Eux, ils et nous : pourquoi le prolétariat rural et périurbain vote autant pour le RN ?
Le Nouveau Front Populaire (NFP) est arrivé en tête dans 18 des 23 métropoles françaises au second tour des législatives, confirmant l’assise de la gauche au sein des classes moyennes urbaines. La gauche réalise aussi de bons scores dans les quartiers populaires des métropoles : par exemple, à Montpellier, Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête des présidentielles au Petit-Bard, à la Paillade, et aux Cévennes, avec des scores dépassant parfois les 70%. Mais le Rassemblement National (RN) a obtenu en moyenne, au premier tour des législatives, plus de 40% des suffrages dans les territoires ruraux et périurbains, soit dix points de plus que la gauche, selon Alternatives Économiques. Comment expliquer ce phénomène ?
Article initialement paru dans le journal papier numéro 42 du Poing, sur le thème “LGBT, services publics, vote RN : les campagnes montent au front”, publié en septembre 2024 et toujours disponible sur notre boutique en ligne
Une explication simpliste serait de voir le vote RN comme une réaction aux politiques antisociales de la Macronie. C’est en partie vrai, mais cela n’explique pas pourquoi les personnes se tournent vers l’extrême droite plutôt que vers la gauche radicale qui incarne aussi une forme de contestation. De même, l’explication par la propagande d’extrême droite de l’empire Bolloré, est trop simpliste. Aux présidentielles de 2022, le milliardaire avait soutenu Zemmour, qui ne fit que 7%, uniquement au sein de la bourgeoisie et des classes supérieures.
La nature du prolétariat a changé : la classe ouvrière d’aujourd’hui n’est plus le prolétariat industriel des grandes usines. La proportion d’ouvriers a chuté de moitié dans la population : de près de 40% de la population dans les années 1970 à moins de 20% aujourd’hui. C’est dans une certaine mesure une disparition du prolétariat classique, et des solidarités qui vont avec, notamment syndicales, qui ouvre la voie à l’extrême-droite. La plupart des ouvriers travaillent aujourd’hui dans le BTP, des petits établissements et le secteur logistique, et une grande partie des classes populaires travaillent dans le tertiaire, plus atomisé et moins rémunérateur.
L’écologie anti-pauvres
Une partie du contenu politique du programme de la gauche est en inadéquation avec les intérêts et aspirations des classes populaires des territoires périphériques. Plusieurs éléments apparaissent ainsi en contradiction avec les intérêts et la vision du monde des classes populaires des périphéries. Les mesures prônant une consommation éthique ne s’adressent qu’à celles et ceux qui ont des revenus élevés. Le développement du vélo et des transports en commun est adapté aux zones métropolitaines mais pas aux territoire ruraux où l’offre de transports en commun demeure très faible : difficile de se passer d’une voiture. Enfin, les Zones à Faibles Émissions (ZFE) excluent des centres villes les habitant.es des périphéries, qui n’ont pas les moyens de s’acheter des véhicules récents.
L’impopulaire impôt
La valorisation de l’impôt par la gauche s’oppose au vécu des classes populaires des périphéries. Le recul des services publics y est impressionnant : fermeture des hôpitaux, des postes, des classes d’école… Il est plus facile de consentir à l’impôt lorsque qu’on bénéficie directement de ses fruits, comme les habitant.es de Montpellier qui ont droit aux transports gratuits, quand d’autres payent leur essence très cher. De même, l’augmentation du SMIC revendiquée par le NFP laisse de côté toutes celles et ceux qui gagnent un peu au-dessus et qui peuvent y voir une dévalorisation de leur travail, puisque sans augmentation générale, ils se retrouveraient alors en bas de l’échelle. L’extrême droite l’a bien compris en proposant une augmentation de salaire de 10% pour tout le monde (même si c’est une arnaque puisque cela se ferait en grignotant le salaire brut, ce qui revient à ruiner un peu plus l’assurance-chômage, les retraités, etc…)
Nous, eux et ils
Ce sont aussi des raisons sociologiques plus profondes qui expliquent l’adhésion d’une partie des classes populaires aux idées d’extrême droite. Le sociologue Olivier Schwartz expliquait dans ses travaux qu’une partie des ouvriers.èvres et des employé.es non immigré.es présentaient une conscience sociale triangulaire. À la perception du « eux » et du « nous » avec d’un côté le peuple, et de l’autre, les puissant.es, s’est imposée une troisième catégorie, le « ils », perçue avec crainte et mépris. Le « ils » correspond à un groupe socio-racial perçu comme dangereux, improductif, assisté, à la différence de « ceux qui bossent dur et qui n’ont droit à rien ». Ce sentiment de concurrence alimente massivement le vote RN. En réalité, les classes populaires issues de l’immigration occupent les emplois les plus précaires, ce sont les fameuses premières lignes. La remise en cause, par la société, des structures patriarcales et racistes, suscite une forte réaction contraire profitant en partie à l’extrême-droite, y compris au sein des classes populaires. On peut aussi y voir le bon côté des choses : ce retour de bâton atteste de changements réels.
Certaines questions sont abordées, à gauche, surtout sous le prisme de l’identité, et peuvent creuser les différences entre, par exemple, un ouvrier blanc et un travailleur immigré, ériger l’un en oppresseur et l’autre en opprimé, alors qu’ils n’en restent pas moins du même côté du manche si l’on prend en compte la situation économique et sociale. Difficile de créer du commun entre les différentes sections de la classe des exploité.es si l’on prend ce prisme…
Si le prolétariat des périphéries partage les intérêts de classe des publics de la gauche, elle n’en partage pas la vision du monde : cela a été particulièrement flagrant lors du soulèvement des gilets jaunes, bien que cela ait pu être dépassé dans une certaine mesure. Le mouvement a commencé contre la taxe carbone, contre la fiscalité et contre l’écologie anti classes populaires, mais dans la lutte une série de revendications sociales se sont dégagées, comme l’augmentation des salaires, le rétablissement de l’impôt sur la fortune et même l’opposition aux violences policières. Mais il aura fallu un soulèvement pour que ce rapprochement se fasse entre les classes populaires immigrées des métropoles, les publics de la gauche et les classes populaires des périphéries. Un soulèvement alliant ces trois groupes sociaux aurait le potentiel de tout balayer. A contrario, l’adhésion durable des classes populaires de la périphérie à l’extrême droite pourrait rendre les choses très difficiles. Par conséquence, les classes populaires des périphéries sont clés – prenons en acte et agissons en conséquence.
G.J
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