Certains procureurs seraient-ils en train de ménager la chèvre et le choux face à la grève des avocats ?

Le Poing Publié le 5 février 2020 à 12:51

La séance de comparution immédiate du lundi 3 février tenue dans la salle 6 du Tribunal de Grande Instance de Montpellier en aura étonné plus d’un ! Sans non plus trancher nettement avec l’impression de boucherie judiciaire pour personnes précaires, on y a vu le procureur Tixier faire montre d’une indulgence inhabituelle envers les prévenus. En particulier envers ceux que le mouvement social a amenés sur le banc des accusés. Ou encore dans le cas d’un jugement sans avocat, configuration qui n’avait pourtant pas empêchée le même procureur de réclamer l’envoi en prison d’un jeune de 19 ans début janvier. Mais qu’arrive-t-il à certains de nos grands inquisiteurs du TGI ? Un sursaut d’humanisme soudain se serrait-il soudainement emparé d’eux ? Ou bien peut-on y lire une conséquence de cette grève des avocats qui dure depuis un près d’un mois maintenant, le symptôme d’un rapport de force lié à un mouvement social d’une dureté inédite dans la profession ?

Des manifestants nettement moins accablés qu’à l’habitude !

Comme vous le rapportait Le Poing, les quatre gilets jaunes déférés en comparution immédiate après la manifestation du samedi 1er février ont tous demandé un délai pour préparer leur défense. De deux choses l’une ! Il n’y a pas de petite répression, la criminalisation du mouvement social est et sera toujours un scandale en soi, et n’oublions pas que l’un des prévenus à finit en détention provisoire ! Mais force est de constater que les réquisitions du procureur et les décisions prises à l’encontre de nos camarades en attendant leur procès ne semblent pas aussi sévères qu’à l’accoutumée !

Le manifestant accusé de dégradations sur le rideau de fer du MacDonald’s de la Comédie s’est vu exempté de pointage au commissariat dans le cadre de son contrôle judiciaire, pourtant quasi-systématique pour des prévenus soupçonnés de faits similaires, même avec un casier judiciaire vierge que le jeune homme n’a pas. Un autre des inculpés de l’acte 64, accusé de violences sur un policier en étant considéré comme multirécidiviste, de dissimulation du visage et de participation à un groupement en vue de commettre des violences, a été placé sous contrôle judiciaire sur demande de M. Tixier. Malgré le risque de récidive habituellement souligné par les magistrats dans ce type de cas, malgré aussi que le tribunal le considère comme SDF et qu’il ne travaille pas ! Une absence de garanties de représentations et un casier qui en temps normal ont de grandes chances de vous valoir le placement en détention provisoire. Une décision qui nous remplit de joie, évidemment, mais qui étonne, aussi.

Un autre prévenu entrant dans la catégorie « manifestant », accusé de violences sur un policier en état de récidive pendant le défilé-anniversaire du mouvement gilet jaune du 18 novembre 2019 et ayant déjà bénéficié d’un délai pour sa défense, a vu sa demande de renvoi du procès approuvée par un procureur qui n’a pas toujours été assailli de scrupules à l’idée qu’une personne soit jugée sans avocat. Avec en prime la suppression de son obligation de pointer au commissariat.

On s’interroge aussi sur le faible nombre de personnes déférées en comparution immédiate au regard des 23 arrestations du samedi 1er février, alors même que le mantra de la période est « une réponse pénale ferme et immédiate ».

Une tolérance à géométrie variable !

Cette indulgence manifeste ne s’est malheureusement pas appliquée pas à tous les prévenus présentés devant le tribunal ce lundi ! Toutes les autres personnes ayant demandé un délai ont été placées en détention provisoire ! S’il est vrai que quelques unes des affaires traitées se distinguaient par leur gravité, avec notamment une affaire de grand banditisme et une affaire de pédophilie, il faut dire aussi que ce lot incluait une personne arrêtée en possession de drogue et ayant provoqué, par un éberluant déchaînement de violence, un jour d’ ITT à un fonctionnaire de police lors de son arrestation ! Et un tragiquement banal schizophrène en demande de soins, n’ayant même pas pu consulter de psychiatre en garde à vue !

La seule personne non-manifestante ayant bénéficié d’une réquisition surprenante de « bienveillance » de la part de M. Tixier a été aussi la seule à être jugée sans avocat, sur sa propre demande. Accusé d’une tentative de cambriolage, sans vols effectifs mais avec des dégradations, le prévenu au casier judiciaire chargé était déjà en train de purger une peine de prison ferme à la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone. « Je ne tiens pas à multiplier à l’infini les peines de prison », s’envole Tixier ! Foi de rédacteur du Poing habitué aux salles du TGI, on ne le reconnaît plus !

Si les interactions entre magistrats, et leurs décisions à titre individuel, sont complexes et peuvent avoir des explications variées, l’auteur de ces lignes y a tout de même vu un lien manifeste avec le contexte social actuel. C’est que la séance de ce lundi 3 février a aussi été marquée par la grève des avocats. N’aurait-on pas quelques éléments de réponse pour comprendre ce déroulé surprenant dans cette fronde des robes noires, inédite par son ampleur ?

« A terme 40% des cabinets vont disparaître »

Salle 6 ce lundi, c’est un représentant des avocats en grève qui le premier à pris la parole. Dans une envolée revendicative, il est venu rappeler quelques unes des raisons pour lesquelles ses confrères se mettent en grève. « Avec la fin de notre régime spécial de retraite et l’intégration dans le régime universel que nous prépare le gouvernement, le montant minimum de la pension d’un avocat retraités passera de 1416 à 1000 euros par mois, alors même que notre taux de cotisation va doubler, de 14 à 28% ! Tous nos confrères ne sont pas riches, et avec cette réforme, 40% des petits cabinets pourraient à terme disparaître, surtout ceux qui prennent en charge beaucoup de justiciables éligibles à l’aide juridictionnelle. Cette même aide juridictionnelle, qui n’assure pas des revenus élevés, et qui permet aux plus démunis de nos concitoyens d’avoir un accès équitable aux droits de la défense ! Notre combat est donc un combat pour nos droits sociaux, mais aussi un combat pour l’accès de tous à des droits pleins devant la justice ! »

Si le revenu médian dans la profession est très élevé, il cache de grandes inégalités, puisque 20% des avocats gagnent moins de 20 000 euros par an. Et pour ce qui est de trouver des avocats acceptant l’aide juridictionnelle, la réforme pourrait bien être une catastrophe. Dans un département marqué par la précarité et la pauvreté comme la Seine Saint Denis, 70% des justiciables sont éligibles à l’aide juridictionnelle. Le risque est fort de voir se développer des déserts juridiques, comme on a pu ces dernières années voir se développer des déserts médicaux. Les départements de l’Hérault et du Gard, eux aussi fortement touchés par la pauvreté, sont concernés au tout premier plan !

Si une partie de ce mouvement des avocats recouvre certainement les angoisses droitières de notables inquiets de voir leur statut social revu à la baisse, il existe aussi une composante de gauche, qui met en mouvement des avocats qui ne roulent pas sur l’or, et des avocats soucieux des inégalités sociales qui se creusent dans tous les domaines. Ces deux catégories se recoupant souvent au vu de la faible indemnisation que représente l’aide juridictionnelle. Le Syndicat des Avocats de France par exemple, qui joue un rôle moteur dans la lutte, relaie sur son site les condamnations de la Cour Européenne des Droits de l ‘Homme sur l’état indigne des prisons françaises.

A certains endroits, 90% des affaires sont reportées !

Et cette grève est une grève dure, avec des actions qui tendent à sérieusement entraver le processus judiciaire. Le Poing a déjà écrit sur le sujet il y a deux semaines. Vendredi dernier les avocats de Montpellier ont déployé une banderole en forme de robe noire géante sur la façade de l’opéra-Comédie. Si la grève reconductible prévue par le barreau de Montpellier a été appelée jusqu’à ce jeudi 4 à minuit, les concernés ne semblent pas vouloir arrêter le mouvement. Sur Béziers, la grève est déjà reconduite jusqu’au 5, et une assemblée générale va se tenir pour décider des suites à donner.

Des délégations biterroises et montpelliéraines étaient également présentes à la manifestation nationale du collectif SOS Retraites du lundi 3 février, jour de notre audience montpelliéraine. Un défilé symptomatique de l’étonnante radicalité de ce mouvement, puisqu’on y a vu des avocats partir en manifestation sauvage pour tenter d’envahir le ministère de la Justice, comme le vendredi 31 janvier, après qu’un autre départ ait été tenté vers le domicile de la ministre Nicole Belloubet ! Dans la même manifestation on pouvait entendre les membres du Syndicat des Avocats de France reprendre à leur sauce l’antienne des gilets jaunes, « on est là, on est là » ! En attendant, la grève à un impact certain sur le fonctionnement de l’institution judiciaire, puisque par endroit 90% des affaires sont reportées, parfois jusqu’à début 2021 ! A Béziers comme à Montpellier, les demandes de renvois pendant les audiences sont maintenant systématiques.

Trop de monde en prison pour la préventive ?

Ces nombreux reports ont des conséquences lourdes sur le fonctionnement des tribunaux. Si les procès sont repoussés aux calandres, que faire des prévenus entre temps ? Les prisons sont déjà surchargées. Selon les derniers chiffres du ministère de la justice pour l’année 2019, 71 710 détenus croupissaient dans les prisons françaises au 1er juillet, pour 61 105 places. Parmi elles, 21 018 sont écrouées en attente de leur procès. Il convient par soucis d’exactitude de soustraire à ce nombre les assignés à résidence sous surveillance électronique. Une pratique marginale avant un procès d’après le dernier rapport de suivi de la détention provisoire, avec tout au plus 400 placements sous bracelet électronique dans ce cadre chaque année. Ce qui laisse environ 20 600 emprisonnés au titre de la préventive, soit 28,7 % de la population carcérale du pays ! Avec en prime la grève des avocats qui repousse tous les procès, certains magistrats ne sont-ils pas en train de se dire qu’ils ne peuvent pas continuer à envoyer autant de monde en détention provisoire, sous peine d’engorger totalement les prisons ? D’autant que si le prévenu n’est pas passible de plus de cinq ans d’emprisonnement la durée de sa détention provisoire ne peut excéder les 6 semaines, délai maintenant difficile à tenir à cause du nombre de reports. Autant de facteurs qui pourraient désormais dissuader certains procureurs d’avoir recours à la préventive.

Même hypothèse en ce qui concerne le faible nombre de gilets jaunes en comparution immédiate au regard du nombre d’arrestations ce samedi. Si des conditions de garde à vue particulièrement exécrables et bancales, dont Le Poing vous parlera en fin de semaine, ont certainement jouée, on peut aussi penser que le procureur a décidé de poursuivre par des convocations ultérieures, quand les perturbations seront réduites. Pour le plus grand bonheur des intéressés, puisque les comparutions immédiates sont connues pour répondre à l’impératif « une réponse pénale ferme et immédiate ». Et pour déboucher statistiquement sur des condamnations plus lourdes. Merci la grève des avocats !

Calmer le jeu

Ce lundi 3 février on a pu sentir le procureur Tixier très préoccupé de cette grève installée chez les avocats, notamment en début de séance, dans sa réponse aux demandes de renvois. Le magistrat à affiché, en son nom propre et pas au nom du Parquet, une inédite, et certainement hypocrite, solidarité avec le mouvement de grève et les fameuses demandes de renvoi. Et on l’a senti plusieurs fois pendant ses réquisitions graisser la patte aux protestataires, à grands coups de « si j’étais avocat… » !

Dans tout le pays les magistrats semblent très inquiets de la situation. Sur Toulouse ces dernières semaines, tant du côté du procureur général de la Cour d’Appel que de celui du président du tribunal, du procureur de la République et du directeur du greffe, on dénonce des actions qui provoquent « l’implosion de l’institution ». Le procureur de la République de Rennes s’inquiétait il y a deux semaines de la « giletjaunisation » des audiences.

Par leur statut, les procureurs sont soumis au ministère de la Justice, au gouvernement. Les procureurs de la République, qui ont autorité sur leurs vices procureurs et substituts, sont nommés par décret présidentiel, alors que leurs supérieurs hiérarchiques, les procureurs généraux le sont par décret du conseil des Ministres. L’autorité gouvernementale se répercute sur toute la pyramide hiérarchique des Parquets. Comme le rappelle la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans son son arrêt « Medvedyev 1 » du 10 juillet 2010, ils ne sont pas indépendants à l’égard du pouvoir exécutif. Il est même fréquent que certains d’entre eux aient fait des bouts de carrière en politique. C’est le cas de Fabrice Bélargent, procureur de la République de Montpellier et supérieur hiérarchique de M. Tixier, membre du cabinet de Rachida Dati entre juin 2008 et novembre 2009. Ces magistrats sont responsables de l’application des politiques pénales gouvernementales. Ils ont donc tout intérêt à ce que les perturbations liées à la grève des avocats soient aussi minimes que possible.

D’un autre côté, les conséquences de la grève des avocats sur les prévenus dépendent grandement de la réaction des magistrats. Comme nous le disait le membre du conseil des avocats interrogé par Le Poing il y a deux semaines à propos de cette séance de comparution immédiate à laquelle nous avons vu un prévenu se faire juger sans avocat début janvier. Si les magistrats ne jouent pas le jeu, les avocats pourraient donc être de plus en plus dans une posture de conflit avec les représentants du ministère public. D’autant qu’ils sont nombreux à arpenter les salles d’audience en ces jours de mobilisations, pour montrer leur présence et faire pression.

La pression médiatique joue certainement sont rôle aussi, puisque le mouvement des avocats attire plus de journalistes qu’à l’accoutumée dans les salles d’audience. Autant de raisons pour un procureur d’éviter les scandales à répétition de procès sans avocats malgré la volonté du prévenu.

Dans ce contexte, certains d’entre les procureurs, comme M. Tixier ce lundi 3 février, ne seraient-ils pas en train face à la ténacité et la radicalité de la mobilisation d’essayer de ménager la chèvre et le chou auprès des avocats grévistes ? En attendant soit un recul du gouvernement sur la réforme des retraites, soit l’essoufflement du mouvement contestataire ? Et avec une attention toute particulière pour le sort des prévenus amenés devant les tribunaux dans le cadre du mouvement social, comme pour éviter un effet de solidarité propre à faire durer l’affaire dans le temps.

En attendant le retrait de la réforme, la démission du gouvernement Macron, et pourquoi pas la révolution sociale, espérons que le mouvement de grève des avocats conduira un nombre croissant de procureurs à adopter ce type de positionnement !

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