur, soutenant son regard et dans ses yeux mouillés je pus voir mon reflet. Étonnamment je souriais.

Voilà bien des années que je n’avais pas pensé à lui et pourtant je fis tout pour lui rendre honneur, chacun de mes actes lui furent sûrement tous dédiés mais aucun n’eut la prétention de racheter ma faute, j’allais le payer hic et nunc. Il desserra sa prise un court instant pour me parler une dernière fois puis se remit à m’étrangler de toutes ses forces. Je fus heureux pour lui… ravi qu’il vienne chercher ce qu’il méritait. Sans regrets, le cœur soulagé, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, j’y allais à mon tour.

Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :


ARTICLE SUIVANT :

Charles Bukowski, Contes de la folie ordinaire