8 mars à Nîmes : soit tu baisses ton drapeau, soit tu retournes dans ta cuisine
Entre 1000 et 2000 manifestant·es ont défilé à Nîmes ce 8 mars 2023 pour la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, sur fond de tensions entre l’intersyndicale et un cortège de tête radical. Propos et gestes virilistes, consternation et émotions étaient au rendez vous.
Après le succès éclatant des grèves et manifestations du 7 mars contre la réforme des retraites, l’importance de la marche féministe du 8 mars était dans tous les esprits. L’idée étant de maintenir la pression sur le gouvernement tout en élargissant le champ des revendications. Bien-sûr, l’inégalité de traitement entre les femmes et les hommes, accentuée par la réforme à venir, avait une bonne place sur les pancartes, mais cette journée devait être l’occasion de faire émerger d’autres injustices et scandales, tout aussi prégnants : l’horreur des féminicides, les violences intrafamiliales, la situation indigne des femmes exilées…
Or, la manifestation de Nîmes a offert un monument de confusion et d’absurdités assez symptomatique de ce que sont devenus les mouvements sociaux en France depuis quelques années : un tiraillement collectif, une tension entre des formes éculées d’intervention dans l’espace public (parcours déclarés, encadrés, rythmés -et parfois ankylosés- par les intersyndicales, dans un souci de massification et d’image) et cortèges de tête plus revendicatifs, rétifs à la domestication, désireux de proposer d’autres formes d’expression – tout en s’enfermant parfois aussi dans des pratiques ritualisées qu’il conviendrait d’interroger.
« On est le 8 mars, on manifeste pour les femmes, et vous nous offrez un combat de coqs ».
On dit que les images valent parfois mieux qu’un long discours. Finalement, il y avait presque comme un sentiment d’évidence à la vue de ces gros bras du SO brutalisant d’autres manifestant·es dans une déferlante de beuglements et de testostérone en cette journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Les féministes ne s’époumonnent-elles pas à nous alerter, encore et encore, sur les injustices que toutes subissent, au quotidien et dans tous les départements de l’existence – et ce jusqu’à nos mouvements sociaux, nos partis se voulant « progressistes », nos soi-disant « safe space » ? Combien leur parole est systématiquement couverte, atténuée, décrédibilisée. Combien leurs revendications sont reléguées à la périphérie des « vrais sujets ». Combien leur présence dans l’Histoire a été systématiquement tronquée, effacée.
La manifestation, composée d’un à deux milliers de personnes, semblait sur le point de démarrer de la manière la plus traditionnelle qui soit : une file de camions sono aux playlists et slogans plus ou moins cringe selon l’appartenance syndicale et le niveau d’ébriété des possesseurs de micros, des performances de Rosies exécutant une énième chorégraphie sur fond de « Macron dégage ! », des discours vaguement mobilisateurs entendus des dizaines de fois, des policiers particulièrement détendus témoignant de leur bonne entente avec ces bon·nes manifestant·es, bien civilisé·es… Mais patatras ! Voilà qu’un cortège à l’origine composé de quelques dizaines de femmes, féministes radicales et queer, a pris l’initiative de s’installer en tête de la marche. Aussitôt, l’intersyndicale, qui avait prévu sa propre mise en scène – une grande banderole tenue par une dizaine de femmes issues de chacune des organisations syndicales, qui devait marcher devant le camion CGT sous la « protection » d’un SO exclusivement masculin et singulièrement bourrin – s’est interposée, au nom de… la sécurité des manifestant·es.
Il semblerait que marcher en amont du camion de la CGT plutôt que derrière-lui expose à des périls tellement inqualifiables que personne n’a vraiment su démontrer de quel danger il fallait nous prémunir. L’auteur de ces lignes a bien assisté à un presque accident qui aurait pu avoir des conséquences catastrophiques : un membre du SO, floqué CFDT, qui marchait à reculons en surveillant du coin de l’œil les malvenues, a trébuché contre un trottoir et bien failli tomber la tête la première sur le sol. La question étant alors : qui protègera le SO de lui-même ?
« Soit tu baisses ton drapeau, soit tu retournes dans ta cuisine »
Un mouvement d’humeur a commencé à saisir les bureaucrates et leurs gros bras, venus se masser autour des récalcitrantes. La vérité sur les dessous de cet épisode orageux n’a pourtant pas tardé à émerger : puisque c’est nous qui avons déposé le parcours en préfecture, a-t-il été dit et répété par plusieurs représentants de l’officialité de la contestation sociale, cette manifestation est la nôtre. L’auteur de ces lignes a eu le sentiment de revivre les nombreuses frictions entre Gilets jaunes et syndicats durant le précédent mouvement contre les retraites ou certains 1er Mai particulièrement agités. Comme si, finalement, l’histoire était vouée à se répéter. Mais Marx n’avait peut-être pas anticipé que quand l’histoire a atteint puis dépassé le stade de la farce, ne restent que le dépit et le dégoût.
Malgré la pression et les intimidations qui fusent, les féministes radicales ne lâchent pas et s’installent à l’avant. Les gros bras hésitent sur la conduite à tenir : brutaliser des femmes un 8 mars, peut-être que l’image serait mal venue ? On les traitera quand même « d’excitées » (après avoir failli lâcher un « hystériques », aussitôt ravalé), qui ne comprennent pas vraiment les enjeux et qui empêchent la manifestation de se tenir. Et puisqu’on n’est pas à une indécence près, un membre du SO dira même à une des militantes : « Soit tu baisses ton drapeau, soit tu retournes dans ta cuisine ». Ambiance.
Des membres de la CNT, soucieux d’empêcher l’escalade verbale et physique tout en laissant au cortège autogéré le temps de se mettre en place, s’interposent entre elles et le SO pour manifester leur solidarité. Une fois que le cortège de tête a suffisamment pris corps, la CNT se remet de côté sur un trottoir pour attendre que le cortège syndical s’ébranle et y prendre leur place habituelle, située à l’arrière. Mais l’occasion était trop belle pour le SO, échaudé par cette première défaite symbolique.
Plutôt que d’aller brutaliser des femmes, mieux valait s’en prendre aux camarades de la CNT (et parmi elleux, aux mecs), dans une séquence au virilisme le plus stéréotypé qui soit. Propos rapportés par plusieurs témoins : la CNT ne serait pas un vrai syndicat ; d’ailleurs, étaient-ils vraiment en grève ? (Sous-entendu : étaient-ils de vrais manifestants ou juste des fouteurs de troubles ?). L’altercation escalade, des CNTistes sont saisis au collet et secoués, d’autres insultés, dans la bousculade le Gilet jaune Roland Veuillet, bien connu des lecteurs et lectrices du Poing, chute et se retrouve au sol. Un autre camarade est directement pris à partie par un membre cégétiste du SO qui n’hésite pas, en toute illégalité, à brandir sa carte de gendarme (alors qu’il n’est pas en service) pour le menacer. C’est certain, on se sent vachement plus en sécurité d’un coup !
C’est l’intervention d’une des Rosies qui viendra mettre fin à cette première confrontation, en faisant remarquer qu’en plein 8 mars féministes, ces hommes nous offraient le plus ridicule des combats de coqs. La tension diminue, le cortège de tête s’ébranle, et l’intersyndicale demande alors le secours de la police, qui s’interpose entre la tête et la manifestation officielle et fait tampon tandis que l’on remonte les quais de la Fontaine.
« Si vous ne vous rangez pas derrière la banderole, la manifestation sera dissoute »
Le cortège de tête, composé principalement de femmes et de sexisées, mais aussi de LGBT, d’alliés de toute sorte et de quelques manifestants consternés par la scène racontée précédemment, avance confusément. Il y a un goût d’inachevé, d’amertume dans ce faux départ – le but n’étant pas de se livrer à un jeu de pouvoir avec les bureaucrates, mais d’apporter une autre coloration à la manifestation. Bientôt, l’idée s’impose de s’écarter de la route, pour laisser passer les flics et retourner se greffer au sommet du cortège. Mais la police, sans doute échaudée par quelques apostrophes salées qu’elle reçoit, refuse de coopérer, et c’est finalement tout le cortège qui rebrousse chemin pour venir se positionner derrière la bleusaille.
Le SO, au bord de la syncope, menace : « si vous ne vous rangez pas derrière la banderole, la manifestation sera dissoute ». Oui, vous avez bien lu. Plutôt que de perdre le contrôle d’une manifestation pourtant extrêmement policée (le cortège de tête ne manifestant aucune velléité d’affrontement ou de casse, mais souhaitant simplement décider pour soi-même des formes et des rythmes de son action), l’intersyndicale, menée par la CGT, était prête à baisser les armes. Plutôt la défaite que de voir son autorité contestée.
Devant l’absurdité de la situation, de nombreux manifestants commencent à rejoindre le cortège de tête qui se massifie, pour atteindre environ les 500 personnes. On y aperçoit des drapeaux CNT, Solidaires, FSU, Nupes, LFI… Beaucoup de jeunes femmes déterminées à l’avant, et d’autres, de tous âges, ainsi que des hommes, en retrait mais toujours devant le cortège officiel anesthésié qui ronge son frein derrière un cordon de policiers aux visages légèrement circonspects. Peut-être sont-ils en train de réaliser qu’après plusieurs semaines de contestation sociale plutôt calme, ils vont enfin pouvoir ressortir leurs matraques et leurs LBD, et que l’adrénaline qui les saisit au-dedans les emplit d’impatience…
« Je sens en moi mon corps qu’il bat »
La manifestation, conduite par les féministes radicales, chemine le long de la Maison Carrée et du boulevard Victor Hugo. L’ambiance est bon enfant mais un peu blasée – comme en témoigne la vidéo à la tonalité mi-amusée mi-dépitée de la CNT 30. Derrière, l’intersyndicale amputée de plusieurs de ses membres marque de longues pauses et menace régulièrement de s’auto-dissoudre si l’ordre n’est pas rétabli fissa. Mais las ! Devant, le cortège a trouvé son rythme, les slogans fusent, bigarrés, et finalement on commence à se souvenir de ce qu’est une manifestation, ou ce qu’elle devrait être : un surgissement inattendu dans l’espace public visant à briser la routine, à faire émerger des mots, des corps, des idées maintenues le reste du temps sous la chape du silence. On se dit que ça fait du bien de déborder un peu des lignes – même si, encore une fois, le cortège reste profondément calme, sa finalité étant de porter une parole féministe à la fois déterminée et digne.
Au niveau des arènes, c’en est trop pour l’intersyndicale (dans laquelle les camarades de Solidaires semblent isolés, frustrés et même méprisés, du fait de leur tendance à se mêler spontanément aux éléments récalcitrants du devant), qui préfère mettre fin à la promenade, tandis que le cortège mi-sauvage mi-encadré (puisque suivant le parcours déclaré) chemine jusqu’à la préfecture pour aller se planter face à une ligne de policiers aux visages goguenards. Au micro, on parle des féminicides, on donne les âges des victimes, on rappelle que celles-ci ont souvent demandé de l’aide à l’Etat et à la police et n’ont récolté que mépris et indifférence.
Une militante entonne a capella une reprise de La vie en rose d’Edith Piaf, réinterprétée en La vie en ecchymoses. La voix est puissante, les paroles terribles : « Une part de douleur dont je connais la cause (…) / Je sens en moi mon corps qu’il bat ». Le cortège s’applaudit. Toustes semblent raviEs d’avoir accompli cette démonstration de force et d’unité, tout en conservant le calme et la solennité que la situation exigeait sans doute.
Malgré tout, plusieurs jeunes femmes viendront directement s’adresser à l’auteur de ces lignes, qui portait une pancarte en référence à une pièce de l’auteur James Baldwin, pour lui signifier leur approbation et leur détermination.
Alors…
« La prochaine fois, le feu »… ?
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