Une journée devant la télé : le confinement dans la peau de ma grand-mère
Le journalisme gonzo est à la fois une méthode de travail et un style d’écriture consistant à assumer la subjectivité de l’auteur. Le journaliste devient le protagoniste de son reportage et le rédige à la première personne. La rédaction du Poing compte dans ses rangs un apprenti gonzoïde toujours en quête de nouvelles expériences journalistiques. Aujourd’hui, il s’agira pour notre scribe de se mettre dans la peau de sa grand-mère qui passe ses journées de confinement devant la télévision, à défaut de pouvoir sortir.
« Mais…qu’est-ce que tu fais ? T’as pas un mémoire à écrire toi ? » me demande la personne avec qui je suis confiné alors que j’essaie de reproduire lamentablement les exercices de gainage proposés par France 3, étalé de tout mon long sur le tapis du salon .
« Chut ! Je travaille ! Au nom du journalisme gonzo, laisse moi regarder la télé! »,
Jour je-sais-plus-trop-combien du confinement : j’ai décidé de faire quelque chose que je n’avais pas fait depuis dix ans, étant un enfant d’internet ayant grandi sans machine cathodique à la maison, pour expérimenter ce que vit ma grand-mère – et probablement beaucoup d’autres vieux, et moins vieux – qui n’ont guère d’autres moyens de passer le temps depuis le début de cet enfermement forcé. Pour l’amour du journalisme, et probablement aussi un peu par masochisme, (et par procrastination), je vais passer une journée entière devant la télé.
Il est 10h30, et j’en suis déjà à plaindre mes aïeux pendant qu’une ancienne astronaute prend la parole sur France 2 pour expliquer que finalement, le confinement, ça ressemble un peu à la vie dans la station spatiale internationale, l’apesanteur en moins… Cela fait déjà dix minutes que j’ai la zappette en main, et c’est déjà… lunaire, sans mauvais jeu de mots. C’était quoi ce tag que j’avais vu passer sur Facebook déjà ? Ah oui, « la romantisation du confinement est un privilège de classe », mais bien sur !
Pendant que le service public propose des cours à la télé pour les gamins, je décide de passer un moment sur les chaînes de clips pour éviter de me rendre compte que je sais plus faire de calcul mental, quand HORREUR, des images de la manif pour tous viennent envahir mon écran. « Merde, ça a changé le Top Clip de mon enfance! » , me dis-je, tandis que la voix mièvre de la chanteuse pop Hoshi parle d’amour sincère, avec en fond des samples lugubres d’animaux préhistoriques partouzeurs de droites déblatérant des propos dignes de Christine Boutin. Ayant pris le truc en cours de route, il aura fallu qu’on m’explique ultérieurement que ce clip servait à dénoncer l’homophobie. Ouf, je suis rassuré.
Dix minutes plus tard, sur une autre chaîne, une ancienne policière témoigne de sa reconversion dans l’agriculture « pour donner du sens à sa vie » ; enfin une bonne nouvelle !
Les agriculteurs justement, sont mis en avant dans « Le jour où tout a basculé », où une citadine russe veut épouser un éleveur français au fin fond de la diagonale du vide malgré les réticences de la mère de celui-ci : « Elle représentait tous les clichés que je me faisais de la Russe : superficielle, qui se maquille tout le temps, qui achète tout le temps des vêtements ». La situation se tend , ça part en engueulade et…. Je change de chaîne brusquement, interloqué par ce portait dressé de la France profonde, tout en cherchant une émission de télé-réalité assez abrutissante pour que j’arrête de me poser des questions. Parce que finalement, les gens qui font Secret Story ou autre expérience d’encagement télé-surveillée, ils connaissaient déjà le confinement bien avant nous en fait, non ? Est-ce que W9 va elle aussi investir dans les drones pour les prochaines saisons des Marsaillais à Saint-Jean-de-Cucule ?
Mon auto-aliénation télévisuelle se poursuit alors que je zappe fébrilement comme on swiperait sur Tinder, et la plongée dans le spectacle continue. Je me retrouve dans la vie d’une famille populaire du Nord-Pas-de-Calais où une jeune maman essaie de gérer trois marmots qui courent partout. Son compagnon, lui, pose en costard devant la caméra pour préparer leur mariage. Décidément, la famille patriarcale hétéro-normée à encore de beaux jours devant elle… « Quand nos mecs sont pas là on parle de nos amants », déclare la future mariée en rigolant, accompagnée d’une amie à elle. Son futur époux témoigne face caméra « je suis obligé d’aller dans son sens en permanence ». Finalement, les mœurs évoluent peut-être, et je me retrouve à me demander ce que ça fait de savoir que des millions de français apprennent en direct que tu es cocu. Putain quelle angoisse…
Il est déjà presque midi, et je décide de passer aux choses sérieuses tout en pensant à ma pauvre grand-mère qui doit attendre Jean Luc Reichmann avec impatience : les chaînes d’infos en continu. « Macron, un début de MEA CULPA ? » peut-on lire sur LCI. Daniel Cohn Bendit, confiné depuis l’Allemagne nous livre une fine analyse du discours du président de hier soir. « Je suis content, il a enlevé son costume de général de guerre en chef pour celui du vrai président républicain, il a été à la hauteur ! »
« Bien sur Dany, mais comment on explique la différence de morts entre l’Allemagne et la France pour un virus à mortalité très faible ? L’Allemagne n’a pas plus de masques que nous, plus de tests oui, mais pas plus de masques ? » lui répond le présentateur (l’Allemagne affiche aujourd’hui cinq fois moins de décès que la France selon LCI). « Oui, mais l’Allemagne a plus de lits d’hôpitaux, ça c’est lié au fédéralisme allemand selon moi, cette décentralisation montre que la société allemande est plus résiliente que la notre !» Merci pour cette fine analyse Dany !
Mais Jean Michel Apathie ne semble pas partager ce point de vue : « Je ne suis pas d’accord, toutes les régions ne sont pas équipées de la même façon, peut être que des régions gèrent moins bien que d’autres ! Je pense qu’il faut regarder du point de vue des comportements individuels, peut être que les personnes âgées se sont protégées plus tôt que chez nous ! ». Évidemment, c’est pas la faute des politiques néo-libérales, nos vieux n’avaient qu’à être moins cons que les Allemands… « On ne peut pas attendre de trouver un vaccin pour relancer l’économie, il va falloir apprendre à vivre avec le corona » continue l’ancien pseudo-révolutionnaire de la Sorbonne.
J’espère que ma grand-mère s’amuse bien devant les douze coups de midi…
Après une recette de confinement présentée sur LCI, une pub de l’UNICEF manque de me faire verser une larme. Des enfants français demandent « pourquoi il travaille ? Pourquoi il va pas à l’école ? Pourquoi on peut pas le soigner ?» devant des images d’autres enfants de pays d’Afrique ou d’Asie du sud-est. « PARCE QUE LE CAPITALISME ! ». Merde, c’est vrai qu’ils peuvent pas m’entendre… ça y est, je deviens fou…
Sur CNEWS, la grande parade des nouveaux chiens de garde bat son plein : Adrien Quaternens , député de la France Insoumise, critique la gestion désastreuse de la crise du coronavirus par notre gouvernement néo-libéral. La journaliste ne tarde pas à recadrer le propos en lui demandant si le député craignait une « déflagration sociale » à la fin du confinement ; ce à quoi le rouquin insoumis répond que la reprise des secteurs non essentiels à l’économie est dangereuse pour la santé des travailleurs, et qu’il faudrait opérer un tournant économique vers la planification. Mais l’éditocrate ne le laisse pas finir. Un dialogue de sourd, coupé court, pour laisser la parole à Bruno Lemaire et son discours sur la reprise économique. Puis, un reportage sur une commune dont le maire a lancé un véritable appel à la délation par courrier pour appeler ses administrés à dénoncer à la police leurs voisins qui ne respecteraient pas le confinement. « Un paragraphe mal rédigé » selon une personne interrogée, bah tiens…
Il est déjà presque 14h30. Après avoir mangé devant la télé – et en avoir foutu partout -, je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère. En temps normal, elle serait probablement sortie promener ou jouer au rami avec ses amies. Là, elle doit roupiller sur son fauteuil, bercée par un documentaire animalier quelconque. De mon côté, mes contradictions journalistiques sont à leur paroxysme : misère du journalisme ou journalisme de misère ? La télé me donne envie de tirer une croix sur cette belle profession, pourtant quelque chose en moi – peut être la voix de mon père spirituel Hunter S.Thompson – m’incite à continuer mon errance spectaculaire. Me voilà en train de rédiger simultanément des CV pour Acrimed et Vice.
15h : ça y est, je deviens zouave, les pubs pour voitures filmant des espaces naturels en grands angle me renvoient à notre triste condition de confinés, ainsi qu’à de sérieuses interrogations : ça fait partie des « courses de première nécessité », un 4×4 à 40 000 euros ?
Hors de question de me taper un épisode d’inspecteur Barnaby ou Camping paradis, mais partir glander sur internet serait tricher. Je repense à cette tribune, publiée dans Libération le 4 avril, dépeignant la tristesse des films de confinement servis par le service public l’après midi (La soupe aux choux, l’inspecteur La Bavure, l’As des As). « Qui dirige la France ? Pompidou, Giscard ? On se trouve téléporté dans ce temps béni où Internet n’existait pas et où, soi-disant, on communiait tous ensemble, tous ensemble, devant une production nationale déjà bien spécifique dans son horizon neuneu et confinée dans une bien commode hégémonie culturelle au détriment de tout le reste… », se lamente l’auteur, à juste titre. France 3 serait donc réservé au public des EHPAD, attendant doucement une mort lente par manque de moyens pour faire face à l’épidémie ?
Même Gulli, la chaîne de dessins animés de la TNT, semble plus lucide sur la situation actuelle que la plupart des grands médias, des politiciens, et de certains chercheurs : une protagoniste de « Polly Pocket » déclare « j’ai tiré des conclusions hâtives sans avoir toutes les données, scientifiquement c’est une grave erreur ! ». Prends-en de la graine, Raoult !
Ne manquait à mes pérégrinations sur écran plat qu’une émission américaine de fais divers bien glauques où de glorieux flics racontent une traque de tueurs en série. Heureusement, Chérie 25 est là pour répondre à mes élans de curiosité morbide. Il est 16h30, je suis dans un sombre patelin du Michigan à suivre la police locale à la recherche d’un couple qui torture des gens avant de les momifier dans du ruban adhésif. Bordel, j’adore la télé. Je comprends maintenant pourquoi ma grand-mère s’enferme à double tour avant d’aller se coucher le soir.
S’ensuit, sur une chaîne habituellement moins pire que les autres dont je tairais le nom, un reportage d’un orientalisme exotisant dégueulasse sur ces gens du tiers monde qui vivent heureux avec trois fois rien, me laissant la légère impression d’être pris pour une bille. Après tout, pourquoi je me plains ? On m’offre un voyage sans que j’aie à sortir de chez moi. Ça tombe bien, je peux pas… Quel chanceux je fais.
17h45, l’heure de prendre des nouvelles d’un des animateurs préférés des français, qui continue ses émissions confiné dans son ce qui semble être son immense appartement luxueux. Rassuré que le confinement n’empêche pas le dealer de de Cyril Hanouna de le fournir en cocaïne au vue de son débit toujours aussi rapide, j’essaie de comprendre son imbitable jeu. Lui, bon prince, distribue des repas et des soins coiffures manucures/coiffures pour « chouchouter » les soignants des hôpitaux de Paris. DES SOINS MANUCURES ?? ET POURQUOI PAS DES MASQUES TANT QU’ON Y EST ? Non, pardon, j’en demande trop.
Il est 19h, la zappette me tombe des mains, mon cerveau fond par mes oreilles et mon cul commence à fusionner avec le fauteuil. Je ne m’infligerai pas les journaux du soir pour m’amuser à compter combien de fois le mot « covid » y est prononcé. J’ai comme l’impression d’être un alien qu’on aurait ramené de force en 2020, de sortir de nulle part et de (re)découvrir un quotidien que je n’avais pas pu voir, ayant grandi sans télé, avec un étrange sentiment de culpabilité d‘être un privilégié aux moyens suffisants pour échapper à une telle aliénation.
Cette journée m’a éreinté, et j’éprouve de la compassion pour ces gens, qui, comme ma grand-mère, n’ont pas d’autres moyens de tuer le temps. Gloire à Samuel Gontier, journaliste et héros national, qui a passé huit années de sa vie devant son poste afin de chroniquer comme je viens de le faire la décadence télévisuelle. Samuel, si par hasard tu me lis: RESPECT, tu me redonnes espoir en cette profession.
C’était pourtant une des nombreuses promesses non tenues du candidat Macron de résorber la fracture numérique en installant la fibre partout. Certes, Internet n’offre pas des contenus forcément plus intelligents, mais au moins, ça laisse un plus large choix de ce qu’on regarde, et nous sommes moins spectateurs passifs, victimes d’une usine à propagande vicieusement bien huilée, que devant cette satanée télé.
Que nous reste-il alors à faire pour rendre ces temps moins longs pour nos proches ? Auto-organiser des distributions de bouquins, de matériel de dessin, de tricot ou que sais-je encore pour pallier au besoin de s’occuper l’esprit ?
Une solution beaucoup plus simple me vient spontanément : Au nom de l’encéphalogramme de vos aïeux, de vos proches, appelez-les au téléphone, rompez ne serait-ce que momentanément cet isolement provoqué ou exacerbé par le confinement. Vous aurez probablement des choses bien plus intéressantes à leur raconter que Cyril Hanouna ou Pascal Praud.
Et dès demain, je déconfine de force cette foutue télé de son alcôve pour la balancer par la fenêtre.
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