“Un pays qui se tient sage” : la répression, c’est arrivé près de chez vous

Le Poing Publié le 30 septembre 2020 à 12:25

Ce mercredi 30 septembre 2020 sort le film dujournalisteet réalisateur David Dufresne : Un pays qui se tient sage, documentant l’escalade de violences policières en France depuis quelques années et principalement au cours du mouvement des Gilets jaunes. À l’occasion de l’avant-première au cinéma Diagonal, à Montpellier, Le Poing a rencontré David Dufresne.

Pour les militants aguerris, Un pays qui se tient sage sera à la fois familier et surprenant. Familier dans la litanie d’images, parfois insoutenables, filmées au cours de l’insurrection sociale qui agite, ou du moins a agité le pays depuis deux ans ; surprenant par certains des dialogues qu’il met en scène, entre des historiennes, des sociologues, des policiers syndicalistes, des militants et des victimes des violences d’État.

Le parti pris de Dufresne est de tout montrer, sans mâcher les mots ni cacher certaines images gênantes pour tel ou tel « camp », pour reprendre la terminologie d’un sinistre préfet. Le film, explique-t-il, se pose comme un contre-récit face aux manipulations du pouvoir qui prétend avoir vu la République vaciller sous la violence prétendument insoutenable des Gilets jaunes, et n’avoir eu pour autre choix que de radicaliser son maintien de l’ordre. Désormais sur grand écran, ces images auparavant cantonnées à nos ordinateurs et nos smartphones prennent toute leur puissance, tout leur scandale, tout leur effroi.

Outre un gros travail de montage et de sound-design (les images sources sont généralement prises par des téléphones portables), David Dufresne propose un film à la fois frappant par la dureté de certaines images mais sans complaisance ni surenchère devant cette violence : le propos passe avant tout. Des personnalités diverses réagissent en direct à ces images et, du haut de leur engagement professionnel, universitaire, militant, ou de leur destin cabossé de mutilés, commentent, analysent ce qu’on leur montre. Certains dialogues sont feutrés, d’autres plus animés, comme celui qui oppose le journaliste Taha Bouhafs à un policier d’Alliance, syndicat qui a diffusé sur twitter des visuels racistes à l’encontre du jeune homme. Parti pris intéressant : la fonction des personnes qui parlent à l’écran n’est révélée qu’au générique de fin, pour permettre à leur discours d’être reçu sans a priori, même si, concernant le policier d’Alliance, nombre de ses saillies font, au mieux, ricaner la salle tant elles versent dans le cliché mélodramatique mille fois entendu sur les plateaux de télévision : « Ces images ont besoin d’être contextualisées ! »

Le film développe notamment plusieurs réflexions intéressantes sur la notion wébérienne de « violence légitime » et sur la démocratie. Certains intervenants sont plus inégaux que d’autres, mais certains – et d’ailleurs, plutôt, certaines – font immédiatement mouche. C’est le cas de la juriste Monique Chemiller-Gendreau, à la parole forte et lumineuse, mais aussi de ces habitantes de quartiers populaires qui racontent l’humiliation de leurs enfants lors de l’interpellation collective de Mantes-La-Jolie, en 2018, qui inspire son titre au film. Une travailleuse sociale crève l’écran en retournant l’accusation de violence contre l’État lui-même : la violence, n’est-ce pas d’abord de laisser mourir des centaines de milliers de personnes de faim et de froid dans la sixième puissance du monde ? D’exploiter les autres, de leur flinguer la santé au travail pour un salaire de misère ? De reléguer des quartiers entiers dans le mépris et le silence ? Par ses mots simples, viscéraux, c’est la théorie bien connue des trois violences (la violence de l’État engendre la violence révolutionnaire, qui tente de l’abolir et donne elle-même naissance à la violence répressive qui vise à l’étouffer), elle-même citée dans le film, que cette femme décrit.

Les jeux de lumière, les silhouettes des commentateurs qui se découpent sur l’écran où sont diffusées les images permettent d’offrir une mise à distance bienvenue à ce déferlement de cris, de coups, d’injures, de blessures. De temps à autre, les lieux où se sont déroulées certaines des scènes les plus choquantes sont filmés, sous le même axe, de nombreux mois plus tard, alors que la vie de tous les jours bat son plein. Le contraste est frappant. Le calme de ces rues, de ces places, tranche avec l’immense chaos qu’on a vu s’y dérouler, donnant une impression vertigineuse de danger imminent et de banalité dans le mal – on pourrait presque sous-titrer : C’est arrivé près de chez vous. Et ça peut recommencer.

Un éborgné, dans le film, tient à souligner qu’il n’en veut pas au policier qui l’a blessé, mais aux donneurs d’ordres, rendant le propos hautement politique. Dufresne, qui avait justement axé son compte twitter « Allô Place Beauvau » sur l’interpellation du politique, du ministère de l’Intérieur, tient tout de même à souligner le phénomène d’autonomisation croissante de policiers de terrain, qu’on ne peut exonérer de leurs responsabilités sous prétexte qu’ils obéiraient à des ordres.

Ce film n’est pas un tract, mais un témoignage de l’histoire contemporaine. Il vient en outre combler le vide béant laissé par les grands médias, qui n’ont traité les violences policières qu’à la marge et de manière toujours euphémisée. Il est d’ailleurs caractéristique, remarque Dufresne, que les quelques policiers condamnés pour leurs méfaits contre des Gilets jaunes le soient pour des actes mineurs – une gifle, un croche-pattes, un jet de pavé sans victime – quand les éborgneurs et les assassins (notamment de Zineb et Steve) n’ont, pour l’instant, pas été sanctionnés. D’autres ont même été promus ou médaillés. À Montpellier, Daniel, l’ancien chef de la BAC, bien connu des militants locaux depuis son altercation (montrée dans le film) avec Camille, observatrice pour la LDH, fait partie de ces policiers placardisés pour des faits, certes hautement symboliques, mais mineurs – ici, une injure publique. Mais quid des policiers qui ont tiré dans la tête de Axel, Kaïna, Yvan ? Qui ont éborgné Dylan ? Tiré sur un militaire de 25 ans en permission qui sortait du restaurant ?

Dylan, un inconnu, Alexis, Axel, Guillaume, Kaina, Lauranne, Laurent, un militaire en permission, Pierre, Véronique, Yvan, Virgile, Casti : toutes ces personnes ont été blessées à Montpellier par la police lors du mouvement des gilets jaunes (sauf Casti, éborgné en 2012)

Montpellier tient une place symbolique dans le film. David Dusfrene nous confie avoir toujours pensé notre ville plus calme que Toulouse, Bordeaux ou Paris, et s’est étonné de voir ressurgir chez nous la fureur du Midi-Rouge, qui s’est traduite par un nombre croissant de signalements sur son compte twitter. Par ailleurs, il s’est appuyé sur le soutien de nos médias locaux indépendants – notamment La Mule du Pape pour les images, ainsi que Le Mur Jaune – pour bâtir son film. Il n’a d’ailleurs pas manqué de citer Le Poing et Le Barricade parmi ses relais locaux, et a fait la part belle, durant l’avant-première, à Casti, Yvan et Kaïna, pour Les mutilés pour l’exemple, ainsi qu’au collectif Stop armes mutilantes, créé à Montpellier.

Manifestation pour dénoncer les violences systémiques de la police et pour réclamer l’interdiction des armes mutilantes, le 12 janvier 2020 à Montpellier.

S’il prend racine dans le mouvement des Gilets jaunes et dans le travail du même David Dufresne, ce film n’est pas une chronologie ou une histoire des Gilets jaunes, mais une œuvre citoyenne visant à contester à l’institution policière le monopole du débat sur ses pratiques. Loin de mettre en scène des clashes à la façon des chaînes d’info en continu, Dufresne propose des binômes riches en dialogues. Derrière l’idée du dialogue, en creux, se pose la question d’une réforme de la police. Mais est-elle encore possible avec de tels verrous syndicaux et institutionnels – IGPN et ministère de l’Intérieur en tête ? David Dufresne répond avec ce film : ce débat n’appartient pas à la police, mais à la société tout entière.

Peut-être même est-ce la dernière chance d’imposer cette discussion entre les citoyens et l’institution, s’inquiète d’ailleurs le réalisateur, tout en soulignant que les coups de menton d’un Darmanin, encore plus « DRH des syndicats de police » que Castaner, rend de plus en plus improbable une quelconque réforme venant de l’État et de la police. Le « nouveau schéma du maintien de l’ordre » proposé par le ministère de l’intérieur, qui généralise les pratiques du redoutable préfet de Paris Didier Lallement (avec, notamment, l’idée de généraliser les BRAV motorisées sur tout le territoire), est à ce titre un signal inquiétant. Filmer les policiers sera de plus en plus difficile, dangereux et criminalisé, rendant un film comme celui de Dufresne plus compliqué à produire. Dans ce contexte, la revendication d’abolir la police formulée, aux États-Unis lors de l’insurrection qui a éclaté après la mort de George Floyd, parait de plus en plus sérieuse.

Quid des relais politiques du film ? Bien diffusé dans les réseaux du NPA et de La France Insoumise, il a semble-t-il reçu un accueil plus frais chez les militants de EELV, qui prônaient pourtant, dans les années 1980, le désarmement de la police, et semblent maintenant se chercher un espace plus central (c’est-à-dire, plus à droite), comme en attestent les prises de position récentes de leur leader Yannick Jadot sur le burkini et l’insécurité. Étrangement, ni le PS ni le MEDEF n’ont souhaité diffuser le film durant leurs universités d’été.

Trop contemporain, politique, sans concession, ce film de cinéma n’aurait pas pu être produit de manière aussi honnête en télévision. Le cinéma permet, selon le réalisateur, de nous libérer de la temporalité des chaines d’info, de l’ensauvagement, des polémiques stériles dont le bruit de fond consiste à taire les vrais enjeux. Auparavant, David Dufresne avait écrit un roman pour décrire, par l’intime, les événements de nouveau explorés par le film.

Progression logique selon lui : d’abord susciter le débat avec son twitter, l’approfondir avec le roman puis le nourrir avec ce film. Dans une époque propice à la confusion, à la post-vérité et à l’invisibilisation des vrais enjeux et des scandales sous l’agenda vicié des dominants, peut-être que le choix du cinéma, et encore plus de la fiction littéraire – qui fait appel à l’affect du lecteur et à son identification à des personnages – sont les derniers bastions d’une vérité, plus brute parce que maquillée (« Entrer en scène sous un masque n’est pas un mensonge : c’est le plus souvent le seul moyen de tout dire sans offenser la pudeur ni trahir les secrets qu’il faut respecter », avait écrit Lanza del Vasto), transmise en partage aux générations suivantes.

Un film à aller au cinéma montpelliérain Le Diagonal (5 rue de Verdun, à deux pas de place de la Comédie), aux horaires suivantes :

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