Manif, joyeux festival des luttes : un week-end de mobilisation contre la ligne Lyon-Turin
Un week-end de mobilisation contre la ligne ferroviaire Lyon-Turin vient tout juste de se clore en vallée de la Maurienne. Entre manif débordante, répression, joyeux festival des luttes et structuration d’un mouvement écologiste radical, retour sur ce nouvel épisode de la bataille de l’eau
Le projet d’une nouvelle ligne ferroviaire entre Lyon et Turin est né dans les années 80. Le principal problème pointé du doigt par les opposants tient au creusement de onze tunnels sous la chaîne des Alpes par l’entreprise Tunnel Euralpin Lyon Turin (TELT), dont le plus long d’Europe (57 km), pour un gain de temps estimé à 1 h 25 pour voyageurs et marchandises entre Milan et Paris, et alors même qu’une ligne Lyon-Turin, de moins en moins utilisée au vu de son état dégradé, existe déjà.
Une lutte s’est donc développée au fil des années contre ce projet pharaonique, en vallée de la Maurienne dans les Alpes françaises, et surtout en Italie où le mouvement à pu être particulièrement puissant.
C’est que le creusement de ces excavations n’est pas sans conséquences sur l’environnement et l’agriculture paysanne encore relativement vivace dans les territoires de montagne.
A l’heure où les tensions sur les ressources en eau se font de plus en plus sentir, les travaux menés par la TELT impliquent des dizaines de sources drainées par les machines, de nombreuses nappes phréatiques percées, et affectent directement les captages d’eau des communes situées en amont des chantiers.
De son côté la Confédération Paysanne parle de 1500 hectares de terres agricoles menacées par le projet.
Alors que la Cour des Comptes estimait en 2012 le coût du projet à plus de 26 milliards d’euros d’argent public. Les opposant.e.s demandent donc à ce que cet argent public soit alloué à la rénovation et à l’amélioration des fréquences des lignes de train déjà existantes.
Un week-end de lutte borné par la répression déployée contre les mouvements écologistes
Pour toutes ces raisons, un week-end de mobilisation contre le projet avait été annoncé de longue date sur le versant français des Alpes par les Soulèvements de la Terre, à l’origine d’un renouveau particulièrement inventif et radical des luttes écologistes françaises ces dernières années. Avec le soutien de nombreux maires de communes alpines, de l’association Vivre et Agir en Maurienne, de nombreux élus de gauche ainsi que d’organisations syndicales, politiques et écologistes, et du mouvement italien No-Tav.
Trouver un lieu approprié à l’organisation d’un tel événement n’aura pas été chose facile, dans un contexte répressif de plus en plus marqué. Après de nombreux désistements de maires ayant envisagé de prêter des terrains communaux aux contestataires, le souvenir du dernier grand rassemblement écologiste organisé dans les Alpes hante les organisateurs. En octobre 2022, de nombreux.ses participant.e.s à un week-end de lutte contre un projet de retenue d’eau pour de la neige artificielle près de La Clusaz avaient été empêchés de rejoindre les lieux de la mobilisation par les barrages policiers, particulièrement efficaces dans une zone escarpée avec peu d’accès.
C’est donc vers un lieu plus éloigné du chantier du tunnel principal, mais aussi plus ouvert, que se portera cette fois le choix des Soulèvements de la Terre. Une grande zone de champs est mise à disposition par maires et agriculteurs tout au fond de la profonde vallée de la Maurienne, près du hameau de La Chapelle.
Grand bien en aura pris aux organisateurs, puisqu’une interdiction préfectorale de manifester sur le territoire de six communes de la Maurienne tombe au tout dernier moment, jeudi 15 à 23 h 30, alors qu’un impressionnant dispositif de plus de 2000 policiers est annoncé. La limite de la zone interdite se situe à quelques centaines de mètres seulement du camp de base prévu pour la mobilisation, vers lequel convergent des milliers de personnes dans la soirée du vendredi 16.
Mais que faire si loin du chantier, alors que les manifs symboliques ne pèsent plus sur les décisions politiques d’une classe dirigeante radicalisée ? Le choix se porte sur une tentative d’occupation de l’autoroute qui pénètre la basse vallée de la Maurienne.
4 à 5000 personnes pour une manifestation entravée par de lourds moyens policiers
Le soleil se lève sur le camp des contestataires, au matin de la grande manif prévue samedi 16. Plusieurs milliers de personnes sont parvenues à destination malgré de très nombreux contrôles de gendarmerie, et se préparent à la mobilisation, survolées par un hélicoptère de la gendarmerie.
De longues prises de paroles alternent avec des explications détaillées sur une logistique importante. Équipes de médecins et d’infirmiers de manif, cellules de soutien psychologique, groupes de soutien face aux violences sexistes et sexuelles, legal team visant à informer au mieux face à la répression juridique, stands de nourriture : rien n’est laissé au hasard pour que l’événement se passe au mieux pour toutes et tous.
Déjà les Soulèvements de la Terre dénoncent d’importantes saisies par la police de matériel destinés à l’installation du camp et au soin des manifestant.e.s ( foulards de protection, bouteilles de gaz, pansements ), alors qu’une réquisition préfectorale était venue autoriser les fouilles de véhicules dans toute la vallée plusieurs jours avant la mobilisation. On apprend que plus de 250 opposant.e.s italiens restent encore bloqués à la frontière par les autorités, principalement au col du Fréjus, alors qu’une cinquantaine d’interdictions administratives de pénétrer sur le territoire français ont été prononcées.
En fin de matinée, le cortège part en direction de la zone interdite par une petite route départementale, emboîtant le pas à une grande outarde bleue désignée comme mascotte et guide de la manifestation. Dans la foule, il y a de tout : syndicalistes (notamment de Sud-Rail et de la Confédération Paysanne), élu.e.s écologistes et insoumis (dont Mathilde Panot, présidente du groupe insoumis à l’Assemblée Nationale), jeunes, vieux, naturalistes temporairement arraché.e.s à leurs observations. Sur les 4 à 5000 manifestant.e.s, plusieurs centaines sont vêtu.e.s de noirs, visages masqués, visiblement préparé.e.s à d’éventuels affrontements avec les forces de l’ordre.
À quelques centaines de mètres seulement du camp de base, le cortège se trouve bloqué par d’importants barrages policiers. Pendant plus d’une heure la foule est bloquée sous un soleil de plomb, pendant qu’élus, syndicalistes et représentant.e.s des Soulèvements de la Terre s’évertuent à négocier au dernier moment un nouveau parcours de manif autorisé par les autorités.
La tête de cortège s’impatiente, commence à s’avancer vers les cordons de police alors que les négociations stagnent. Au tout dernier moment, la préfecture cède l’autorisation pour la manif de suivre la départementale le long de la vallée, à la condition expresse que les opposant.e.s n’empruntent pas le pont sur l’Arc qui les séparent de l’autoroute et de la zone interdite.
Une après-midi d’affrontements
Les élu.e.s forment un cordon entre le barrage de gendarmes qui interdit la traversée du pont et une tête de cortège plus déterminée que jamais. ‘’On fait votre travail’’, leur lance un élu Europe Ecologie Les Verts. Vite dépassé par la pression d’un cortège de tête qui n’entend pas se plier aux nouvelles directives de la préfecture, le cordon d’élu.e.s se retire après quelques tensions avec d’autres manifestant.e.s (celles-ci restent bon-enfant).
Les projectiles commencent à fuser vers les gendarmes, de plus en plus nombreux.
Très vite les casqués ripostent, noient la tête de cortège sous les gaz lacrymogènes, envoient des grenades explosives à l’aveuglette dans la foule. C’est le début d’affrontements soutenus, qui dureront près de deux heures, avec pour principal enjeu la possibilité de traverser ce pont sur l’Arc.
Des équipes de journalistes clairement identifié.e.s et isolé.e.s du reste des manifestant.e.s sont ciblé.e.s par des grenades lacrymogènes. L’immense majorité de la foule reste en soutien derrière ces affrontements qui dureront toute l’après-midi. Très vite, il apparaît que l’objectif des forces de l’ordre n’est plus seulement d’empêcher l’accès au pont qui traverse l’Arc, mais bien de disperser la manifestation.
Une accalmie dans les affrontements, avec un sitting devant les gendarmes autour d’une banderole en hommage aux victimes de la répression à Sainte-Soline, est interrompue par de nouveaux tirs de gaz et d’engins explosifs venus des cordons policiers.
Côté manifestant.e.s la résistance s’organise : de grands tas de cailloux et des barricades sont monté.e.s sur le bitume, des frondes de tailles diverses sont sorties, les palets lacrymogènes sont renvoyés à la main ou avec des raquettes de tennis. Les charges policières, parfois violentes, se multiplient, tandis que les premiers blessé.e.s sont pris en charge par les médics. Une grenade explose sur le pied d’un homme, lui arrachant sa chaussure et le laissant grièvement touché.
ll faudra plus d’une heure et demi pour que la répression convainque la manifestation de reculer, lentement, vers le camp de base. Des dizaines de manifestant.e.s tentent alors de traverser l’Arc en se mettant à l’eau, une chaîne humaine se forme dans le cours d’eau pour mieux résister au courant et faciliter le passage. 2 à 300 personnes parviendront ainsi sur l’autre rive, sous les applaudissements des milliers de contestataires restés sur la départementale. L’intervention policière ne tardera pas : le groupe est dispersé à grand renfort de gaz, des manifestant.e.s sont visé.e.s alors qu’ils sont dans le lit de la rivière.
Il faudra attendre 18 heures pour que le retour au camp se confirme. A l’approche de celui-ci, les K-Ways noirs tombent, des dizaines de personnes finissent par se rafraîchir dans une marre municipale (‘’sous les K-Ways le hamam’’ pouvait-on lire sur le bitume dans l’après-midi), derrière un panneau ‘’Interdit à la baignade’’ malicieusement complété d’un ‘’sauf aux éco-terroristes’’. Pendant que des milliers d’autres reprennent à plein poumons le ‘’On est là’’ des gilets jaunes et des cheminot.e.s. Belle scène de liesse après une après-midi de lutte parfois étouffante.
De leur côté les manifestant.e.s bloqué.e.s côté italien ont fini par faire demi-tour en fin d’après-midi, pour mener une action réussie sur une plateforme logistique alimentant un des chantiers de la TELT, à San Didero.
Pas d’interpellations mais un nombre conséquent de blessé.e.s
ucune interpellation n’est à déplorer pendant la manifestation. Mais nous avons pu constater la présence de gendarmes en train de faire des relevés ADN près d’un garage où des dégradations ont été commises la veille, sur le parcours du défilé.
Le nombre de blessé.e.s, heureusement bien inférieur au dramatique bilan de la manif de Sainte-Soline en mars dernier, reste tout de même très élevé : d’abord estimé à 25 manifestant.e.s touché.e.s, celui-ci s’est rapidement alourdi, si bien que l’on compte au final 50 blessures, dont 6 hospitalisations et 2 pronostics fonctionnels engagés.
Dans la matinée du dimanche 18 juin, un rassemblement spontané en soutien à un journaliste indépendant italien blessé aux jambes par des éclats de grenade a eu lieu devant l’hôpital de Saint-Jean de Maurienne. Seuls quelques dizaines de contestataires y sont parvenus, puisque des barrages de gendarmerie entouraient le village de tous côtés, empêchant tout ce qui ressemble de près où de loin à un.e manifestant.e d’y pénétrer.
Les Soulèvements de la Terre : dissolution ou structuration ?
Outre les concerts de la soirée de samedi, de nombreux ateliers étaient organisés pour cette seconde journée du dimanche 18 juin. Parmi eux, une assemblée des comités locaux des Soulèvements de la Terre s’est tenue, forte d’une grosse centaine de participant.e.s de toute la France. Les comités locaux ont été formés dans la foulée d’une première tentative de dissolution des Soulèvements de la Terre par le ministère de l’Intérieur, juste après la grande manifestation organisée contre les mégas-bassines à Sainte-Soline en mars 2023. Cette dissolution, depuis sans cesse repoussée par le gouvernement, devrait être finalement présentée par décret devant le Conseil des Ministres de ce mercredi 21 juin, après que de nouveaux griefs aient été envoyés par le Ministère de l’Intérieur aux premiers concernés ce jeudi 8 juin.
C’est donc tout naturellement que les membres des comités locaux rassemblés dans la foulée de cette manif contre le Lyon-Turin ont discuté des réponses à apporter à cette politique répressive. Des collages et petites actions de visibilisation auront lieu le 21 au soir, pendant la fête de la musique, et les comités promettent un ‘’Soulèvement de la musique’’ avec des concerts et fanfares devant les mairies et préfectures, partout en France.
Deuxième aspect de cette assemblée dominicale des Soulèvements de la Terre, la structuration d’un mouvement en plein boom. Parfois attaqués par d’autres activistes sur l’opacité de leur organisation (nécessaire face à une répression d’un tel niveau ?), les Soulèvements de la Terre n’en représentent pas moins l’émergence d’un mouvement écologiste radical et pluriel, capable d’assumer l’organisation d’événements de grande ampleur flirtant avec l’action directe.
Malgré le flou qu’engendrent les menaces de dissolution, les comités locaux se structurent petit à petit. Nombre de leur représentant.e.s rassemblé.e.s en Maurienne parlent d’assemblées locales régulières à plusieurs dizaines de participant.e.s. Samedi 10 juin les montpelliérain.e.s étaient appelé.e.s à se rendre au parc Montcalm pour y rencontrer les membres du comité local.
Alors, quel avenir pour cet ambitieux mouvement écologiste : la dissolution ou la structuration ?
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