Toulouse. L’acte IX des gilets jaunes vu de l’intérieur d’un commissariat
Le Poing
Publié le 29 janvier 2019 à 15:26 (mis à jour le 26 février 2019 à 15:32)
Tout partait pour que ce soit une bonne manif’ à Toulouse : une bande de copains de confiance, du soleil, une batucada… Mais il a fallu qu’une bande de CRS vienne tout gâcher avec leur nouveau dispositif de répression – « l’interpellation préventive » – pour que je me retrouve 24h en garde à vue pour un masque, des lunettes de ski et un peu de maalox. Retour sur l’acte XI toulousain des gilets jaunes vu de l’intérieur d’un commissariat.
IAATA, le canard militant local, m’informe qu’un rassemblement est prévu place Jean Jaurès en vue de partir en cortège dans les rues de Toulouse. Mes camarades et moi traversons donc la Garonne pour s’y rendre. Le zbeul des semaines précédentes est encore présent dans la rue : tags, façades de banques défoncées ou recouvertes de planche de bois – même l’automate de la station de vélib’ a été vandalisé. Un groupe de CRS nous bloque à un croisement et commence à faire des fouilles préventives. Mes camarades n’ayant pas de sacs, c’est vers moi que les parangons de la morale publique se tournent en premier. Un flic au bas du visage cagoulé me demande d’ouvrir mon sac : il y trouve des lunettes de ski, du sérum phy, un désinfectant, quelques compresses et du maalox. Il appelle immédiatement ses collègues en disant qu’ils tiennent peut-être quelqu’un, et l’un d’eux se met à me fouiller au corps. De la poche intérieure de ma veste, il sort de l’acide borique, un masque FFP 3 et encore quelques sachets de maalox
– « Ça sert à quoi le maalox ? » me demande-t-il sur un ton inquisiteur qui colle parfaitement à l’uniforme.
– À soigner des maux de ventre » répondis-je immédiatement. C’est de la mauvaise foi certes, mais c’est la vérité !
– Il se fout de notre gueule lui, tu viens pour casser c’est ça ?
Pas de réponse de ma part.
– À quoi elles servent tes lunettes de ski ?
– À me protéger.
– À te protéger de quoi ? Si tu es pacifiste, tu n’as pas à te protéger ! » me répond le condé avec une logique imparable propre à son corps de métier.
– Bah moi je suis pacifiste, mais vous, vous l’êtes pas, alors il faut bien que je me protège ! »
Le flic lève les yeux au ciel, excédé. Je ne peux pas voir sa bouche sous son cache-cou mais je suis sûr qu’elle tire un rictus mauvais.
– « Il se fout vraiment de notre gueule lui, allez, on l’embarque ! »
Derrière j’entends un autre flic dire à son copain : « s’il y a écrit ACAB quelque part sur lui, je lui casse la gueule ». Chouette ambiance ! Mes camarades protestent, mais se font menacer de se faire embarquer aussi. Les flics m’encadrent et mes potes, à la fois impuissants et révoltés, me regardent tristement changer de trottoir, accompagné d’une bonne douzaine d’uniformes.
Les flics m’emmènent direction le panier à salade en attendant leur supérieur, une espèce de super-cops en civil qui commence à parler de « fiche d’interpel’ ». Je comprends alors que je suis d’ores et déjà en garde à vue, le silence est donc de mise. Une petite mamie passe devant les CRS et commence à leur parler : « J’ai vu une sorte de fanfare, mais eux ils ont l’air pacifistes, c’est pas des casseurs, mais j’en ai vu au Capitole, ils avaient de quoi se cacher le visage ! Heureusement que vous êtes là, vous êtes les garants de notre sécurité ». Je scrute autour de moi les matraques, les tasers et autres grenades dont disposent les « garants de notre sécurité », et je ne suis guère convaincu par la mamie-indic’ du futur, qui s’en va tout sourire pendant que les molosses en uniforme me toisent d’un air sévère.
Je me retrouve donc dans ce monospace familial pour poulets peu fréquentables. L’un me demande ce que je suis venu faire à la manifestation. Je ne réponds pas.« Tiens, c’est nouveau ça, d’habitude ils parlent, on verra ça au poste ! » Et c’est parti, gyro pleine balle, grillage de feu rouge en règle et allure déraisonnable jusqu’au comico central. Détail cocasse, une voiture lambda nous suit de près et semble nous coller, grillant elle aussi les feux rouges. Un policier s’inquiète et fixe la voiture avant de s’exclamer : « Ah mais ça va, ils sont de la maison eux en fait, ils rentrent juste avec nous ! Je les connais ! », visiblement soulagé de ne pas avoir de malfrats à arrêter.
Me voilà donc arrivé dans ce commissariat hostile entouré de deux « gardes du corps » qui « veillent sur moi », me tenant fermement par le bras. Je constate immédiatement que je ne suis pas le premier : la manif’ vient à peine de commencer et nous sommes déjà beaucoup en garde à vue. Les flics semblent débordés. Ça va ça vient, ça s’agite dans tous les bureaux et ça se déplace pour poser des questions aux collègues. Je vois deux jeunes hommes menottés se faire secouer violemment vers un bureau. On me dit de m’asseoir en face d’un condé qui me fixe sans me parler. Derrière lui un talkie-walkie crache vaguement : « On vient de tirer 3 grenades rue *krrrsh* ».
Le flic me demande mon identité et me rappelle mes droits, omettant (consciencieusement, je pense) celui de garder le silence, le seul que j’ai utilisé (avec celui de prendre un avocat commis d’office). Le condé me pose alors quelques questions du genre : « vous faites quoi dans la vie ? », « Pourquoi vous étiez à la manif ? », « À quoi sert le matos que vous transportez ? » Je ne réponds pas. Il me dit que le temps que l’avocat arrive, je vais attendre en cellule et je descends effectivement au sous-sol du commissariat – lieu ô combien lugubre.
Un bureau vitré avec des casiers sert d’entrée au bâtiment qui abrite les cellules de garde à vue. On me demande alors de vider mes poches, mon sac et mon portefeuille dans une boîte, et de retirer mes lacets – mesure de prévention anti-suicide. Mon téléphone m’est bien évidemment confisqué, et je refuse de donner mon code. Un flic veut me faire signer un truc dans la précipitation, que je prends bien le temps de lire. Il s’énerve et commence alors à me mettre la pression : « Pourquoi tu fais l’intelligent ? Signe putain, tu fous déjà assez la merde comme ça, on n’a pas le temps pour des cons comme toi, sale gauchiste, babos de merde, trou de balle ! Tu vas passer la nuit là de toute façon ! »
Choqué par tant de violence, je me laisse entraîner dans ma cellule. Mes chaussures sont laissées à l’entrée dans un petit casier prévu à cet effet, et me voilà en chaussette sur le sol froid d’une pièce d’environ deux mètres de large pour 4 ou 5 de long, aux murs jaunâtres. Un bloc de béton sur la droite avec un tatami de dojo comme matelas et une vieille couverture miteuse, des chiottes à la turque dégueulasses et fuyants derrière un petit muret et un robinet incrusté dans le mur trônent dans ce macabre décor. Le pire, c’est cet affreux néon jaune avec sa lumière agressive et cette ventilation qui fait un bruit monstrueux. Je sens que la nuit va être longue…
Un flic vient me chercher en me disant que mon avocat arrive, et trois secondes m’ont suffi pour comprendre que je ne pouvais absolument pas me fier à lui. Il serre la main à tous les flics et se marre avec eux avant de me voir arriver, et de me prendre avec lui dans une salle à part.
– « Vous êtes là pour la manif’ ? »
– « Oui, j’y étais même pas encore, je me retrouve là pour un masque de protection, des lunettes de ski et du matos de premiers soins contre les gaz ! »
– « Oui je sais, vous n’êtes pas le premier. La semaine dernière un ‘‘street médic’’ s’est fait attraper avec tout son matos… mais il avait un caillou dans sa poche ! »
– « Moi, je n’avais rien de dangereux, juste de quoi se protéger et se soigner ! »
– « Vous avez des antécédents avec la police ou la justice ? » – « Non ».
– « Je vais vous rassurer, vous risquez pas grand-chose, à la limite un rappel à la loi et encore. Vous n’avez pas un profil violent et vous avez que du matos de soin, on ne peut pas vous reprocher grand-chose, vous allez juste passer la nuit ici parce qu’ils ont beaucoup de monde et que les magistrats sont débordés. Par contre, j’ai vu que vous avez refusé de donner votre code de téléphone, vous savez ce que vous risquez pour ça ? »
– « Oui ».
– « Alors pourquoi ne pas le donner ? Par conviction personnelle que votre vie privée vous appartient, ou parce que vous avez des choses à cacher ? »
– « Euh… peut être un peu des deux ! »
– « C’est-à-dire ? »
– « Bah, des photos de moi et de ma copine tout nus quoi… »
Il sourit et prend un air compréhensif, le mensonge a l’air de suffire.
L’entretien prend fin et vient l’heure de l’audition avec l’OPJ (officier de police judiciaire, celui qui prend souvent le rôle de ‘‘gentil’’ flic). L’OPJ me déballe mon matos devant moi et me demande à quoi sert tout ça. À côté de moi, une dame d’une quarantaine d’années fond en larmes devant son propre masque et ses lunettes de ski pendant qu’un autre OPJ lui fait la morale et du chantage : « allez, si vous répondez à mes questions et que vous vous calmez vous pourrez aller fumer votre cigarette après ». Putain, elle a de la chance. Moi, pour la clope, j’ai dû demander l’autorisation à tout le comico ou presque, tout le monde m’a fait tourner en bourrique en me disant « vas demander à tel OPJ ! »
L’officier devant moi pose un peu les mêmes questions que tout à l’heure, et comme il voit que je ne suis pas très bavard, il essaie de se la jouer cool : « Vous savez, nous, on comprend les gilets jaunes… Au fond, on soutient leurs revendications, on paie de l’essence comme tout le monde… » Il s’arrête un instant, avant de sortir d’un ton (à moitié) désolé : « mais aujourd’hui, nous, nos directives elles sont politiques, et donc politisées ! » Sans déconner ? Le flic continue : « vous savez, moi, j’ai un fils d’à peu près votre âge, s’il faisait les manif’ j’aurai peur pour lui avec toute cette casse, cette violence… » Cette fois-ci, c’en est trop, je ne peux pas m’empêcher de répondre : « Oui, il risquerait de se faire tirer dessus au flashball par vos collègues ». Et là, le bleu, inarrêtable dans sa connerie, me bégaye « mais oui, mais vous comprenez, le flashball c’est de la légitime défense, vous savez euh… les pavés… euh… c’est pour tuer hein… nous on n’aime pas la violence, mais quand y’a de la casse dans les banques ou que des éléments radicaux en veulent à nos vies, on est obligés hein… Mais quant à vous, vous vous êtes rendu sur une manifestation non déclarée avec un équipement prévu pour de la violence, alors vous veniez pour casser ? » Je lui montre le maloox et le sérum phy sur son bureau et je lui dis : « Ah oui c’est violent ça ! Ça sert juste à soigner, moi je veux juste pas de blessés, j’aime pas les blessés, c’est tout. Je n’ai rien de plus à ajouter ».
Mon avocat intervient alors en disant que je n’ai pas d’antécédents avec la justice, que j’ai un profil calme et que ma démarche de vouloir soigner des gens était noble, même si mes études n’ont pas grand-chose à voir avec le domaine de la santé. Il insiste sur le fait que j’ai l’air sincère et le flic est du même avis, il me dit que je sortirais demain matin et que je n’aurai pas grand-chose si ce n’est un rappel à la loi pour « avoir participé sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs fait matériels de violences ou de dégradations, circonstance que les faits ont été commis en réunion. » Quelle blague ! Je savais la police forte en procès d’intention, mais à ce point-là ça devient surréaliste : ‘‘en vue de’’… ils sont dans la projection là ! On me ramène dans ma cellule et je fulmine de rage.
Le sous-sol s’est rempli depuis tout à l’heure, il y a plus de monde enfermé derrière ces affreuses vitres transparentes. Les sonnettes des portes ne marchent pas alors les gens tambourinent pour appeler les surveillants qui font une ronde régulière. Je ne sais pas ce qui est le pire : être seul, n’avoir rien à faire, n’avoir plus aucun repère temporel à cause des néons jaunes abrutissants, être privé de liberté et en attente d’une décision ou le tout à la fois. Le repas du soir est servi, emballé dans un bol en plastique : du riz-ratatouille infâme qui donne l’impression d’avoir déjà été mangé et re-vomi par quelqu’un. Je me force à manger, puis à dormir, en espérant sortir demain à l’aube.
Je me fais réveiller, je ne sais pas à quelle heure, pour un sommaire petit-déjeuner composé d’une brique de jus d’orange et d’une paire de biscuits. Puis je me rendors. Je me fais réveiller pour aller me faire prendre en photo, je demande l’heure, il est 8h50. Le type qui m’accompagne me dit qu’avec le monde qu’il y a, on ne sortira pas avant ce soir, je commence à bader. Je me rendors après ça et me fais réveiller par un bruit bizarre : pas un coup sur une porte mais un coup sur quelqu’un. Je vois passer quelqu’un menotté, avec le visage tuméfié, et un flic le pousse dans la cellule adjacente à la mienne. Le bad s’amplifie. Impossible de se rendormir désormais. Impossible aussi de savoir le temps qui passe à cause de cette perpétuelle lumière jaune. La cellule est trop étroite, il n’y a rien à faire et personne à qui parler. La ventilation fait trop de bruit et les chiottes puent la mort, j’en ai marre, et pourtant, je me vois déjà passer une deuxième nuit ici.
Le repas de midi arrive enfin. Des pâtes aux champignons que je ne finis même pas. C’est bien, au moins ils font l’effort de penser à ceux qui mangent pas de viande… Je sais que ça va bientôt faire plus ou moins 24h que je suis là. J’ai envie que ça s’arrête mais ça paraît sans fin. Je ne sais pas si je rêve ou si c’est la réalité, je me sens oppressé, je veux juste voir mes camarades ou ma mère pour qu’elle me prenne dans ses bras. Terrible sensation de frustration de la savoir en dehors de ce commissariat avec mes potes, tous morts d’inquiétude, sans nouvelles. Je fais les cents pas dans ma cage comme un lion affamé. La torture physique a certes été abolie, mais la torture mentale, la pression psychologique et le stress demeurent une clé de voûte de notre système répressif. Quelques heures plus tard, un flic me libère enfin.
J’écope juste d’un rappel à la loi, qui me dit me tenir à carreau pendant trois ans pour le motif d’« avoir participé sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs fait matériels de violences ou de dégradation , circonstance que les fait ont été commis en réunion. »
Je sors néanmoins libre, et je pars rejoindre mes potes pour les rassurer.
IAATA, le canard militant local, m’informe qu’un rassemblement est prévu place Jean Jaurès en vue de partir en cortège dans les rues de Toulouse. Mes camarades et moi traversons donc la Garonne pour s’y rendre. Le zbeul des semaines précédentes est encore présent dans la rue : tags, façades de banques défoncées ou recouvertes de planche de bois – même l’automate de la station de vélib’ a été vandalisé. Un groupe de CRS nous bloque à un croisement et commence à faire des fouilles préventives. Mes camarades n’ayant pas de sacs, c’est vers moi que les parangons de la morale publique se tournent en premier. Un flic au bas du visage cagoulé me demande d’ouvrir mon sac : il y trouve des lunettes de ski, du sérum phy, un désinfectant, quelques compresses et du maalox. Il appelle immédiatement ses collègues en disant qu’ils tiennent peut-être quelqu’un, et l’un d’eux se met à me fouiller au corps. De la poche intérieure de ma veste, il sort de l’acide borique, un masque FFP 3 et encore quelques sachets de maalox
– « Ça sert à quoi le maalox ? » me demande-t-il sur un ton inquisiteur qui colle parfaitement à l’uniforme.
– À soigner des maux de ventre » répondis-je immédiatement. C’est de la mauvaise foi certes, mais c’est la vérité !
– Il se fout de notre gueule lui, tu viens pour casser c’est ça ?
Pas de réponse de ma part.
– À quoi elles servent tes lunettes de ski ?
– À me protéger.
– À te protéger de quoi ? Si tu es pacifiste, tu n’as pas à te protéger ! » me répond le condé avec une logique imparable propre à son corps de métier.
– Bah moi je suis pacifiste, mais vous, vous l’êtes pas, alors il faut bien que je me protège ! »
Le flic lève les yeux au ciel, excédé. Je ne peux pas voir sa bouche sous son cache-cou mais je suis sûr qu’elle tire un rictus mauvais.
– « Il se fout vraiment de notre gueule lui, allez, on l’embarque ! »
Derrière j’entends un autre flic dire à son copain : « s’il y a écrit ACAB quelque part sur lui, je lui casse la gueule ». Chouette ambiance ! Mes camarades protestent, mais se font menacer de se faire embarquer aussi. Les flics m’encadrent et mes potes, à la fois impuissants et révoltés, me regardent tristement changer de trottoir, accompagné d’une bonne douzaine d’uniformes.
Les flics m’emmènent direction le panier à salade en attendant leur supérieur, une espèce de super-cops en civil qui commence à parler de « fiche d’interpel’ ». Je comprends alors que je suis d’ores et déjà en garde à vue, le silence est donc de mise. Une petite mamie passe devant les CRS et commence à leur parler : « J’ai vu une sorte de fanfare, mais eux ils ont l’air pacifistes, c’est pas des casseurs, mais j’en ai vu au Capitole, ils avaient de quoi se cacher le visage ! Heureusement que vous êtes là, vous êtes les garants de notre sécurité ». Je scrute autour de moi les matraques, les tasers et autres grenades dont disposent les « garants de notre sécurité », et je ne suis guère convaincu par la mamie-indic’ du futur, qui s’en va tout sourire pendant que les molosses en uniforme me toisent d’un air sévère.
Je me retrouve donc dans ce monospace familial pour poulets peu fréquentables. L’un me demande ce que je suis venu faire à la manifestation. Je ne réponds pas.« Tiens, c’est nouveau ça, d’habitude ils parlent, on verra ça au poste ! » Et c’est parti, gyro pleine balle, grillage de feu rouge en règle et allure déraisonnable jusqu’au comico central. Détail cocasse, une voiture lambda nous suit de près et semble nous coller, grillant elle aussi les feux rouges. Un policier s’inquiète et fixe la voiture avant de s’exclamer : « Ah mais ça va, ils sont de la maison eux en fait, ils rentrent juste avec nous ! Je les connais ! », visiblement soulagé de ne pas avoir de malfrats à arrêter.
Me voilà donc arrivé dans ce commissariat hostile entouré de deux « gardes du corps » qui « veillent sur moi », me tenant fermement par le bras. Je constate immédiatement que je ne suis pas le premier : la manif’ vient à peine de commencer et nous sommes déjà beaucoup en garde à vue. Les flics semblent débordés. Ça va ça vient, ça s’agite dans tous les bureaux et ça se déplace pour poser des questions aux collègues. Je vois deux jeunes hommes menottés se faire secouer violemment vers un bureau. On me dit de m’asseoir en face d’un condé qui me fixe sans me parler. Derrière lui un talkie-walkie crache vaguement : « On vient de tirer 3 grenades rue *krrrsh* ».
Le flic me demande mon identité et me rappelle mes droits, omettant (consciencieusement, je pense) celui de garder le silence, le seul que j’ai utilisé (avec celui de prendre un avocat commis d’office). Le condé me pose alors quelques questions du genre : « vous faites quoi dans la vie ? », « Pourquoi vous étiez à la manif ? », « À quoi sert le matos que vous transportez ? » Je ne réponds pas. Il me dit que le temps que l’avocat arrive, je vais attendre en cellule et je descends effectivement au sous-sol du commissariat – lieu ô combien lugubre.
Un bureau vitré avec des casiers sert d’entrée au bâtiment qui abrite les cellules de garde à vue. On me demande alors de vider mes poches, mon sac et mon portefeuille dans une boîte, et de retirer mes lacets – mesure de prévention anti-suicide. Mon téléphone m’est bien évidemment confisqué, et je refuse de donner mon code. Un flic veut me faire signer un truc dans la précipitation, que je prends bien le temps de lire. Il s’énerve et commence alors à me mettre la pression : « Pourquoi tu fais l’intelligent ? Signe putain, tu fous déjà assez la merde comme ça, on n’a pas le temps pour des cons comme toi, sale gauchiste, babos de merde, trou de balle ! Tu vas passer la nuit là de toute façon ! »
Choqué par tant de violence, je me laisse entraîner dans ma cellule. Mes chaussures sont laissées à l’entrée dans un petit casier prévu à cet effet, et me voilà en chaussette sur le sol froid d’une pièce d’environ deux mètres de large pour 4 ou 5 de long, aux murs jaunâtres. Un bloc de béton sur la droite avec un tatami de dojo comme matelas et une vieille couverture miteuse, des chiottes à la turque dégueulasses et fuyants derrière un petit muret et un robinet incrusté dans le mur trônent dans ce macabre décor. Le pire, c’est cet affreux néon jaune avec sa lumière agressive et cette ventilation qui fait un bruit monstrueux. Je sens que la nuit va être longue…
Un flic vient me chercher en me disant que mon avocat arrive, et trois secondes m’ont suffi pour comprendre que je ne pouvais absolument pas me fier à lui. Il serre la main à tous les flics et se marre avec eux avant de me voir arriver, et de me prendre avec lui dans une salle à part.
– « Vous êtes là pour la manif’ ? »
– « Oui, j’y étais même pas encore, je me retrouve là pour un masque de protection, des lunettes de ski et du matos de premiers soins contre les gaz ! »
– « Oui je sais, vous n’êtes pas le premier. La semaine dernière un ‘‘street médic’’ s’est fait attraper avec tout son matos… mais il avait un caillou dans sa poche ! »
– « Moi, je n’avais rien de dangereux, juste de quoi se protéger et se soigner ! »
– « Vous avez des antécédents avec la police ou la justice ? » – « Non ».
– « Je vais vous rassurer, vous risquez pas grand-chose, à la limite un rappel à la loi et encore. Vous n’avez pas un profil violent et vous avez que du matos de soin, on ne peut pas vous reprocher grand-chose, vous allez juste passer la nuit ici parce qu’ils ont beaucoup de monde et que les magistrats sont débordés. Par contre, j’ai vu que vous avez refusé de donner votre code de téléphone, vous savez ce que vous risquez pour ça ? »
– « Oui ».
– « Alors pourquoi ne pas le donner ? Par conviction personnelle que votre vie privée vous appartient, ou parce que vous avez des choses à cacher ? »
– « Euh… peut être un peu des deux ! »
– « C’est-à-dire ? »
– « Bah, des photos de moi et de ma copine tout nus quoi… »
Il sourit et prend un air compréhensif, le mensonge a l’air de suffire.
L’entretien prend fin et vient l’heure de l’audition avec l’OPJ (officier de police judiciaire, celui qui prend souvent le rôle de ‘‘gentil’’ flic). L’OPJ me déballe mon matos devant moi et me demande à quoi sert tout ça. À côté de moi, une dame d’une quarantaine d’années fond en larmes devant son propre masque et ses lunettes de ski pendant qu’un autre OPJ lui fait la morale et du chantage : « allez, si vous répondez à mes questions et que vous vous calmez vous pourrez aller fumer votre cigarette après ». Putain, elle a de la chance. Moi, pour la clope, j’ai dû demander l’autorisation à tout le comico ou presque, tout le monde m’a fait tourner en bourrique en me disant « vas demander à tel OPJ ! »
L’officier devant moi pose un peu les mêmes questions que tout à l’heure, et comme il voit que je ne suis pas très bavard, il essaie de se la jouer cool : « Vous savez, nous, on comprend les gilets jaunes… Au fond, on soutient leurs revendications, on paie de l’essence comme tout le monde… » Il s’arrête un instant, avant de sortir d’un ton (à moitié) désolé : « mais aujourd’hui, nous, nos directives elles sont politiques, et donc politisées ! » Sans déconner ? Le flic continue : « vous savez, moi, j’ai un fils d’à peu près votre âge, s’il faisait les manif’ j’aurai peur pour lui avec toute cette casse, cette violence… » Cette fois-ci, c’en est trop, je ne peux pas m’empêcher de répondre : « Oui, il risquerait de se faire tirer dessus au flashball par vos collègues ». Et là, le bleu, inarrêtable dans sa connerie, me bégaye « mais oui, mais vous comprenez, le flashball c’est de la légitime défense, vous savez euh… les pavés… euh… c’est pour tuer hein… nous on n’aime pas la violence, mais quand y’a de la casse dans les banques ou que des éléments radicaux en veulent à nos vies, on est obligés hein… Mais quant à vous, vous vous êtes rendu sur une manifestation non déclarée avec un équipement prévu pour de la violence, alors vous veniez pour casser ? » Je lui montre le maloox et le sérum phy sur son bureau et je lui dis : « Ah oui c’est violent ça ! Ça sert juste à soigner, moi je veux juste pas de blessés, j’aime pas les blessés, c’est tout. Je n’ai rien de plus à ajouter ».
Mon avocat intervient alors en disant que je n’ai pas d’antécédents avec la justice, que j’ai un profil calme et que ma démarche de vouloir soigner des gens était noble, même si mes études n’ont pas grand-chose à voir avec le domaine de la santé. Il insiste sur le fait que j’ai l’air sincère et le flic est du même avis, il me dit que je sortirais demain matin et que je n’aurai pas grand-chose si ce n’est un rappel à la loi pour « avoir participé sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs fait matériels de violences ou de dégradations, circonstance que les faits ont été commis en réunion. » Quelle blague ! Je savais la police forte en procès d’intention, mais à ce point-là ça devient surréaliste : ‘‘en vue de’’… ils sont dans la projection là ! On me ramène dans ma cellule et je fulmine de rage.
Le sous-sol s’est rempli depuis tout à l’heure, il y a plus de monde enfermé derrière ces affreuses vitres transparentes. Les sonnettes des portes ne marchent pas alors les gens tambourinent pour appeler les surveillants qui font une ronde régulière. Je ne sais pas ce qui est le pire : être seul, n’avoir rien à faire, n’avoir plus aucun repère temporel à cause des néons jaunes abrutissants, être privé de liberté et en attente d’une décision ou le tout à la fois. Le repas du soir est servi, emballé dans un bol en plastique : du riz-ratatouille infâme qui donne l’impression d’avoir déjà été mangé et re-vomi par quelqu’un. Je me force à manger, puis à dormir, en espérant sortir demain à l’aube.
Je me fais réveiller, je ne sais pas à quelle heure, pour un sommaire petit-déjeuner composé d’une brique de jus d’orange et d’une paire de biscuits. Puis je me rendors. Je me fais réveiller pour aller me faire prendre en photo, je demande l’heure, il est 8h50. Le type qui m’accompagne me dit qu’avec le monde qu’il y a, on ne sortira pas avant ce soir, je commence à bader. Je me rendors après ça et me fais réveiller par un bruit bizarre : pas un coup sur une porte mais un coup sur quelqu’un. Je vois passer quelqu’un menotté, avec le visage tuméfié, et un flic le pousse dans la cellule adjacente à la mienne. Le bad s’amplifie. Impossible de se rendormir désormais. Impossible aussi de savoir le temps qui passe à cause de cette perpétuelle lumière jaune. La cellule est trop étroite, il n’y a rien à faire et personne à qui parler. La ventilation fait trop de bruit et les chiottes puent la mort, j’en ai marre, et pourtant, je me vois déjà passer une deuxième nuit ici.
Le repas de midi arrive enfin. Des pâtes aux champignons que je ne finis même pas. C’est bien, au moins ils font l’effort de penser à ceux qui mangent pas de viande… Je sais que ça va bientôt faire plus ou moins 24h que je suis là. J’ai envie que ça s’arrête mais ça paraît sans fin. Je ne sais pas si je rêve ou si c’est la réalité, je me sens oppressé, je veux juste voir mes camarades ou ma mère pour qu’elle me prenne dans ses bras. Terrible sensation de frustration de la savoir en dehors de ce commissariat avec mes potes, tous morts d’inquiétude, sans nouvelles. Je fais les cents pas dans ma cage comme un lion affamé. La torture physique a certes été abolie, mais la torture mentale, la pression psychologique et le stress demeurent une clé de voûte de notre système répressif. Quelques heures plus tard, un flic me libère enfin.
J’écope juste d’un rappel à la loi, qui me dit me tenir à carreau pendant trois ans pour le motif d’« avoir participé sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs fait matériels de violences ou de dégradation , circonstance que les fait ont été commis en réunion. »
Je sors néanmoins libre, et je pars rejoindre mes potes pour les rassurer.
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