« T’as vraiment des goûts de petit-bourgeois de merde »
Si le mouvement des gilets jaunes a eu bien des mérites, avoir ramené la question des conditions de vie au centre du débat public n’est pas le moindre de ceux-ci. Auparavant, parler de travailleurs et de bourgeois faisait lever les yeux au ciel à beaucoup de personnes ayant l’impression d’entendre un discours dépassé. Au mieux ces termes étaient employés comme des insultes : « lui, c’est un bourge », « t’as vraiment des goûts de petit-bourgeois de merde », « quelle vie de prolo », et autres noms d’oiseau.
Il y a pourtant un vrai intérêt à employer ces catégories pour comprendre la réalité de notre société plutôt que pour s’insulter. Encore faut-il les définir ! Bourgeois, petit-bourgeois, prolétaire, travailleur… Tout cela n’est pas simplement synonyme de riches et de pauvres, bien que ces groupes se superposent souvent. Il ne s’agit pas non plus d’une simple question de « mentalité » qu’il suffirait de changer en pensant différemment. Ni non plus de mots sortis d’un passé poussiéreux plein d’usines fumantes et de patrons en chapeaux haut-de-forme.
Dans une approche classique, la classe sociale est définie par les rapports de production. C’est-à-dire la place des individus dans l’organisation sociale de la production, et plus largement de l’économie : si vous devez au quotidien travailler pour vivre, que ce soit dans un garage, dans un call-center ou derrière une caisse de supermarché, vous êtes une personne salariée, et vous êtes surtout potentiellement inclue dans le prolétariat (si vous avez conscience d’appartenir à ce groupe).
D’un autre côté, si la source de vos revenus vient du travail d’autres personnes – via le travail que vous les payez pour faire dans votre entreprise, mais aussi par exemple via des loyers que vous prélevez, si vous êtes propriétaire d’appartements – vous n’avez pas besoin de vendre votre force de travail au quotidien, vous êtes dans la bourgeoisie. Vous pourrez entreprendre, capitaliser, investir. Aux dépens de celles et de ceux sur qui reposent votre bien-être.
Où suis-je là-dedans ?
Bien sûr, on pensera immédiatement à des contre-exemples, surtout dans une société tertiarisée comme la nôtre où les frontières sont brouillées par la multiplication des contrats précaires, des petits propriétaires, des « bullshit jobs »… C’est d’ailleurs pour cela que d’autres catégories ont été créées au fil des années pour préciser notre modèle. Quelques exemples donneront un peu de vie à notre propos :
– Si vous êtes une chanteuse connue ou un footballeur millionnaire, vous touchez bien un salaire, et il est probable que vous veniez d’un milieu modeste. Mais pour autant, votre capital économique vous permet d’investir et de vous reclasser (en passant à la classe supérieure, donc). Comme un PDG, en somme. Félicitations ! Vous entrez dans la bourgeoisie et vous incarnez la « success story » capitaliste qui fera rêver le peuple. Vous pourrez vous aussi exploiter des gens dans votre chaîne de magasins. Mais les bourgeois que vous fréquenterez ne manqueront pas une occasion de vous renvoyer à vos origines, ne vous inquiétez pas.
– Imaginons que vous soyez au contraire issu d’une bonne famille, pas forcément très riche, mais avec un certain confort, comme une rente venant d’un appartement loué, et avec de bons salaires (papa médecin, maman cadre…). Vous bénéficiez d’une éducation poussée, vous faites de longues études, mais votre famille vous laisse vous débrouiller, vous galérez, et vous devez travailler à McDo pour vivre. Vous êtes prolétarisé, déclassé, et cette inquiétude par rapport à vos origines et à votre futur peut vous conduire à haïr votre prochain. Ou à vous sentir solidaire de sa condition et à vous révolter, en bénéficiant en plus d’un solide bagage culturel. C’est le parcours type de nombreux révolutionnaires.
– Et l’auto-entreprise ? Tout le monde peut aujourd’hui monter sa start-up. En théorie… Comme dans les jeux de hasard, pour un gagnant, on oubliera vite les milliers de perdants. Le statut légal ne dit pas grand-chose de la réalité. Vous êtes peut être à votre compte, mais si vous devez pédaler tous les soirs pour livrer vos repas, vous n’êtes clairement pas dans la même classe sociale qu’un type sorti d’HEC qui embauche vingt personnes pour développer une application smartphone. Certes, vous avez votre vélo, mais qui vous paye ? Et en plus, pas de statut salarié (statut obtenu par des luttes longues et non par la gentillesse de la République) : si vous êtes malades, que vous avez un accident ou que vous n’êtes pas assez productif, c’est pour votre pomme. Bienvenue au XIXe siècle.
– Mais alors, le chômage ? Chercher du travail et avoir droit à une allocation, ce n’est pas vivre du travail des autres (on a cotisé, on touche donc un salaire différé ; et même si on est au RSA, on paye quand même la TVA, etc). Les personnes au chômage sont aussi dans le prolétariat. Avec la perspective peu réjouissante pour les situations les plus précaires ou les plus désespérées de tomber hors de l’économie formelle, dans la débrouille, le deal, (qui peut mener à la bourgeoisie), la vie à la rue… La peur du déclassement est un puissant outil pour empêcher la révolte. Personne n’a envie de perdre ses maigres avantages !
– Et si vous travaillez, par exemple, dans une usine de métallurgie – working class hero ! – mais que vous touchez 2800€ par mois en fin de carrière pour un travail hautement qualifié ? Vous avez de quoi acheter à crédit un pavillon, vous avez deux bagnoles pour votre foyer, pas trop de soucis d’argent. Oui, mais vous restez un ouvrier : vous devez chaque jour aller au turbin, et votre environnement est conditionné par votre classe.
Car c’est surtout cela, la classe sociale. Ce n’est pas qu’un chiffre sur son compte en banque. C’est une réalité quotidienne qui définit votre espérance de vie, ce que vous regarderez à la télé, les gens que vous rencontrerez, là où vous habiterez, ce que vous mangerez, la manière dont vous vous habillerez, comment vous vous exprimerez, et même ce dont vous rêverez.
Que faire de tout ça ?
On voit donc qu’il ne s’agit pas que d’une question purement économique. La vie matérielle produit aussi les idées que nous avons, nos goûts, nos relations sociales… C’est pourquoi de nombreuses théories ont cherché à comprendre ce qui déterminait le parcours d’individus en principe libres et égaux (à la naissance, c’est bien joli, mais après ?). Bourdieu a par exemple proposé les notions de capitaux culturel, social, et symbolique, qui viennent s’ajouter au capital économique ou le compenser.
Mais encore une fois, notre situation matérielle est primordiale : on n’envisage tout simplement pas le monde de la même manière si on doit se détruire la santé au quotidien et se demander comment on remplira le frigo en cas de maladie, ou si au contraire on peut voir venir et profiter de nos journées. La réalité de l’exploitation partagée par des dizaines de millions de personnes ne se résume pas à quelques slogans syndicaux. Il s’agit surtout d’un sentiment plus ou moins conscient d’avoir des intérêts communs, et nous en avons vu de puissantes démonstrations avec les gilets jaunes, malgré la diversité des parcours de vie.
Quelle que soit votre classe, objectivement ou comme vous le ressentez, n’en ayez pas honte. Bien sûr, il ne s’agit pas que d’une question de mentalité, mais rappelez-vous que l’on évolue au cours d’une vie, que les classes elles-mêmes sont perpétuellement en mouvement, et que malgré tous nos contre-exemples, l’immense majorité de la population se retrouve soit désavantagée, soit avantagée par le système actuel. Si vous faites partie du prolétariat, la société tourne grâce à vous, et peut changer par votre action. Si vous êtes dans la bourgeoisie… Profitez bien avant qu’on arrive ! Et si vous avez l’impression d’être une personne privilégiée, par votre confort, vos études, ou vos origines, inutile de culpabiliser : il n’appartient qu’à vous de faire changer les choses en mettant vos moyens au service d’une noble cause.
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