Zoom-parano ; chronique gonzOrwellienne de l’aliénation étudiante

Le Poing Publié le 7 septembre 2021 à 19:39
Dessin : Rémi Mayné. Instagram : Rémi.Mayne

Alors que de nombreux étudiants vont bientôt reprendre les cours en présentiel semaine, le gonzo-journaliste de notre rédaction vous propose de se replonger dans le quotidien numérisé d’une jeunesse sous cloche l’hiver dernier, en espérant que cela ne se reproduise pas cette année.

Article initialement paru dans le numéro 34 du Poing, imprimé en avril 2021

« C’est difficile d’avoir vingt ans en 2020 », qu’il disait l’autre empaffé de Macron. Et c’est pas prêt de s’arranger en 2021… On aimerait bien l’y voir lui, enfermé dans une cage à lapin, scotché huit heures par jour sur une plate-forme de réunions en ligne où rien ne marche. Stress,  « démerdentiel », Netflix et problèmes de connexion : récit d’une jeunesse étudiante numérisée. 

Réveil à 8h56, début des cours à 9h. On est dans les temps. Le café coule pendant que les retardataires se connectent sur Zoom (plate-forme de réunion en ligne). Il est 9h10, la camarade confinée au fin-fond de l’Aveyron n’arrive toujours pas à se connecter faute de bande-passante, et le prof commence à pester, en disant qu’on n’arrivera jamais à la fin de son cours.     
« Vous pouvez allumer vos caméras s’il vous plaît ? Vous savez, c’est très étrange de faire cours devant un écran noir… ».         
Panique générale sur la conversation Messenger de la promo : « Mais je suis encore au lit ! », « Oh non, pitié… ». Quelques secondes plus tard, des visages pâles et fatigués apparaissent en vignettes sur l’écran. Certains dans leur chambre, leur studio ou chez leurs parents, avec en fond, affiches, linge, chat ou petite sœur qui crie etc.… « Eh vous, vous fumez une clope pendant que vous êtes en cours ? », demande le prof. « Baaah, je suis chez moi quoi… » Répond une étudiante. La scène paraît surréaliste, et le décloisonnement entre vie intime et travail est total.

A la pause de midi, on passe en revue ses mails : pubs multiples et sans fin, informations contradictoires sur l’organisation de la reprise/des examens, consignes d’exercices floues, profs portés disparus qu’on harcèle de messages, refus de stage pour cause de situation sanitaire tendue… Certains envoient des appels à l’aide sur la conversation de promo. « Vous aussi vous trouvez qu’on à trop de trucs à faire ?  Venez, on demande un délai au prof » – « Qui a compris ce qu’il fallait faire pour le devoir de M. Trucmuche ? ». Où, plus inquiétant : « J’en peux plus, je craque », « Je veux arrêter, je ne sais plus quoi faire de ma vie, ce qu’on fait n’a plus de sens »
Des camarades ont tenté de joindre le service de psychologues universitaires, mais celui-ci est saturé et le délai de rendez-vous se compte en mois. Alors l’écoute se fait entre pairs, quand la taille de la promo et la proximité avec les collègues le permet. Via une autre appli de communication, une étudiante pleure pendant qu’une autre essaie de la réconforter comme elle peut à travers son écran.           

13H 30, les enseignements reprennent. Une voix nous parle derrière un écran noir, interrompant une partie d’échecs en ligne pour débuter un cours que tout le monde écoutera d’une oreille, trop occupé à faire sa vaisselle, mettre de l’ordre dans son appartement où glander sur les réseaux sociaux. Pour tuer le temps, certains font des montages photos avec les têtes de cadavres qui apparaissent sur les vignettes Zoom, d’autres coupent le son du prof qui parlent et mettent le dernier rappeur à la mode en fond sonore pour donner l’impression que l’enseignant a un flow de malade. Bref, on s’occupe comme on peut. Le prof’ pose des questions, un silence gênant s’en suit, tout le monde se sent seul et personne n’ose prendre la parole, les moments de blancs se succèdent.     
Vers 16h 30, la voix éthérée derrière l’écran vous soumet un devoir à rendre, en groupe. Avec des gens que vous ne connaissez que finalement très peu et que vous n’avez quasiment jamais vu en vrai. La « socialisation » avec les camarades de promo s’effectue donc elle aussi sur Zoom, après les cours. Une fois cela bouclé, il ne restera que cet exposé et ce projet de recherche à terminer. Encore une fois, les frontières entre vie universitaire, vie domestique et relationnelle se rompent, et comme la libellule dans une chanson de Stupeflip, on à l’impression que le temps n’existe pas.    
Mais paradoxalement, ce même temps manque cruellement avec ce foutu couvre-feu. A peine le temps d’aller dépenser les 150 euros que les CROUS nous ont gracieusement offerts dans les supermarchés.

20H30, K.O. total et cerveau au mitard. Rien de mieux que Netflix pour se détendre après une journée passée devant un PC. Mais là, les symptômes de l’aliénation commencent à pointer le bout de leur nez : Je me sens observé par ma webcam, pourtant éteinte, et écouté par mon micro ! Je deviens parano, et la weed n’aide pas, mais comment opérer un sevrage dans un tel contexte où l’addiction se renforce pour évacuer le stress ?

A l’ère du capitalisme de surveillance, les étudiants crèvent et Zoom s’en met plein des poches en revendant les données de nos huit heures de connexion quotidiennes sur leur plate-forme. 2020-2021, comme un goût de The Truman Show dans la bouche. Confinés à vie, l’avilissement est en marche, et nous on court comme des hamsters dans nos roues. Mais je garde espoir, bientôt, nous détruirons ces chaînes numérisées pour nous retrouver en vrai.      

En attendant, soutien total aux étudiants enfermés et méprisés par le gouvernement. Tenez bon camarades, car même isolé.e.s devant un écran, vous n’êtes pas seul.e.s. Comme on dit chez nous « les mauvais jours finiront »,

Ernest D. Laboucle, pour Le Poing, hiver 2020-2021 

A lire également : Rentrée universitaire à Paul Valéry : toujours plus de précarité étudiante

Note : Le journalisme gonzo est à la fois une méthode de travail et un style d’écriture popularisés par le journaliste américain Hunter S. Thompson, consistant à assumer la subjectivité de l’auteur. Le journaliste devient le protagoniste de son reportage et le rédige à la première personne. 


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