Volontaires au sein des milices kurdes YPG : ils racontent la révolution du Rojava-Syrie du Nord
En septembre 2014, les caméras du monde entier étaient braquées sur la ville kurde de Kobané, près de la frontière turque dans le nord de la Syrie. Les journalistes louaient le courage des milices kurdes (YPG, unités de protection du peuple), résistant avec ténacité contre les assauts de l’État islamique. En France, nombreux sont ceux qui ne connaissaient même pas l’existence du peuple kurde – présents en Turquie, en Irak en Iran et en Syrie – et dont l’identité est totalement nié par l’État turc. En juin 2015, après neuf mois de combats, les forces kurdes remportaient la bataille de Kobané, portant un coup critique contre l’État islamique et rendant possible la jonction du canton kurde de Kobané avec ceux d’Afrin et de Cezire. En mars 2016, le parti de l’union démocratique (PYD, branche civile des YPG) proclame – en présence d’autres partis kurdes, arabes et assyriens – la création du système fédéral démocratique de Syrie du Nord, communément appelé le Rojava.
Cette région, dévastée par la guerre et les divisions ethniques et confessionnelles, devient alors le théâtre d’expérimentation d’un projet politique original : le confédéralisme démocratique. Cette doctrine prône le dépassement de l’État-nation au profit d’un système fédéral entre communes et une coopération paritaire et multiethnique au sein d’espaces décisionnels autogérés. Elle puise son inspiration dans les écrits d’Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), emprisonné à vie par l’État turc pour avoir organisé la lutte armée en faveur des droits des Kurdes. Pour en savoir plus sur ce processus révolutionnaire – affaibli par l’invasion en mars 2018 de la ville d’Afrin par l’armée turque et ses alliés djihadistes –, Alternative libertaire a organisé une réunion le 8 juin dernier à Montpellier en présence d’un représentant du centre démocratique kurde de Montpellier et de trois combattants parti se battre volontairement au Rojava au sein des YPG pendant plusieurs mois en 2017-2018. Extraits du débat avec le public.
Pourquoi et comment êtes-vous parti au Rojava ?
Arthur, militant belge d’Alternative libertaire : L’arrestation d’Abdullah Öcalan en 1998 par les services secrets turcs, nord-américains et israéliens m’a beaucoup marqué. J’ai toujours été intéressé par le projet socialiste du PKK mais j’avais peu d’informations à disposition. Quand j’ai vu que les milices kurdes du YPG tenaient tête à l’État islamique à Kobané avec peu de moyens, j’ai commencé à m’impliquer dans des mouvements de solidarité en Europe. En 2017, je me suis finalement décidé à partir pour les aider. À l’époque, c’était beaucoup plus difficile que maintenant pour y aller et parmi ceux qui partaient, il y avait beaucoup d’anciens militaires davantage fascinés par la guerre que par la révolution. Aujourd’hui, il existe une académie internationale pour former les combattants étrangers et il suffit d’envoyer un mail pour savoir comment rejoindre le Rojava.
Seeyah, militant français autonome : Avant de partir, je m’intéressais déjà au projet révolutionnaire du mouvement kurde, et c’est la bataille de Kobané qui m’a finalement décidé à franchir le cap.
Argesh, militant nord-américain apoïste [partisan de la doctrine d’Abdullah Öcalan, surnommé Apo] : Cela peut paraitre étrange, mais personnellement, je n’étais pas formé politiquement avant d’aller au Rojava. Je suivais la situation de loin, et un jour, je me suis dit que je pouvais faire partie de la solution. Une fois sur place, je me suis surtout occupé des affaires civiles.
Quels sont les aspects sociaux et économiques de la révolution au Rojava ?
Arthur, militant belge d’Alternative libertaire : Les éléments sociaux de cette révolution sont réels, mais limités car la priorité du mouvement révolutionnaire kurde, c’est d’abord la paix et la cohabitation entre les différentes ethnies et communautés – Kurdes, Turcs, Arabes, Yézidis, Turkmènes, Circassiens – qui sont incités à s’entretuer depuis des décennies par les puissances impérialistes, colonialistes et les processus inter et intra-étatiques. L’imposition de la socialisation de l’économie prônée par le confédéralisme démocratique serait perçue comme une volonté de « kurdiser » la région par les autres communautés ; il faut donc avancer pas à pas sur la question sociale et prendre le temps de convaincre la population.
Au Rojava, les questions sociales s’entrechoquent presque toujours avec des problématiques ethniques. Je me rappelle qu’après avoir chassé l’État islamique d’un village avec les YPG, nous avons fouillé une demeure somptueuse, et nous avons remarqué que son propriétaire – qui s’était enfui – était membre du régime de Bachar Al-Assad [le président syrien]. En parlant avec les villageois, nous avons aussi appris qu’il faisait des affaires avec l’État islamique. Il s’agissait donc clairement d’un contre-révolutionnaire. Et pourtant, il est tranquillement revenu sur sa propriété pour s’assurer que l’on ne dégradait pas son bien, et il nous a même prévenu qu’il faudrait le rembourser en cas de dégât. J’ai été voir mon chef YPG pour lui dire qu’il fallait exproprier la maison de ce contre-révolutionnaire et la donner aux pauvres du village ; il m’a répondu qu’effectivement, la chose la plus juste à faire serait de l’exproprier mais le fait est que cet homme était aussi un chef tribal et qu’il était en capacité de mobiliser des hommes pour nous attaquer. Et étant donné que l’objectif principal reste la paix, on ne pouvait pas se permettre de s’en prendre à lui. Quand un bourgeois se fait exproprier son bien, il perd quasiment tout son pouvoir social, mais ce n’est pas le cas pour un chef tribal. L’important, c’est de savoir gérer ces contradictions tout en gardant un cap révolutionnaire.
Si les aspects sociaux de cette révolution sont limités, c’est aussi car le Rojava est une région essentiellement agraire ; elle a historiquement servi de grenier à blé pour l’État syrien. Il n’y a quasiment aucune industrie, donc pas de prolétariat ; j’ai vu à peine dix usines pendant mon séjour, et la plupart étaient transformés en camp militaire. Les avancées sociales sont pour autant loin d’être inexistantes : la coopération de l’économie est une réalité dans la gestion de l’eau ou bien encore dans l’approvisionnement d’essence, même s’il existe quelques petites raffineries privées. Dans le canton d’Afrin, où le travail politique révolutionnaire a été mené depuis longtemps, l’économie coopérative était florissante et les problématiques écologiques étaient prises en compte comme l’attestait l’existence de panneaux solaires et de circuits de gestion des déchets. Et même dans les éléments législatifs, il y a une porte ouverte pour la socialisation de l’économie : dans le contrat social, qui est en quelque sorte la constitution du Rojava, un article précise qu’« il faut protéger la propriété privée autant que faire se peut » mais « tant que cela ne contrevient pas à l’intérêt général ».
On peut aussi citer la question de l’expropriation des terres. Par le passé, de nombreux Kurdes se sont fait voler leurs terres par des colons intérieurs, à savoir les populations arabes du sud de la Syrie [dans le cadre de la politique d’arabisation de la région menée par le régime syrien depuis plusieurs décennies]. Les YPG auraient pu rendre ces terres volées aux Kurdes, mais cela les aurait incité à se faire justice par eux-mêmes, ce qui n’aurait fait qu’embraser davantage la situation. Il a donc été décidé de n’exproprier que les terres de ceux qui ont fui la région et de communaliser ces terres, c’est-à-dire de les placer sous la gestion de la commune. Ceux qui travaillent sur ces terres sont des paysans sans terre, des femmes déplacées et des réfugiés internes ; les produits agricoles sont vendus dans des magasins communaux ou sur le marché.
N’est-ce pas contradictoire de prétendre combattre au nom d’un idéal émancipateur tout en acceptant l’aide militaire des États-Unis ? [l’armée nord-américaine a fourni armes légères aux forces kurdes et a bombardé des cibles de l’État islamique]
Arthur : Le mouvement révolutionnaire kurde se bat contre l’armée turque – la deuxième armée la plus puissante de l’OTAN –, contre l’armée de Bachar Al-Assad, contre les djihadistes de l’État islamique et contre l’armée syrienne libre, largement composée de groupes tournant autour de l’État islamique. Les Kurdes ne peuvent pas se battre contre quatre ennemis à la fois tout seuls. À partir du moment où les États-Unis ont commencé à bombarder les positions de l’État islamique, le nombre de martyrs du YPG a été divisé par huit ! Les Kurdes du Rojava n’ont aucune illusion : ils savent que leur projet révolutionnaire se heurtera un jour ou l’autre aux ambitions impérialistes des États-Unis. Mais pour le moment, cette alliance tactique permet de faire perdurer la révolution. En 1917, il n’y aurait sûrement pas eu de révolution russe si Lénine n’était pas rentré en Russie avec l’accord des autorités allemandes. En 1936, Mao Tse Tung a travaillé temporairement avec les nationalistes de Tchang Kaï-chek dans le but de s’attirer la sympathie des puissances impérialistes pour recevoir en échange des armes. Les processus révolutionnaires sont toujours contradictoires, il faut faire avec.
Mehmet, l’un des porte-parole du centre démocratique kurde de Montpellier : Si les États-Unis étaient un ami sincère des Kurdes, ils cesseraient de considérer le PKK comme un groupe terroriste, ils arrêteraient de donner des avions à l’armée turque qui servent à bombarder les Kurdes, ils feraient en sorte d’inviter des représentants kurdes sur la table des négociations et ils inciteraient Erdogan [le président turc] à arrêter de massacrer les Kurdes, comme cela a été le cas à Afrin. Ce n’est qu’une alliance temporaire et tactique car les États-Unis et les YPG ont pour le moment un ennemi commun : l’État islamique. S’il existait une force révolutionnaire internationale capable d’acheminer des armes et de mobiliser des milliers de personnes, les Kurdes préféreraient faire appel à elle plutôt qu’aux États-Unis, mais malheureusement, ça n’existe pas. Ça ne sert à rien d’être un révolutionnaire « pur jus » quand on est mort.
Seeyah : Pendant la révolution espagnole, les anarchistes et les communistes ont réclamé pendant trois ans l’aide d’États impérialistes pour lutter contre le fascisme. Cette aide n’est jamais venu, et les révolutionnaires ont perdu. Le mouvement kurde a besoin d’aide pour faire perdurer la révolution.
Comment fonctionne l’organisation communale ?
Argesh : En 2011, quand le régime syrien a commencé a abandonner des territoires, les YPG les ont repris et ont commencé à installer des communes quartier par quartier avec l’aide des cadros [des militants qui ont juré fidélité à une organisation et à la révolution pour toute leur vie.] Les forces kurdes ont alors cherché à faire de la commune le lieu de centralisation de toutes les problématiques, qu’elles soient politiques ou liées à la vie quotidienne. Les membres de la commune élisent deux co-présidents, un homme et une femme, et décident les problématiques qui vont être mises en avant par le comité, comme la santé, l’écologie, l’éducation, l’égalité homme-femme, etc. Les cadros, les membres de la commune et ceux du comité se voient quotidiennement lors de réunions informelles et lors d’une réunion formelle hebdomadaire. Les questions qui n’ont pas pu être résolues au sein de la commune sont soulevées dans une maison du peuple, qui rassemble les comités de plusieurs communes, et qui dispose également de deux co-présidents, un homme et une femme. La commune est le cœur de la révolution, c’est ce qui sert de fondation pour l’ensemble du projet révolutionnaire. C’est un processus en perpétuelle évolution qui, pour le moment, ne cesse de s’enrichir.
Quelle est la réaction des populations civiles quand vous prenez possession d’une ville ?
Arthur : Cela dépend de la population civile en question (les Turkmènes sont par exemple historiquement considérés comme les ennemis des Kurdes), de la manière dont se sont déroulées les combats (les gens vous apprécient forcément moins si vous avez détruit la ville) ; et de la manière dont les anciennes autorités – l’État islamique en l’occurrence – géraient la ville. La communauté qui nous a toujours soutenu, c’est celle… des fumeurs étant donné qu’il est interdit de fumer dans les villes occupées par l’État islamique. Quand nous avons pris possession de la ville de Raqqa, qui a été occupée pendant plusieurs années par l’État islamique, les gens nous ont très bien reçus.
Pensez-vous qu’Erdogan s’apprête à envahir l’ensemble du Rojava ?
Argesh : Quand on voit la férocité avec laquelle l’armée turque s’en ait pris à l’enclave kurde d’Afrin, il n’y a aucun doute à avoir sur la volonté d’Erdogan d’écraser tous les Kurdes au Rojava. Et il ne devrait pas avoir trop de problèmes quand on constate le silence complice des médias et des puissances occidentales. Erdogan a littéralement laissé l’armée syrienne libre, composée de djihadistes, entrer dans la ville d’Afrin pour torturer, mutiler, violer et tuer systématiquement les Kurdes. Quand ils ne sont pas tués, ils sont déportés et remplacés par des populations arabes. Le maintien de la présence de soldats de l’OTAN, notamment français et étasuniens, pourrait réfréner temporairement les ardeurs d’Erdogan, mais les Kurdes seront toujours menacés tant que l’État turc n’aura pas changé sa nature nationaliste, anti-démocratique et anti-kurde. Les villes de Bashur et de Membidj pourraient bien être les prochaines villes attaquées par l’armée turque.
Qu’en est-il des luttes LGBTQI+ [lesbien-gay-bi-trans-queer-intersex] au Rojava ?
Arthur : Le Rojava est une région globalement conservatrice et les révolutionnaires kurdes ne veulent pas rentrer en contradiction avec la culture des gens ; les gays prides ne sont donc pas pour demain. Mais les LGTBTQI+ sont tout de même protégés, il n’y a plus le droit de les assassiner gratuitement alors que les soldats de l’État islamique jetaient systématiquement les homosexuels du haut des toits. L’une des martyrs des YPG était bisexuelle et cela n’a posé aucun problème d’afficher son portrait. En Turquie, le parti kurde du HDP [parti démocratique des peuples, dont plus de 25 000 militants sont incarcérés par l’État turc] est beaucoup plus avancé sur cette question puisqu’il promeut des alliances avec des mouvements LGBTQI+.
Comment avez-vous vécu votre retour en Europe ?
Argesh : Le plus dur, c’est d’être impuissant face aux massacres de l’armée turque et de ses alliés djihadistes, et de constater que tout le monde s’en fiche, à commencer par les médias. C’est énervant de quitter une société qui bâtit des alternatives concrètes au capitalisme pour sombrer de nouveau dans les affres des sociétés capitalistes.
Seeyah : Ce qui m’a le plus touché, c’est de voir que rien n’a changé dans le milieu militant : malgré la progression du fascisme et du néolibéralisme, les militants sont toujours autant divisés. La gauche turque dispose d’organisations légales, illégales, civiles, militaires, et elles parviennent à travailler ensemble. L’unité révolutionnaire est un combat, et pour l’obtenir, il faut apprendre à travailler ensemble, y compris avec des forces progressistes ou réformistes.
– « Conflit au Kurdistan : la Turquie mise sur le feu », Le Poing, septembre 2015
– « Le municipalisme libertaire : une alternative kurde pour le Moyen-Orient ? », Le Poing, novembre 2014
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