« Les femmes sont la vie, et on ne touche pas à la vie » : déferlante kurde sur Paris pour les victimes des attentats
Entre 10 et 25000 manifestants ont défilé à Paris ce samedi 7 janvier pour demander justice et vérité pour les victimes kurdes des attentats de janvier 2013 et du 23 décembre 2022. La communauté kurde demande la levée du secret défense pour permettre des condamnations des commanditaires de la tuerie de 2013, reliée aux services secrets turcs par l’enquête judiciaire. Et à ce que le Parquet National Anti-Terroriste soit saisi pour celui de 2022, soupçonnant une nouveau crime d’État.
Le peuple kurde, acteur d’une révolution anti-capitaliste, antifasciste, féministe et écologiste, endeuillé en plein cœur de Paris, bombardé au Moyen-Orient
Ce matin du samedi 7 janvier devant la gare du Nord à Paris, des milliers de personnes se pressent pour pénétrer le cortège qui s’apprête à partir. La communauté kurde a affrété des bus depuis de nombreuses villes de France, et même depuis d’autres pays européens. C’est que le peuple kurde, sans État, à cheval entre Turquie, Iran, Irak et Syrie, fort de 50 millions de personnes dispersées de par le monde, est en deuil et en colère.
Aujourd’hui on est venus pour une commémoration revendicative, organisée tous les ans, de l’assassinat en janvier 2013, rue Lafayette, à deux pas, de trois militantes kurdes exilées en France. Sakine Cansiz était une pionnière du Mouvement des Femmes Kurdes et une membre fondatrice du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), une des principales organisations de la gauche kurde en Turquie. Emprisonnée après le coup d’État de 1980 en Turquie à la prison de Diyarbaquir, connue pour ses tortures et disparition de prisonniers, elle avait participé à l’organisation de la guérilla contre le régime dans les montagnes kurdes, avant de trouver refuge en France. Fidan Dogan était représentante du Congrès National du Kurdistan (KNK), une organisation de la diaspora kurde en Belgique, et responsable du Centre d’Information du Kurdistan à Paris, elle aussi membre du PKK. Leyla Salemez était quant à elle responsable du mouvement de jeunesse du PKK. Trois générations de femmes kurdes en lutte touchées par cet attentat.
Le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan ) propose (comme ses homologues syriens, iraniens et irakiens) dans son opposition au régime d’Erdogan, président turc ultra-nationaliste, une alternative foncièrement progressiste, qui allie auto-détermination du peuple kurde, cohabitation avec les autres communautés ethniques et religieuses de la région, exploration profonde d’une voie vers la démocratie directe, émancipation poussée des femmes envers les carcans patriarcaux, refondation totale d’institutions traditionnellement à la botte des pouvoirs comme la police et la justice, et élaboration d’une économie coopérative tentant de dépasser le capitalisme et de répondre à l’urgence écologique, et qui est expérimentée à grande échelle depuis le 17 mars 2016 dans certaines régions du Rojava (Kurdistan syrien) sous l’impulsion du PYD ( Parti de l’Union Démocratique, très proche du PKK).
L’armée turque multiplie par ailleurs ces derniers mois les attaques meurtrières sur des zones tenues par la gauche turque, en Turquie, en Irak et le long d’une bande de quarante kilomètres au sud de la frontière entre Turquie et Syrie. Le PKK dénonce l’utilisation massive d’armes chimique interdites par les conventions internationales.
« Femmes, vie, liberté »
A tous les points d’entrée de la manifestation, des fouilles méthodiques sont effectuées par un service d’ordre imposant du Centre Démocratique Kurde en France (CDK-F), qui encadre totalement la marée humaine. L’objectif est double : dissuader les provocations des membres des Loups Gris, une organisation de la diaspora turque en France d’extrême-droite nationaliste, proche du président Recep Tayip Erdogan, et éviter les violents débordements que la colère de nombreux kurdes remontés contre les autorités françaises a fait naître autour des manifestations récentes consécutives au nouvel attentat du 23 décembre 2022, qui a de nouveau enlevé la vie de trois kurdes en plein Paris.
De nombreux jeunes kurdes avaient participé à l’émeute du 24 décembre autour de la place de la République, là où l’ancienne génération kurde des cadres des organisations de la diaspora semble plutôt miser sur la protection de l’Etat français qui serait obtenue à force de négociations. Durant toute la manif des appels aux jeunes seront lancés par les organisateurs, les incitant à ne pas allumer de pétards, à rester calmes etc.. Le signe d’une fracture générationnelle au sein de la communauté kurde française ?
Dans le cortège, rejoint par de nombreuses organisations politiques et syndicales de la gauche française, résonne le slogan « Jin, jiyan, azadi ». « Femmes, vie, liberté », en français. Devenu mondialement célèbre depuis le soulèvement populaire en Iran provoqué par la mort de Mahsa Amini, Jina Amini de son nom kurde, assassinée par la police des mœurs.
Une intervention de la Jeune Garde, organisation antifasciste française qui avait appelé à « se tenir fort auprès de la communauté kurde » dans la foulée de l’attentat du 23 décembre, et à « faire de Paris le tombeau du fascisme », revient sur la nécessité de se dresser contre l’extrême-droite, qu’elle soit française, turque, ou de n’importe quelle nationalité. Et de développer en forme de critique de l’islamophobie ambiante : « Le peuple kurde est un peuple à majorité musulmane, la lutte du peuple kurde contre les fanatiques de Daesh, pour laquelle les YPG et YPJ ont sacrifié près de 12000 vies dans un assaut final très médiatisé, n’est pas une lutte contre la religion musulmane. »
Meeting place de la République
Des portraits des six victimes de ces deux attentats sont brandis à bouts de bras, pendant que les musiques graves et solennelles qui rythment les luttes du peuple kurde font vibrer les masses de manifestants venus sur Paris. Entre 10 et 25000, rien que ça.
Arrivé place de la République, la marée humaine s’ordonne au pied d’une gigantesque tribune, où démarre un long meeting. Introduit tout en puissance par Berivan Firat, porte-parole féminine des relations extérieures du CDK-F : « Nous sommes venus ici pour dire que les femmes sont la vie, et qu’on ne touche pas à la vie. »
S’ensuivront de longues prises de paroles, revenant sur les revendications de la diaspora kurde en France. La levée par l’État français du secret défense qui empêche de retrouver les commanditaires de l’attentat de 2013. La saisie du Parquet National Anti-Terroriste (PNAT) en ce qui concerne le nouvel attentat du 23 décembre 2022. Une meilleure protection pour le peuple kurde sur le sol français, alors que celui-ci s’est battu contre un État Islamique qui a pu frapper jusqu’au cœur de la capitale des Gaulles, et que la DGSI avait été prévenue début décembre de menaces reçues par le CDK-F. L’arrêt des coopérations entre services secrets turcs et français. L’ouverture d’une cellule d’enquête européenne sur les influences et interventions du régime d’Erdogan sur le sol de l’UE. La radiation du PKK de la liste des organisations terroristes, sur laquelle il figure encore en Union Européenne et aux États-Unis.
Viennent ensuite les discours de solidarité de différentes organisations politiques et syndicales françaises, parmi lesquelles l’Union Syndicale Solidaires, le NPA, la France Insoumise, le PCF, le PS, Europe Écologie Les Verts, l’Union Communiste Libertaire, et de nombreux petits groupes révolutionnaires parisiens. Avant une dispersion dans le calme.
L’État français refuse la levée du secret-défense
Si la colère est si grande parmi les membres de la communauté kurde, c’est que les autorités françaises ne sont pas étrangères au fait que cet attentat de janvier 2013 soit resté impuni.
Peu après le lancement de l’enquête en 2013, Omer Guney, dernière personne à avoir vu Sakine Cansiz vivante, puisqu’il était son chauffeur, est interrogé par la police. Le tireur est un jeune homme d’une trentaine d’années, turc vivant en France qui avait rejoint le mouvement kurde en prétendant être d’une famille turque nationaliste, mais avec des origines kurdes avec lesquelles il aurait voulu renouer. Courant 2013 les enquêteurs découvrent le passeport d’Omer Guney, faisant état de plusieurs voyages en Turquie dont il n’avait pas parlé. Début 2014, des enregistrements réalisés en Turquie sont mis en ligne, avec trois voix, et dans lesquels on entend Omer Guney expliquer comment il va assassiner des dignitaires du PKK. La même semaine des journaux turcs reçoivent une lettre datée de novembre 2012 avec un ordre de mission, présenté comme issu des services secrets turcs, le MIT, qui ordonne les préparatifs pour l’assassinat de Sakine Cansiz.
Selon le journaliste Guillaume Perrier, le MIT a des agents partout sur le sol européen. Particulièrement actif dans les pays à forte diaspora turque, comme la France, la Belgique, l’Allemagne, la Suède, les Pays-Bas et la Suisse, il a pour objectifs en Europe de faire de l’espionnage, de lutter contre les opposants politiques en exil. Et de structurer politiquement une diaspora turque qui a le droit de vote au pays d’Erdogan et représente des millions de voix. utour de deux organisations principalement : les Loups Gris dont nous avons déjà parlé plus haut, et le Milli Gorus, une organisation islamiste nostalgique de l’Empire Ottoman, et qui avait été au cœur de polémiques sur le financement de la mosquée de Strasbourg. Sur les années 2020-2021 la justice allemande a ouvert 22 affaires d’espionnage liée au MIT. Récemment les pressions turques en Suède ont permis de commencer à lui faire modifier sa tradition d’asile politique pour faire expulser vers la Turquie des réfugiés kurdes. En France les services secrets turcs se sont beaucoup impliqués dans le Conseil Français du Culte Musulman.
Omer Guney finira par mourir en prison avant son procès. La juge d’instruction en charge de l’enquête demande depuis sans succès la levée du secret-défense qui empêche de consulter certains documents des services secrets intérieurs et extérieurs français, et qui permettrait d’en savoir plus sur l’implication du MIT dans l’assassinat des trois militantes du PKK en janvier 2013.
Des échos avec l’attentat du 23 décembre
C’est dans ce contexte que le nouvel attentat qui a tué trois militantes et militants kurdes à Paris le 23 décembre 2022 a déclenché une intense mobilisation. Les trois tombés rue d’Enghien étaient aussi des figures de l’engagement pour la cause kurde.
Evin Goyi, qui a grandie dans le camp de réfugiés au Sud Kurdistan, était devenue une des pionnières du Mouvement des Femmes Kurdes, puis a rejoint la lutte kurde avant de combattre contre Daesh, et d’être grièvement blessée au combat à Raqqua. D’où son retour en France pour y être soignée, où elle avait demandé un asile politique qui lui a été refusé par les autorités. Mir Perwer, chanteur kurde jugé et condamné en Turquie avait obtenu l’asile politique en France. Abdulrahman Kizil, contraint à l’exil par la répression, continuait en France à donner beaucoup de son temps à la lutte des kurdes et fréquentait le CDK-F presque quotidiennement.
Le tireur, William Mallet, arrêté dans la foulée de ses crimes, plaide devant les enquêteurs la folie raciste. Il avait été interpellé il y a un an après avoir attaqué un camp de migrants avec un sabre à Paris, placé en détention provisoire en attente de son procès, puis libéré le 12 décembre dernier sous contrôle judiciaire avec une obligation de soins psychiatriques et une interdiction de détenir et porter une arme. Jusqu’au drame.
Pourtant il n’en était pas à son premier coup d’éclat. Le 29 juin 2017, le tribunal correctionnel de Bobigny le condamnait à une peine de six mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple total et à une interdiction de détenir ou porter une arme pendant cinq ans pour des faits de détention prohibée d’armes de catégories A, B et C. Le 30 juin 2022, le même tribunal correctionnel à une peine de douze mois d’emprisonnement pour des faits de violences avec arme commis en 2016 (il a fait appel de cette décision et la procédure est en cours).
Selon les enquêteurs, William Mallet voulait d’abord s’en prendre à des étrangers dans le centre de Saint-Denis, mais n’aurait trouvé aucune personne à tuer et se serait donc replié vers la rue d’Enghien, devant le centre kurde. Une réunion d’une soixantaine de militantes kurdes y était prévue, pour l’organisation de cette manifestation annuelle du 7 janvier justement.L’assassin connaissait-il la date et l’heure de la réunion ? Celle-ci avait été décalée dans la matinée à cause de problèmes de RER et ne devait démarrer qu’une heure plus tard. Le journal l’Humanité déclare avoir des témoignages attestant que le tireur aurait été déposé sur les lieux en voiture.
Pour David Andic, l’avocat des familles de victimes kurdes de l’attentat, la non-saisie du Parquet Anti-Terroriste est une aberration : “L’an passé, à l’inverse, des militants kurdes avaient tagué le consulat de Turquie à Boulogne-Billancourt avant de tirer des feux d’artifice… et le Pnat s’était saisi de l’enquête !”, a-t-il comparé. Le professionnel relève des zones d’ombres dans l’enquête : la façon dont le tireur s’est procuré son arme, les personnes rencontrées lors de son année passée en détention, ce qu’il faisait à Saint-Denis avant de se rendre rue d’Enghien. Pour l’avocat, en reprochant aux Kurdes d’avoir “constitué des prisonniers lors de leur combat contre Daech au lieu de les tuer”, le suspect “cherche à brouiller les pistes en se faisant passer pour un fou et en s’attribuant une haine qu’il qualifie lui-même de ‘pathologique'”.
La communauté kurde reste persuadée que l’attentat est une nouvelle attaque des renseignements turcs. Agit Polat, voit dans le refus des autorités françaises de saisir le PNAT un résultat des pressions qu’exerce Erdogan. Peu après la tuerie rue d’Enghien, l’ambassadeur de France en Turquie avait été convoqué et réprimandé, sous le motif que des élus de la République française participaient à des manifestations exigeant vérité et justice pour les victimes de ce nouvel attentat, et que le ministère de la Justice français avait reçu une délégation kurde du CDK-F.
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