« Continuité pédagogique » : la gestion catastrophique de la pandémie dans l’Éducation nationale

Le Poing Publié le 23 mars 2020 à 19:54 (mis à jour le 24 mars 2020 à 11:53)
Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale

Le jeudi 12 mars, le ministre de l’Éducation nationale Blanquer répétait toute la journée que non, la fermeture des écoles n’était pas du tout à l’ordre du jour. Le soir même, Macron annonçait la fermeture des écoles. Pourtant le lendemain, bon nombre de professeurs étaient sommés par leur hiérarchie de se rendre sur leur lieu de travail pour assurer « la continuité pédagogique ». Même scénario le lundi 16 mars, veille de confinement. Pourtant, l’Éducation nationale n’est pas considérée comme l’une des activités professionnelles vitales, définies hier par le conseil d’État comme « l’alimentation, l’eau et l’énergie, les domaines régaliens ». Mais que fait le ministère de l’Éducation nationale ?

Finalement confinés chez eux, des professeurs nous ont virtuellement raconté leurs conditions de télé-travail, avant et pendant le confinement : injonctions contradictoires entre le ministère et le rectorat, bugs informatiques, surcharge de travail, peur d’aggraver la fracture numérique… Le Poing leur donne la parole.

Des injonctions contradictoires la veille du confinement

Un fait clair se dégage de tous les entretiens que nous avons pu réaliser : malgré la fermeture annoncée des écoles le jeudi 12 mars, tous les enseignants interrogés se sont rendus sur leur lieu de travail le lendemain, voire le lundi suivant, sur demande de leur hiérarchie, parfois finalement contredite. Conséquence – entre autres – d’un ping-pong bureaucratique entre le ministère de l’Éducation nationale et le rectorat, comme le décrit un jeune professeur de lettres-histoire dans un lycée professionnel de Montpellier : « On a eu des instructions très contradictoires ces derniers jours : fermeture des établissements scolaires le jeudi, mais on nous a dit de venir le lendemain, Enfin la direction nous a dit de venir le lundi d’après pour une réunion, la rectrice a insisté pour que les enseignants soient présents mais les syndicats ont mis le holà en appelant au droit de retrait le 15, donc la réunion a été annulée. Depuis le lycée est fermé et je suis en télé-travail ».

Autre témoignage chez une enseignante en école élémentaire dans l’agglomération de Montpellier qui souligne le manque de moyens dans l’accueil des enfants de personnel soignant : « Au départ, ils nous ont dit ‘‘tout le monde à l’école lundi’’, puis ils voulaient qu’on y soit tous les jours, même si elle était fermée aux élèves, et qu’il n’y avait ni gel hydroalcoolique, ni masques. Ma collègue a exercé son droit de retrait. Le lundi 16 mars, on était six ou sept à l’école, on était censé accueillir les enfants du personnel soignant, encore une fois sans gants ni masques. Finalement, l’école a fermé pour tout le monde lundi. »

Cette injonction au travail, malgré la pandémie, n’est pas réservée seulement aux enseignants mais également aux assistants d’éducation (AED, surveillants, « pions ») dans le secondaire, sollicités pour du travail administratif. Jules, AED dans un lycée professionnel marseillais, témoigne : « Le vendredi 13, on est passé dans toutes les salles de classe et on a appelé tous les parents avec un message clair : ce n’est pas parce que le lycée ferme que c’est les vacances, tous les élèves pourront travailler à distance chez eux grâce à leurs codes Pronote [logiciel informatique interne à l’éducation nationale]. Puis, on a appris que tout le personnel du lycée était convoqué à une réunion lundi dans la salle multimédia, qui est toute petite, et dans laquelle il n’est donc pas possible de respecter les distances de sécurité… Et samedi, patatra, le premier ministre Édouard Philippe demande à toute la population de rester chez soi, et d’aller au travail ‘‘seulement si la présence physique est indispensable’’. Alors nous, les AED de notre lycée, qui restons en contact entre nous en permanence grâce à un compte Whatsapp [messagerie instantanée sur téléphone], on s’est dit qu’on allait rester chez nous. Dimanche, j’appelle la proviseure, et elle me dit : ‘‘vous devez venir à la réunion de lundi, on va vous faire rentrer dix par dix pour éviter les contacts, et ensuite on vous donnera des plannings pour que vous puissiez faire du travail administratif’’. Je lui ai répondu ‘‘oui, oui’’, et ensuite on a rédigé une lettre collective signée par l’ensemble des AED, envoyée à tout le personnel, avec un double en courrier recommandé, pour bien signaler qu’on allait certainement pas travailler dans ces conditions, parce qu’on ne voit pas bien en quoi faire du travail administratif, c’est ‘‘indispensable’’ au pays, surtout quand toutes les écoles sont fermées. »

Bref, dans l’Éducation nationale comme dans tous les secteurs, le gouvernement semble vouloir privilégier l’économie du pays plutôt que la santé de ses travailleurs. Si le ministère assure maîtriser la situation et tout mettre en place pour permettre la « continuité pédagogique », la réalité telle que perçue par les enseignants est tout autre.

Blanquer dit qu’il gère, les profs contraints de se débrouiller

« Je veux qu’aucun élève ne reste au bord du chemin, qu’aucun retard ne se réalise. » déclarait Blanquer le 13 mars au micro de France Inter. Chose loin d’être acquise, de par les problèmes fonctionnels des serveurs de l’Éducation nationale, relatés par un professeur d’anglais au collège des Escholiers, à la Mosson : « Tous les jours je reçois des mails de gamins qu’il faut ajouter aux listes, et des mails du gouvernement avec des grands discours du genre ‘‘nous sommes une nation apprenante’’ mais en réalité, Pronote ne marche pas, les serveurs de l’ENT [environnement numérique de travail] sont saturés et le mail académique est HS. On reçoit plein d’injonctions du ministère en disant que tout marche, mais y’a rien qui va ».

Dans un mail adressé aux enseignants en début de semaine dernière, Blanquer déclarait : « Nous mettons tout en œuvre pour vous accompagner et faciliter votre tâche en renforçant les serveurs informatiques et ceux des collectivités. » Dans le même temps, à partir du lundi 16 mars, Framasoft, association promouvant le logiciel libre à travers des éditeurs de textes collaboratifs, annonçait sur sa page d’accueil être victime de saturation des serveurs à cause des directives du ministère de l’Éducation nationale qui a orienté les profs vers Framapad. Une situation qui met les syndicats en colère, notamment SUD éducation, qui dénonce cette logique libérale dans un communiqué : « Au lieu de s’assurer que les infrastructures de l’Éducation nationale puissent supporter l’afflux soudain de connexions et d’utilisateur·trice·s, ils [le gouvernement] ont préféré renvoyer sur des initiatives privées et des associations. Cette attitude est révélatrice de l’idéologie libérale qui préside aux décisions des deux ministres. »

Message lisible sur framapad.org/fr

Quelques débuts de solutions institutionnelles commencent néanmoins à voir le jour : planning pour réguler les connexions hebdomadaires pour les collégiens et lycéens des deux académies de l’Occitanie et services de distributions de copies aux familles. Cependant, beaucoup de profs sont contraints de se débrouiller par eux-mêmes, faute d’aide et d’outils fournis par l’Éducation nationale.

Planning de connexion des différents établissements des deux académies d’Occitanie

Certains ont fait le choix de passer par Discord – plateforme de communication en ligne pour les gamers – afin de faire cours à leurs élèves. D’autres, comme ce professeur d’histoire en lycée professionnel, ont privilégié Instagram : « Beaucoup de mes élèves n’ont pas d’ordinateur, mais ils ont tous un smartphone ! Il y a bien des profs qui tiennent des blogs ou des chaînes youtube. Moi je préfère passer par Instagram [application de partage de photos]. Je leur ai mis une vidéo sur le port de Shanghai a aller voir pour la géo. Plutôt que de télécharger un document word sur Pronote qu’ils ne pourront pas imprimer. Je ferai un questionnaire en story pour voir ce qu’ils ont retenu, ça me suffit amplement. »

Capture d’écran d’un compte Instagram d’un professeur d’histoire-géo mis en place pour ses élèves

Chez les parents aussi, on s’organise comme on peut. L’institutrice précédemment citée est mère d’un garçon scolarisé en sixième au collège Joffre à Montpellier, et témoigne d’une certaine solidarité entre les familles : « L’ENT du collège a planté, du coup les parents ont créé un groupe Whatsapp pour partager les devoirs  ». Elle a elle-même imprimé l’équivalent de trois semaines de cours qu’elle a remis en mains propres aux parents d’élèves. Cette réorganisation imprévue de l’enseignement bouleverse les habitudes et conduit souvent à une surcharge de travail, autant pour les profs que pour élèves.

Des enseignants surchargés, des élèves en panique

Pour les profs, ce travail à distance implique d’apprendre à se servir du peu d’outils mis en place par l’Éducation nationale, retravailler tous les cours pour les rendre numériques, répondre aux nombreux mails de parents et d’enfants inquiets, comme le résume ce professeur d’histoire-géo dans un collège du Jura : « Nous utilisons un logiciel sur lequel nous pouvons envoyer des documents et ouvrir des discussions avec les élèves et les parents pour répondre à leurs questions, mais nous ne le maîtrisons pas forcément dans les formes pour lesquelles nous devons l’utiliser aujourd’hui, les élèves non plus, il faut s’adapter. En fait, il y a même des enseignants qui ne savaient pas se servir de Pronote avant tout ça… Il y a un aspect très chronophage à ce travail, d’un type nouveau, auprès d’élèves souvent jeunes (6èmes/5èmes) qui ont des problèmes de compréhension en classe et qui ne comprennent pas ce qu’ils doivent faire car ils sont ‘‘noyés’’ sous les consignes des différents collègues. Il faut répondre à leurs sollicitations, rester connecté toute la journée à l’environnement numérique de travail, modifier des consignes qui ne sont pas forcément claires pour tout le monde. »

Du côté des élèves, justement, c’est la panique : « il y a très souvent des trucs à rendre mais on n’est pas forcément au courant » déplore une lycéenne de Jules Guesde, à Montpellier. Au collège Jean Bène à Pézenas, une classe de troisième stresse en vue du brevet à la fin de l’année. Leur déléguée a fait passer un sondage sur le groupe Discord de la classe auquel les 27 élèves ont répondu. Résultat : 84% d’entre eux trouvent qu’il y a trop de travail, 60% éprouvent un mal au dos et à la nuque et ne font pas ou peu de pauses, et 70% déclarent être « en retard immense. »

Capture d’écran du salon Discord d’une classe de 3ème au lycée Jean-Bène de Pézenas

Il n’y a donc pas que les serveurs de l’ Éducation nationale qui sont en voie de saturation… Notre prof d’anglais de la Mosson semble avoir trouvé une alternative qui permet de pallier un autre problème sous-jacent à la dématérialisation de l’enseignement : « Pas mal de profs bombardent leurs élèves de trucs à faire, il y en a qui se sentent surchargés. Moi j’ai juste envoyé un seul mail, avec juste des conseils et des sites de jeux pédagogiques en anglais mais pas de devoirs, je ne veux pas aggraver les inégalités sociales via la fracture numérique. »

Fracture numérique, fracture sociale

En effet, la « continuité pédagogique » promue par Blanquer est très variable selon la zone géographique et le milieu social où se trouvent enseignants et élèves, comme le soulignent ces deux témoignages de profs : « Je suis professeur des écoles en classe unique sur le Gard côté Cévennes, zone géographique magnifique mais sinistrée socialement, et c’est extrêmement compliqué à cause de la connexion sur notre territoire – la classe virtuelle, faut oublier, à moins de vouloir un son et une image saccadée –, à cause du manque d’équipement des familles – certaines n’ont qu’un téléphone portable ! –, ainsi qu’à nos outils saturés – même la boîte pro des profs sature… Blanquer a déclaré ‘‘les familles non équipées d’informatique pourront venir chercher des tablettes dans les établissements’’… Ça vaut peut-être dans les grandes villes, mais pas dans nos bleds des Cévennes ; on n’en a aucune, ni sur l’école, ni à prêter… Ça risque juste de creuser encore plus le fossé des inégalités sociales… J’ai donc renoncé à la classe virtuelle et envoyé les documents par mails aux adresses des parents… Ce matin, ma boîte mail professionnelle était encore HS, même ça, ça ne marchait pas. »

Deuxième témoignage : « Je suis professeur en collège REP [réseau prioritaire d’éducation]. Le lundi, le confinement tombe. Il faut donc assurer des cours à distances pour tous les élèves dont bon nombre dans mon établissement n’ont pas les outils d’un élève dit ‘‘classique’’ : ordinateur, connexion internet à la maison. Selon un recensement effectué au début de la sixième, cela correspond à un peu moins de 20% de nos élèves… »

Un constat qui attriste les deux enseignants en histoire-géo précédemment évoqués : « Dans ma classe, ils sont douze, et il y en a seulement deux qui ont accès à Pronote… Je ne suis pas sûr qu’ils soient réceptifs au message ‘‘ce ne sont pas des vacances’’ » ; « Au final, qui va bosser parmi mes élèves ? Presque uniquement ceux qui n’en ont pas besoin, parce qu’ils ont un bagage culturel tel qu’en fait pour eux, l’école c’est juste un plus. »

Les faits sont là et parlent d’eux-mêmes. La crise du coronavirus met en lumière le caractère destructeur du capitalisme néo-libéral, amplifie les inégalités sociales inhérentes à son existence, et l’éducation nationale n’est évidemment pas épargnée. Le pire reste à venir, l’école de demain est déjà là, et en chantier dans les universités : dématérialisation des enseignements, précarisation du personnel, augmentations des inégalités… et cette période de confinement ne pourrait être qu’un échauffement pour le gouvernement. Quand l’épidémie sera finie, on sort contre-attaquer ?

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