La Soucoupe de Montpellier : le lieu de tous ceux qui n’ont pas de lieu
Le Poing
Publié le 19 décembre 2019 à 17:12
Photo prise dans la Soucoupe lors de la quatrième Assemblée des assemblées des gilets jaunes, lors du weekend du 1er au 3 novembre 2019
Comment
profiter au mieux du plus grand lieu réquisitionné de Montpellier ? Une
réunion ouverte a permis d’élargir les perspectives, malgré la douche froide
des déclarations du directeur d’Agropolis International
Faisons les présentations (tout le monde
n’appartient pas d’office aux cercles militants activistes montpelliérains). La
Soucoupe est un édifice extraordinaire situé dans les coteaux nord-ouest de Montpellier. Extraordinaire
par sa taille : 4 800 mètres
carrés, ça n’est pas tous les jours qu’une telle superficie passe sous
autogestion directe d’un collectif social, culturel et militant, après
réquisition.
Dû à l’architecte François Fontès, toujours
coqueluche de la nomenklatura néo-frêchiste montpelliéraine, ce bâtiment était
ouvert en 1994, en tant qu’Agropolis Museum, dédié à l’anthropologie des usages
de l’agriculture et de l’alimentation sur la planète. C’est que tout autour
sont installés les laboratoires de recherche dont le regroupement constitue le
Parc Agropolis. Mais le musée ferma ses portes quinze ans plus tard, par manque
de succès, et règlements de comptes entre chefferies politicardes du cru.
Ainsi des sommes colossales d’investissement
public sombraient dans une chute précoce à l’état de ruine. La Soucoupe (ainsi
nommée pour être de forme strictement circulaire), a connu depuis quelques
phases de squat éphémères, en soirées techno et solidaires. Puis c’est dans un
état de dégradation ahurissant que le récupéraient – et le sauvaient du
désastre, par un génial chantier bénévole de masse – les organisateurs de
l’AdA, l’Assemblée
des Assemblées des gilets jaunes : plus de cinq cents participant·e·s de la France entière s’y réunissaient
pendant trois jours début novembre.
Plus chaud à présent : peu après cet
événement historique, le tribunal administratif de Montpellier créait la
surprise en concluant qu’il n’y avait pas urgence à vider les lieux de ses
nouveaux occupants. On en est là. Une phase de transition s’est ouverte. Les
organisateurs de la fameuse assemblée jaune ne se sentent pas forcément
impliqués dans la pérennisation d’un centre social et culturel autogéré géant.
Seule une poignée, rejoints par des nouveaux, aux profils divers, se sont
lancés dans cette nouvelle aventure.
Une friperie y fonctionne. Un salon de
massage bien-être (mais oui, on ne tardera pas à en parler), une activité
tatouage (encore en pointillés). On s’y active en atelier de sécurisation
informatique, ou d’invention d’objets beaux et/ou utiles à base de
récupération. Au cours d’une soirée récente, la réalisation en live d’une
extraordinaire peinture géante répondait au besoin qu’ont tant et tant
d’artistes de disposer d’espaces d’atelier, souvent hors de (leurs) prix.
Plusieurs réunions s’y tiennent, comme l’inter-luttes
hebdomadaire contre la réforme des retraites. Enfin les week-ends, il se fait
assez fréquent que des centaines de personnes y prennent part à des soirées
musicales et festives, à vocation solidaire.
Est-ce que tout ça est très « gilet
jaune » ? Corinne circule facilement entre ces deux mondes. Elle
synthétise : « La Soucoupe est
le lieu de tous ceux qui n’ont pas de lieu ». Sur ces bases, une
invitation à une « réunion d’appropriation » était lancée pour ce
vendredi après-midi. L’un des invitants a regretté qu’ont ait pu reprocher aux gens actuels de la
Soucoupe « de ne pas avoir déroulé
le tapis rouge devant les gilets jaunes ». Mais la culture squat n’est pas forcément spontanée chez tout un chacun, et même « s’il suffit de venir ici avec vos
idées, vos envies, et vous organiser pour les réaliser », ça n’est pas
forcément une démarche évidente.
Un peu d’accueil, de main tendue, d’esprit de
sortie du ghetto, peut y aider. Or ce miracle s’est produit ce mercredi, où une
trentaine de personnes se sont présentées, dont nombre de « primo-squatteurs »
encore en puissance, tout comme il y eut des militants strictement néophytes
sur les ronds-points en leur temps. Pour se comprendre : la moyenne d’âge
a tourné ce soir-là autour des cinquante ans, ou plus, dans des fibres
diverses, plus traditionnelles que ravers, hackers, travellers, etc.
« Y
a-t-il une chance que le lieu puisse complètement se pérenniser ? » se demande une dame aux cheveux blancs, qui
ignore sans doute que l’hypothèse d’une durée un jour écourtée est mentalement
intégrée, non dramatisée, dans le mental squatteur. « Et qui paye l’électricité ? » N’empêche, tous
s’accordent que ça ne serait pas plus mal de durer le plus, tous s’entendent
sur le fait que « ce lieu aura
d’autant plus de chance de continuer qu’il sera devenu de plus en plus vivant,
incontournable, intéressant ». Puissant.
Les idées ne manquent pas : des ateliers
d’artistes – on l’a dit –, un vide-greniers et un marché en monnaie locale
libre, une ludothèque esquissée par une conceptrice de jeux éducatifs,
présente. Débat inévitable, également, sur le degré de tolérance aux
addictions, la dangerosité de celles-ci dans la viabilité des relations
inter-personnelles d’une part, le prétexte à répression qu’elles offrent
d’autre part.
Tout semblait bien parti dans les échanges,
quand une douche froide s’abattit sur la réunion – sans rapport avec les fuites
constatées dans la toiture. C’est que le propre directeur d’Agropolis
International figurait parmi les présents. Les gens de l’AdA avaient rencontré Éric
Fargeas en leur temps. Il avait fermé les yeux sur la prise des lieux à cet
effet, alors ponctuel. On croit d’ailleurs savoir que ses convictions
personnelles ne sont pas celles d’un affreux réactionnaire – ni sa manière de
se présenter et d’échanger, tel qu’on le vérifie.
N’empêche. Il ne voit ni le présent ni l’avenir
de La Soucoupe exactement tels que la réunion prétend s’en approprier. Le
présent : il se fait porte-parole des résidents de Cité-U, des directeurs
de laboratoires de recherche, et de son propre établissement (juste en face du
musée), pour avertir : « Les
nuisances des soirées festives sont considérables. Le tapage. Les tags sur nos
façades. Le nettoyage des parkings transformés en dépotoirs. La sécurisation
exceptionnelle de labos hyper-sensibles. Tout cela a des coûts, je ne pense pas
que ça pourra durer longtemps ».
Puis c’est un coup de théâtre quant à
l’avenir. L’avocat du Conseil régional (propriétaire des lieux) s’était montré
pathétiquement inconsistant, sous
le sourire narquois du juge administratif, quand il tenta de faire croire
que ces lieux à l’abandon étaient l’objet d’un réel projet d’aménagement. Éric
Fargeas est d’un autre bois : « Nous
y travaillons depuis huit ans. C’est très long. La fusion des régions, puis la
mésentente entre la présidente de région et le maire de Montpellier, ont encore
ralenti la chose. Mais nous voilà justement en phase de bouclage du
projet ».
Lequel prévoit du logement pour étudiants, de
l’accueil de résidence de chercheurs internationaux, une crèche et un
restaurant, « tout cela au service
de la communauté scientifique du parc Agropolis ». Cela non sans
rouvrir, sinon un musée, du moins un « tiers-lieu de diffusion de la
culture scientifique » à destination du public (c’est comme ça qu’on dit).
On se retrouve projet contre projet. Et pot de fer contre pot de terre.
Côté autogestionnaire, on oppose alors que « justement, les vraies perspectives
aujourd’hui, c’est que les scientifiques sachent se remettre à inventer
ensemble avec les citoyens ». Expérimentalisation végétale du patio,
jardin partagé, élevages protégés, ateliers de découvertes et pratiques
ludiques, orientation de la recherche vers l’intérêt des populations, et non
les profits industriels, géolocalisation du lieu comme lisière idéale entre
l’accessibilité urbaine et proximité des cantons ruraux : les militants ne
manquent pas d’arguments pour « bombarder » leur visiteur décideur.
Ce qu’il prendra soin d’écouter, courtois, sans manifester d’opposition de
principe. Alors chiche ?
Mais l’on se découvre Cassandre, en
apercevant mal l’hybridation entre logiques d’institutions
économico-scientifiques d’impact mondial, et pratiques participatives,
alternatives, combatives, faites main et pour la fête, dont il vaudrait mieux,
surtout, qu’elles ne lâchent rien. Pour commencer. Pour continuer.
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