« La religion du Capital » : une pièce de théâtre anti, anti, anticapitaliste

Le Poing Publié le 21 novembre 2019 à 16:12 (mis à jour le 22 novembre 2019 à 14:40)
Photo de Marc Ginot

Le metteur en scène montpelliérain Luc Sabot monte La religion du capital, une farce inattendue de Paul Lafargue, et en révèle la stupéfiante actualité.

Quand on sait que Paul Lafargue (1842-1911) a existé, on n’en retient pas énormément de choses. Soit, côté biographique, le fait qu’il était un gendre de Karl Marx, et qu’il s’est suicidé avec sa compagne à l’âge de soixante-dix ans, comme préalablement annoncé, par liberté de refuser son propre déclin. Et enfin, côté politique, qu’il fut l’auteur du fameux Droit à la paresse. Ainsi réagissait-il vertement à toute idée de « droit au travail », qu’il assimilait à un genre d’asservissement consenti.

Tant et si bien qu’on a tendance à le penser plutôt anar que marxiste orthodoxe. En quoi on se trompe. Paul Lafargue a énormément écrit. Énormément agi au sein de la première internationale aux côtés de Marx et Engels. Tout cela en des temps pas si soucieux d’orthodoxie, où Proudhon était un pote, quand Bakounine allait s’empresser de traduire Marx en russe. On se déchirait moins sur l’objectif de l’idéal communiste, que sur les moyens d’y parvenir.

Après cette mise au point, venons-en à la stupéfiante actualité montpelliéraine du camarade Paul Lafargue. C’est qu’on a pu voir récemment sur les scènes une pièce de théâtre signée de lui. C’est inattendu. S’accordant peu de droit à la paresse, notre théoricien marxiste a rédigé un nombre incalculable de textes théoriques. Mais il s’accorda le droit à la fantaisie soudaine d’écrire une farce, intitulée La religion du capital.

C’est cette farce que Luc Sabot vient de mettre en scène, lui-même sur le plateau aux côtés de cinq autres comédien·nes et musiciens/chanteurs. Dans La religion du capital, Lafargue s’amuse à imaginer un congrès secret entre possédants de ce monde. Ces gens-là s’effraient de ce que la religion catholique est en train de défaillir : dans les rangs prolétariens, ses préceptes ne suffisent plus à faire rempart à la propagation des dangereuses idées socialistes.

Derechef, nos bourgeois conspirateurs entreprennent d’élaborer une nouvelle religion de toute pièce. Très directement, ce sera la religion du capital. Lequel se fait Dieu en soi. L’argument de la farce pourrait donc paraître très schématique. Or il est très fécond, en même temps qu’incisif, sur le plan intellectuel. Si le capital lui-même mute en religion, on est là très près de thèses fort actuelles qui pointent en quoi l’économie elle-même s’érige en idéologie. Les modalités objectives de l’exploitation débordent dans un système intégral de croyances, de valeurs, d’usages, de préceptes, qui infusent dans la totalité des niveaux de l’existence, collective bien entendu, mais individuelle profondément.

Dès 1887, Paul Lafargue débusque gaillardement cette caractéristique du capitalisme, qui est de forger un être intégralement voué à son service ; un esclave d’autant plus pitoyable qu’il adhère profondément aux préceptes sociétaux qui fondent le mécanisme de son asservissement. En l’occurrence, on est alors au temps des forges et des manufactures. Mais il est à penser que le loup révélé par la farce n’est qu’encore plus alerte au temps de l’économie qui connecte directement les cerveaux sur les écrans de ses réseaux dématérialisés.

Cent-trente ans après son écriture, voilà ce qui rend la production de La religion du capital parfaitement stimulante. Luc Sabot et son équipe y jouent à fond la dimension farcesque. Les traits sont outrés, les gestuelles soulignées, les déclamations illuminées, les personnages bien tracassés. Pour autant, cette accentuation générale conduit les comédien.ne.s, tous très confirmé·e·s, à faire valoir un beau nuancier de vives particularités (un Luc Sabot ascétique et torturé, au côté d’un Bayler truculent et gourmand). Etc.

L’espace est très habité lui aussi, tout mouvant de dimensions et de contradictions (au Domaine de Bayssan, on s’y entassait quelque peu). Ainsi n’est-on pas près d’oublier l’élévation vers les cieux, d’un Jacques Merle tonitruant (au risque de frôler le vieux théâtre) dans une ahurissante ode à la prostitution. Les anti-abolitionnistes d’aujourd’hui ne trouveraient pas un mot à soustraire des thèses de Lafargue, à qui le commerce au lit de son propre corps paraît de moindres aliénation et souffrance au travail que celle du, de la prolétaire à sa machine.

Comme tout autre, cette religion du capital se décline dans une abondance de prières, de louanges, sermons, lamentations, commandements et interdits, etc. Exemple : « Or, Toi qui achètes les arrêts du juge, Toi qui monnaies le vote des députés, Toi qui enseignes au savant à falsifier la science, Écoute nos prières, Amen ». Chaque « Amen » s’accompagnant du geste des bouts de doigts frottés qui signifie « Amène l’oseille ».

Toutes ces matières textuelles sont celles de la série, de la scansion, de la psalmodie. Elles se prêtent à merveille à la litanie des cantiques, au chant, à la vocalisation. Ainsi deux des comédiens sont musiciens et chanteur sur scène, ponctuant la farce d’oraisons vocales au clavier et guitare, tendance rock indé. Par les seules vertus de cette échappée d’atmosphère, on a voulu croire que leurs textes étaient originaux, sous des plumes d’aujourd’hui. En fait non. Après vérification il est avéré que ce rock est bel et bien du Lafargue pur jus. Le gendre de Marx. Décidément pas triste.

Photo de Marc Ginot

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