Archives - International 24 novembre 2014

Le municipalisme libertaire : une alternative kurde pour le Moyen-Orient ?

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Galvanisées depuis leur récente victoire en Irak, les troupes de l’État islamique ont lancé depuis le début du mois de juillet une grande offensive contre Kobané, une ville kurde située à la frontière turque dans le nord de la Syrie. Face aux assauts des djihadistes, les Kurdes restés pour se battre et les volontaires venus d’ailleurs s’organisent au sein de milices d’auto-défense. Ne résistant qu’avec des armes légères, ils n’ont pas pu empêcher la capture de plusieurs dizaines de villages et le massacre des populations s’y trouvant(1). Ils ne sont cependant pas prêts d’arrêter le combat, conscients que la perte de Kobané ruinerait le vieux projet de création d’un Kurdistan Occidental unissant les différentes communautés kurdes de la région. Au-delà des djihadistes, c’est en fait une vaste coalition d’intérêts convergents à laquelle doivent faire face les combattants kurdes. De la Turquie aux Etats-Unis en passant par l’Iran, aucune des élites dirigeantes de ces pays ne profiterait d’une modification des frontières et de la réalité socio-économiques de la région. Car les résistants de Kobané ne luttent pas seulement pour leur survie, mais aussi pour défendre une révolution sociale largement ignorée et pourtant déjà à l’œuvre dans de nombreuses provinces_: celle du confédéralisme démocratique. Dans cette zone de guerre où les sombres prétentions des impérialistes rivalisent avec celles des intégristes, cette expérience révolutionnaire apparaît comme un horizon lumineux pour toute la région.

Le gauche révolutionnaire kurde mène la bataille

Au sortir de la Première Guerre mondiale, les puissances coloniales victorieuses dépècent l’Empire ottoman et redessinent les cartes du Moyen-Orient. Ayant un temps envisagé la création d’un Etat kurde, l’idée est cependant rapidement abandonnée au vu du sursaut nationaliste qui s’empare des dirigeants de la nouvelle République turque et qui entendent bien exercer leur souveraineté sur toute la région. Dès lors, les Kurdes se retrouvent dispersés sur quatre pays au sein desquels ils subissent une répression plus ou moins violente : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. En plus d’être physiquement séparés, ces différentes communautés kurdes ont chacune développé leur propre mode de vie, les amenant ainsi à ne pas concevoir de la même façon la lutte pour l’indépendance.

En Iran, les Kurdes subissent un siège militaire permanent, et les militants les plus radicaux sont régulièrement emprisonnés et exécutés par les milices des ayatollahs(2). Malgré la reconnaissance de leur spécificité culturelle et linguistique, cette répression systématique les empêche de jouer un rôle majeur au sein du mouvement de libération kurde.

Quant aux Kurdes d’Irak, ils ont souffert des attaques chimiques orchestrées par Saddam Hussein. Ce souvenir douloureux a amené un certain nombre d’entre eux à soutenir les interventions militaires étrangères, et notamment l’invasion américaine de 2003. Ayant su profiter du chaos sécuritaire et politique, ils ont imposé la création d’un gouvernement régional autonome reconnu par la constitution fédérale irakienne. Si cet événement a d’abord été salué comme une avancée historique, il n’a cependant pas permis aux Kurdes de s’unir davantage. Le Kurdistan irakien profite du business très lucratif de la rente pétrolière et son président, Massoud Barzani, n’a pas particulièrement envie de le faire partager avec des millions d’autres Kurdes. De plus, c’est une région enclavée sans accès à la mer, ce qui pousse la bourgeoisie kurde d’Irak à exporter le pétrole jusqu’en Turquie pour ensuite l’acheminer vers les marchés internationaux. Cette collaboration a été vécue comme une trahison par de nombreuses organisations kurdes de Syrie et de Turquie.

Les Kurdes de Turquie sont effectivement gravement malmenés par le gouvernement central présidé par Erdogan : l’enseignement de leur langue est interdit et les assassinats politiques sont monnaie courante(3). Face à cette négation de leur identité, ils se sont regroupés au sein du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), une formation socialiste qui mène l’insurrection armée. En Syrie, ce mouvement est représenté par le Parti pour l’Union démocratique (PYD). Il est parvenu à prendre le contrôle de provinces entières en affrontant à la fois les forces du régime de Bachar al-Assad, l’Armée Syrienne libre et les djihadistes. Ce sont ces milices populaires révolutionnaires qui ont repoussé les assauts de l’État islamique aux alentours de Kobané, en encourageant les populations à se défendre et à s’organiser, pendant que les peshmergas, les soldats du Kurdistan irakien, battaient en retraite(4).reconversion assumée au capitalisme après des décennies de guérilla commune.

Cette nouvelle donne est le signe d’une modification profonde du rapport de force à l’intérieur du mouvement de libération kurde. Forte de son efficacité sur le terrain militaire, la gauche révolutionnaire affiliée au PKK est désormais hégémonique au sein du Kurdistan Occidental, et elle se sert de son vaste projet de transformation sociale comme d’un outil tactique pour imposer une nouvelle voie aux différents groupes kurdes.

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Face à l’impasse nationaliste, la voie du confédéralisme démocratique

Né dans le sillage du marxisme-léninisme, le PKK s’est pendant longtemps enlisé dans le dogmatisme, le culte de la personnalité et l’autoritarisme. Considérant que l’avènement d’une grande nation kurde était une fin en soi, le parti a massivement armé ses militants, ce qui n’a fait que renforcer la répression exercée par les soldats turcs. Cette spirale de la violence n’a eu que des effets négatifs : trahisons fratricides, détentions arbitraires, isolement international, etc.

La force de ce mouvement est d’avoir reconnu ses échecs et d’être parvenu à rédiger une autocritique constructive. Abdullah Öcalan, le chef du PKK, a lui-même admis depuis sa cellule où il est enfermé à vie que « l’on ne résout pas la violence par la violence ». Cet abandon de la lutte armée s’accompagne d’un nouveau programme qui rejette le nationalisme et même la prise de pouvoir en tant qu’objectif principal. Le leader kurde est maintenant convaincu que « l’appel à la création d’un État séparé représente les intérêts de la classe dirigeante et ceux de la bourgeoisie, mais ne reflète en aucun cas les intérêts du peuple ».

Pour faire face aux défis du futur, la gauche kurde mise désormais sur le confédéralisme démocratique, un concept emprunté au théoricien anarcho-communiste Murray Bookchin dans son ouvrage : Pour un municipalisme libertaire, (2003). Il s’agit de bâtir une société démocratique, écologique et antisexiste fondée sur des conseils populaires autogérés et reliés entre eux par un système de fédéralisme intégral, le tout étant assuré par une économie collectiviste. Vaste chantier qui apparaît comme une véritable lueur d’espoir dans cette région minée par les guerres et les sectarismes religieux.

Loin d’être une utopie inatteignable, cette révolution est d’ores et déjà à l’œuvre. En voici quelques exemples. Dans le sud-est de la Turquie, près de Viransehir, quelques dizaines de familles kurdes ont fondé une coopérative agricole appelée le « Village de la Paix »(5). Son objectif est de parvenir à l’autosuffisance économique afin d’évoluer en dehors des contraintes logistiques imposées par la guerre. Pendant ce temps, dans la commune de Sûr, le maire Abdullah Demirbas a mis en place un service municipal multilingue s’adressant à la fois aux Kurdes et aux Turcs. Son rêve est de faire en sorte que « chaque maison devienne une école », et il a donc édité à grand tirage un livre de contes pour permettre à tous les parents d’éduquer directement leurs enfants(6). Enfin, dans la municipalité d’Hakkari, le maire Metin Tekce souhaite construire un grand centre de santé et d’éducation pour abriter les femmes victimes de violences, mais aussi pour leur permettre « d’avoir des idées indépendantes qu’elles pourront mettre en pratique librement »(7). Liste bien évidemment non-exhaustive des innombrables progrès en cours dans le Kurdistan autonome de Turquie et de Syrie.

Au-delà de son aspect éthique et philosophique, le confédéralisme démocratique est également un outil pertinent d’un point de vue purement stratégique. Les Kurdes sont dispersés sur plusieurs États en proie à la guerre et dans lesquels les frontières sont changeantes. Dans ce contexte, revendiquer leur union au sein d’une Nation aux limites bien définies ne correspond plus à grand chose. Le PKK l’a bien compris, et c’est pourquoi il laisse désormais la possibilité aux populations de s’auto-administrer politiquement.

Cette volonté de transformer la société en profondeur et de questionner le paradigme étatiste est lourde de menaces pour les pouvoirs établis. C’est pourquoi les Kurdes n’ont pas d’alliés dans la région.

« Les Kurdes n’ont pas d’amis, sauf la montagne »

Hormis des manifestations spontanées de soutien qui ont eu lieu un peu partout dans le monde, les Kurdes se retrouvent une nouvelle fois bien seuls dans leur combat.

Le Président turc Erdogan a déclaré que « l’État islamique et le PKK, c’est la même chose ». Il redoute une victoire kurde à Kobané, craignant la création d’un Kurdistan Occidental autonome à leur frontière qui serait vécue comme une véritable tragédie nationale. C’est pourquoi l’armée turque garde l’arme au pied face aux djihadistes et qu’elle a même été jusqu’à bombarder les milices d’auto-défense kurdes(8). C’est à peu près le même son de cloche du côté de l’Union européenne et des États-Unis puisqu’ils considèrent toujours officiellement le PKK comme une organisation terroriste. De plus, n’oublions pas qu’ils sont eux-mêmes largement responsables de cette situation en ayant contribué au renforcement de l’Etat islamique durant la guerre civile syrienne.

Seulement voilà, ce n’est cette fois-ci ni l’armée américaine, ni turque, qui va décider du sort de la bataille de Kobané. Massoud Barzani, le Président du Kurdistan irakien, parait finalement décidé à rentrer dans la mêlée. D’une part car la supériorité militaire du PKK l’oblige à se rallier à ses positions, et d’une autre part car le peuple kurde ne lui pardonnerait pas de n’avoir rien fait pour empêcher le massacre de populations civiles. Il a donc envoyé un convoi militaire en renfort, et celui-ci doit nécessairement passer par la Turquie pour arriver jusqu’à Kobané. Le gouvernement turc a dû se contraindre à cette situation, le chef du PKK ayant menacé de faire éclater une nouvelle lutte armée si ces nouveaux contingents étaient empêchés d’arriver à destination(9). Les pays Occidentaux ont également fait pression pour qu’il accepte, soucieux de privilégier une entente cordiale avec le gouvernement du Kurdistan irakien afin de faciliter l’accès de leurs multinationales aux ressources pétrolières.

L’union des forces kurdes de Turquie, de Syrie, et d’Irak semble être l’occasion historique pour la création d’un Kurdistan Occidental. Et étant donné le programme révolutionnaire de la gauche kurde, cet évènement pourrait avoir des conséquences bien au-delà des seuls Kurdes. Le projet féministe et écologique d’auto-organisation de la vie sociale du PKK est une invitation à peine voilée à l’insurrection populaire, et ce message risque fort d’être entendu chez des populations lassées des luttes confessionnelles et des interventions étrangères. Le « printemps arabe », qui a balayé les dictateurs égyptien et tunisien et qui est à l’origine de la guerre civile syrienne, n’est pas si lointain, et de nombreuses questions amenées par cette séquence demeurent toujours d’actualité. Dès lors, l’hypothèse de la gauche kurde du confédéralisme démocratique apparaît comme une réponse crédible pour l’ensemble des forces progressistes de la région méditerranéenne et moyen-orientale désireuses d’en finir avec le capitalisme et le fondamentalisme.

Jules Panetier

(1) « L’EI donne l’assaut sur 60 villages kurdes en Syrie », AFP, 19 septembre 2014.
(2) « Iran : un jeune kurde risque d’être exécuté », Amnesty International, 24 septembre 2014
(3) « Syrie : 14 kurdes tués lors d’émeutes en Turquie », Les Echos, 8 octobre 2014
(4) « Irak : les forces kurdes à leur tour en difficulté face aux jihadistes », AFP, 5 août 2014
(5) « Des Kurdes bâtissent un “village de la paix” dans le sud-est de la Turquie », AFP, 31 mars 2011
(6) « “Transforming every house into a school”: Abdullah Demirbas, Mayor of Sur District, Diyarbakir – Turkey », Kurdish Herald, juin 2009
(7) « Projet de création d’un centre de santé et d’éducation à Hakkari », Amitiés kurdes de Bretagne, 2 décembre 2006
(8) « L’armée turque bombarde des positions rebelles du PKK », Le Monde, 14 octobre 2014
(9) « Inquiet pour Kobané, le PKK menace de reprendre les armes », France 24, 12 octobre 2014

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