Est-ce que ça tangue dans le Moutouh-land ?

Le Poing Publié le 14 février 2023 à 22:17 (mis à jour le 15 février 2023 à 10:44)
Une vingtaine de membres d'associations s'étaient rassemblés devant le Tribunal administratif

Au Tribunal administratif de Montpellier, la rapporteuse publique rejoint les défenseurs des droits de l’homme pour que le préfet de l’Hérault modifie son dispositif d’accueil des étrangers

Un préfet est le plus haut représentant de l’État dans un département. Il en garantit l’autorité et la permanence, par-delà les péripéties politiques conjoncturelles et/ou locales. Cela passe par l’observance d’une certaine neutralité. Pas mal de lecteurs du Poing ne sont sans doute guère attachés à la défense de l’autorité et de la permanence de l’État. Ils ne sont sans doute pas bien nombreux non plus à nourrir trop d’illusions quant à la neutralité de l’État. Cela n’empêche pas d’observer dans quelle mesure ces principes s’appliquent parfaitement partout.

Partout ? Justement pas dans un département occitan, où le préfet a une interprétation parfois bien personnelle de ces principes. C’est le département de l’Hérault, qu’on appellera le Moutouh-land. Certains matins, le préfet Hugues Moutouh envoie des bulldozers raser les cabanes miséreuses de familles ainsi jetées sur le trottoir. Il le fait alors même que les services d’État (que pourtant il dirige et représente) financent des actions sociales dans ces lieux – actions qu’il réduit donc à néant. L’État contre-attaque… l’État.

Une autre fois, sur le chantier du contournement autoroutier de Montpellier, il ferme les yeux sur les ravages écocidaires conduits au bulldozer (re) par le Département de l’Hérault, alors que l’engagement de ce chantier est soumis à l’avis du Conseil d’État, qui alors n’a toujours pas été rendu. Du reste, très en verve de communication, Hugues Moutouh s’était présenté lui-même comme “préfet bulldozer” à son installation place des Martyrs de la Résistance à Montpellier. Un autre jour, il se lâche dans un tweet qu’on aurait pu croire émaner d’un bureau de campagne d’Eric Zemmour, au point de devoir le retirer très, très vite.

Pas plus tard que samedi dernier, en ouverture des allocutions, souvent très droitières, tenues lors de la manifestation de défense de la bouvine sur l’Esplanade, fut donnée à entendre une mention très élogieuse de « notre très cher préfet Hugues Moutouh » (sic).

Or ce mardi 14 février 2023, un vent contraire s’est mis à souffler, un peu, en audience du Tribunal administratif de Montpellier. Plusieurs associations d’assistance aux étrangers et de défense des droits de l’homme (LDH, CIMADE, GISTI, association et syndicat d’avocats) avaient assigné le préfet Hugues Moutouh, pour qu’enfin il daigne respecter un avis du Conseil d’État rendu le 3 juin dernier. Rappelons que le Conseil d’État est la plus haute instance habilitée à dire le Droit, dans le domaine de la conduite des affaires et de l’administration de l’État.

Il est assez bizarre qu’après que cette instance ait précisé ce qu’est le Droit, il faille redescendre dans le niveau des juridictions (le Tribunal administratif de Montpellier, donc), pour vérifier à nouveau où est le Droit ; et rappeler au Préfet qu’il est la plus haute autorité localement chargée de faire appliquer ce Droit. Bonjour la limpidité. Mais nous sommes en Moutouh-land.

Le point litigieux débattu à cette audience montpelliéraine concerne l’obligation faite aux étrangers, dans l’Hérault, de solliciter un rendez-vous exclusivement par voie digitale, dématérialisée (l’Internet), pour effectuer la démarche à laquelle ils sont tenus ; démarche qui consiste à venir déposer en personne leurs demandes de titre de séjour – cela y compris de simple renouvellement, pour des étrangers déjà détenteurs de ce titre, le plus légalement et régulièrement du monde.

N’importe quel citoyen français, “de souche” ou pas, a déjà pu apprécier de quels miracles sont capables les démarches en ligne, pour un renouvellement de carte d’identité, ou l’obtention d’une carte grise, soldées par des mois et des mois d’attente interminable d’un simple rendez-vous. 17 % de la population est frappée d’illectronisme estime l’INSEE (c’est-à-dire non apte à manier les outils électroniques), et 38 % manquent d’au moins une compétence de base dans ce domaine, a rappelé en cours d’audience Céline Coupart, l’avocate des associations requérantes.

Car, prenant en compte le cas aggravé d’étrangers en situation parfois urgente, parfois très précaire, mal équipés en informatique (un smartphone ne scanne pas les pièces réclamées), voire dominant peu l’usage de la langue française, le Conseil d’État a estimé que les préfectures sont tenues de maintenir un canal alternatif, non dématérialisé, de prise de contact avec les services de l’État. Cela au nom d’une égalité d’accès au service public. Sans quoi, « on s’est contenté de remplacer des files d’attente physiques (dont on se souvient des conditions honteuses) par des files d’attente virtuelles » résume la même avocate. Au moins sont-elles devenues invisibles.

Or avec cette vraie fausse solution, la conséquence peut se révéler catastrophique, en termes de plongée dans la clandestinité (« L’État fabrique les sans papiers » dénoncent les associations), de perte d’accès à des droits de base (formation, travail, etc). « J’ai eu à m’occuper du cas d’un employeur condamné à 800 euros d’amende, accusé d’employer un sans papier, qui ne l’avait jamais été avant que ses démarches de renouvellement s’enlisent dans le recours au téléservice dématérialisé de la préfecture » témoigne un représentant de la CIMADE.

« Rendez-vous à prendre en ligne sans plages horaires disponibles, mails de réponse automatique sans qu’aucune suite ne soit donnée, silence prolongé après le remplissage en ligne d’un formulaire complexe : le manque de moyens alloués aux services “Etrangers” des préfectures, est un alibi commode pour justifier ces dysfonctionnements et camoufler une politique sciemment organisée pour restreindre l’accès au séjour » analysent les associations dans leur communiqué commun.

C’en est au point qu’un marché s’est créé, où l’on peut s’acheter pour 30 euros et jusqu’à plus de 100, les services d’un quidam qui se consacre à la veille permanente des sites électroniques pour décrocher un créneau de rendez-vous qui soudain y apparaîtrait “miraculeusement”. Voilà un marché douteux. L’État n’a pas l’air gêné, plus que ça, de l’avoir provoqué, voire de l’encourager.

Une procédure au Tribunal administratif a ceci de très particulier qu’elle s’effectue essentiellement par voie écrite. Les plaidoiries n’y semblent que des compléments. Et toute l’attention se porte sur les conclusions que formule le rapporteur public, pour éclairer le jugement du tribunal. Ces conclusions sont d’un tel niveau de spécialisation juridique qu’elles font renoncer un journaliste à en produire une synthèse accessible au plus grand nombre.

Allons donc au plus simple : ce mardi 14 février, la rapporteuse publique, après avoir expliqué l’objet du litige et produit quantité de références juridiques, a conseillé au Tribunal administratif de Montpellier de faire droit à la requête des associations qui avaient assigné le préfet de l’Hérault. Oui : celui-ci aurait dû suivre l’avis formulé voici déjà six mois par le Conseil d’État.

Oui : le préfet de l’Hérault, Hugues Moutouh, devrait mettre en place, dans un délai de quatre mois, « une solution de substitution »  alternative au seul téléservice dématérialisé actuellement proposé. L’essentiel de la plaidoirie de l’avocate des associations aura donc tenu, de façon peu courante, dans des remerciements à l’adresse de la rapporteuse publique, pour la teneur de ses conclusions.

Mais attention, a précisé l’avocate, la dite solution de substitution ne saurait consister en de simples “Points d’accompagnement numérique” comme se targue de s’en être dotée la préfecture de l’Hérault. Car ces services ne sont qu’au nombre de trois pour tout le département, censés répondre aux sollicitations de tous les habitants dans tous les domaines, et pas seulement des quarante mille étrangers pour leurs titres de séjour. Le plus souvent, ce sont des personnels en service civique qui y sont affectés, d’un niveau de formation insuffisant pour faire face aux demandes complexes qui s’attachent volontiers à la situation des étrangers.

Mieux. Comment peut-on accéder à ces “Points d’accompagnement numérique” ? Comment, devinez donc ? On y accède exclusivement par… voie digitale et dématérialisée sur Internet. On ne sait s’il faut retenir l’hypothèse du cynisme pur, de l’incurie crasse, de l’humour noir, ou de la haute culture de l’absurde kafkaïen dans la mise en exergue d’un tel dispositif, par l’administration.

En règle générale, on considère que l’avis du rapporteur public présage de la teneur de la décision finale qui sera celle d’un Tribunal administratif. Laquelle sera rendue publique le 7 mars prochain, dans le cas d’espèce. Reste que l’énoncé du Droit recèle toujours sa part d’interprétation. A Montpellier, les associations concernées ont été échaudées par des décisions antérieures des juges en matière de droits des étrangers. Et puis on est en Moutouh-land, où bien des surprises sont toujours envisageables.

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