Montpelliérains confinés en luttes ! #6 | Denis Orcel : « les gens qualifient ce système, le capitalisme »

Le Poing Publié le 30 avril 2020 à 14:29 (mis à jour le 30 avril 2020 à 14:46)
Denis Orcel, au centre

Le monde d’après ? De nombreux médias se sont lancés dans de grandes spéculations sur ce que pourrait/devrait être le monde après la pandémie de covid-19. De son côté, Le Poing n’oublie pas qu’il est concrètement un média qui se consacre principalement aux luttes. Comment notre présent confiné résonne-t-il avec l’avant des grands mouvements écoulés (gilets jaunes, féminisme, climat, réforme des retraites) ? Comment permet-il de se projeter dans un après toujours en luttes ? Là sont à puiser des puissances nouvelles.

Le Poing s’est retourné vers plusieurs personnes très impliquées dans les luttes de cette période récente, sur Montpellier et environs ; des personnes qui nourrissent la réflexion sans être des professionnels de la pensée, ni des privilégié·e·s de l’accès à la parole publique. Certain·e·s sont membres d’organisations constituées (entités politiques, syndicats, mouvements activistes) ; mais iels s’expriment ici sans en être des porte-paroles attitré·e·s.

Ces entretiens, réalisés sur la base d’un questionnaire écrit, seront publiés au fil des jours qui viennent. Toutes les réactions seront les bienvenues. Nos précédentes publications ont fait place aux réflexions de Franck Bernard (collapso-écologiste), Valérie Cabanne (gilet jaune “Chez Paulette”), Stéphane Ortéga (animateur de Rapports de force), Julie (gilet jaune activiste sur le climat) et Christophe (créateur du Mur jaune contre les violences policières). Sixième interlocuteur : Denis Orcel, 52 ans, membre du personnel technique de l’Université de Montpellier, syndiqué à Solidaires, impliqué parmi les gilets jaunes et dans le mouvement pour le climat.

Le Poing : Gilets jaunes. Climat. Retraites. Tu as pris part active, sur le terrain, au mouvement social d’une intensité exceptionnelle ces deux dernières années. Si ça t’es possible, saurais-tu définir, juste en quelques phrases, un sens général, du moins des aspects principaux, que tu as pu observer et qui t’ont particulièrement motivé dans le mouvement des gilets jaunes ? N’hésites surtout pas à être très « personnel » dans cet avis.

Denis Orcel : Mon engagement dans les gilets jaunes a d’abord été très personnel, poussé par la curiosité. Je voyais dans les médias des informations inquiétantes sur la présence de l’extrême-droite dans ce mouvement ou décrivant des hordes de sauvages. Ça m’a décidé à aller vérifier par moi-même. Et j’ai été super agréablement surpris. J’y ai découvert des personnes très humaines, quantité de nouveaux visages, des gens sortant de l’isolement et construisant des liens. Des gens très divers. Personnellement, je préfère toujours découvrir que tourner en rond sur les vieilles certitudes. J’y ai également découvert toutes sortes de questions, de croyances de ces gens – par exemple l’idée qu’ils se faisaient des syndicalistes, alors que j’en suis typiquement un. Bref, il y avait là un panel incroyable de réalités, qu’on croit plus ou moins connaître, alors qu’en fait on n’en a jamais d’exemple concret. Je m’y suis senti très bien.

Dans la foulée de ces mouvements, est-ce que tu peux désigner des acquis intéressants, des résultats positifs ? Il ne s’agit pas seulement de satisfaction de revendications, mais aussi d’expérience accumulée, d’observation des composantes impliquées, d’invention de modes d’action, de nouvelles mises en relation, d’élaboration dans les idées et leur échange. À ta guise.

Le syndicat Solidaires s’annonce clairement anticapitaliste. Hé bien, je peux vous dire que ça n’est pas très facile à porter dans l’opinion publique. C’est à peine si on ne passe pas pour des terroristes. Ce mouvement, les débats et les échanges qu’il a généré ont permis une grande avancée : un nombre considérable de gens sont passés de la critique intuitive du système, à un autre stade, qui est de qualifier et désigner ce système, comme étant le capitalisme.

Il y a quand même eu un foisonnement incroyable de débats, de rencontres, de commissions, d’assemblées générales, de rendez-vous aux ronds-points. On a clairement avancé. Un indice parmi d’autres est le nombre non négligeable de personnes qui ont rejoint des collectifs ou organisations. Quant à Solidaires, nous ne sommes plus l’épouvantail d’extrême-gauche. Disons que les idées socialistes – au sens noble du terme – ont gagné du terrain. Dit autrement : il y a une conviction nouvelle que, sur des points fondamentaux, d’autres choix sont nécessaires, et possibles. C’est acté.

Maintenant, la question est de savoir comment y parvenir. À la veille du confinement, la manifestation du 14 mars pour le climat, clairement marquée comme une manifestation dénonçant le système capitaliste, avec plus d’une trentaine d’organisations, marquait une grande avancée dans ce sens. Et je peux vous dire que cette dynamique n’est pas du tout brisée à l’heure actuelle, loin s’en faut. On y travaille.

À l’inverse, dans la foulée de ces mouvements, retiens-tu des ratages, des échecs, des limites, qui devraient servir de « leçon » au moment de poursuivre dans des luttes, ou, autrement, d’envisager ta vie ?

Le mouvement s’est laissé piéger dans le débat entre ceux qui estiment nécessaire et légitime l’usage de la violence contre des objectifs clairement identifiables (des vitrines de banque, par exemple) et ceux qui s’y refusent. C’est complexe. Je ne fais pas partie de ceux pour qui il est spontané d’aller au contact. Mais j’ai pourtant du mal à cerner ce que peut être la non-violence dans une société qui perpétue une violence omniprésente dans les rapports sociaux. Les gens qui meurent de misère dans la rue sont victimes d’une violence inouïe. Où placer ce curseur de la violence des actions ? Y a-t-il complémentarité possible entre les formes d’action ? Le fait est que nous avons été minés par la division sur ce plan.

J’ai aussi été très gêné par la focalisation sur la personne de Macron. L’illusion s’est installée que tout pouvait se régler, du fait de le déboulonner. Non. L’important, c’est le fond, l’idéologie. Non la personne.

Enfin j’ai eu beaucoup de mal à supporter la répétition rituelle des mêmes manifestations pour aller se faire gazer à la préfecture. Il y avait tant d’autres cibles possibles. Les hospitaliers en grève ? Pourquoi ne pas les rejoindre ? Et les quartiers populaires, qui concentrent toute la problématique, où nous n’y avons été qu’une seule fois, c’est un vrai regret.

Dans ta manière de l’analyser, de t’y adapter, d’échanger, est-ce que tu perçois notre situation actuelle dans la pandémie comme plutôt en continuation de ces mouvements, ou en rupture ? Dans la première option, qu’est-ce qui permettrait de penser un continuum ?

À cette question, je suis tenté d’en rajouter d’autres. Quand on a vu cette pandémie arriver, sans rien comprendre aux choix opérés par les autorités, on était encore la tête dans le guidon de nos mobilisations. On n’a tapé dans le dur qu’avec le confinement. À présent, j’imagine une suite de crises qui pourraient se succéder, d’autres pandémies derrière celle-ci, mais aussi le chaos écologique. Souvenons-nous : les incendies en Amazonie, c’était il y a moins d’un an ; en Australie, moins de six mois. Et c’est comme si nous l’avions déjà oublié ! Donc, la continuité, c’est celle du système, et je voudrais la projeter autant vers l’avant que me retourner vers l’arrière. Ce qui me fait peur, c’est une possible banalisation du régime de la peur, et de la demande sécuritaire. L’été arrive. Imaginons qu’une nouvelle canicule se produise ! Je place beaucoup d’espoirs dans les plus jeunes : ils perçoivent les urgences de la planète entièrement devant eux, c’est très différent de nous.

Te semble-t-il que l’expérience traversée dans les mobilisations de ces deux années passées a un impact palpable sur ta façon d’envisager et de te confronter à la situation actuelle ?

J’ai trop d’années d’engagements. La situation actuelle entraîne surtout du travail supplémentaire, de la pression.

Est-ce que la situation que nous sommes en train de vivre dans la pandémie, est déjà porteuse d’aspects qui font problème, qui appelleraient encore de nouvelles mobilisations ? Ou aussi d’aspects qu’on pourrait capitaliser : nouveaux désirs, nouvelles pensées, nouvelles énergies ? Sommes-nous en train de nous renforcer ? De nous affaiblir ?

Le confinement nous affaiblit et nous laisse dans l’incertitude sur nos moyens d’action proches, dans un contexte probable de nouvelles restrictions liberticides. Faudra-t-il inventer des modes d’action entièrement renouvelés, ou braver les interdits pour ne pas céder ?

Mais, outre la nouvelle conscience anticapitaliste, cette période nous renforce en révélant de manière évidente à tout un chacun la compréhension de problèmes dont les causes pouvaient paraître moins claires.

Cet exemple : à l’université, tout le ménage a été externalisé vers ces sociétés spécialisées sur lesquelles il y aurait tant à dire, qui laissent leurs employé·e·s dans un état d’isolement, de sous-équipement, de sous-rémunération, d’absence de droits, catastrophique. Bien. À présent se posent à nous, pour reprendre le fonctionnement des labos, des questions très concrètes de précaution et de qualité dans les opérations de nettoyage, en fait très sensibles. Du coup, la condition de ces personnes qui au quotidien rendent nos vies plus agréables en toute transparence, est mise en lumière et des questions se posent. L’invisible devient visible, et l’on ne peut plus regarder ailleurs pour ne pas voir.Il faut en parler et c’est ainsi que les idées font leur chemin.

Combien de connaissances ne m’ont-elles pas posé la question, de comprendre pourquoi je me consacrais autant à l’engagement dans ma vie ! Aujourd’hui ces mêmes personnes me disent qu’elles comprennent mieux.

En termes sociaux et politiques, en termes de visée stratégique, ou de terrains et modes d’actions plus circonscrits, est-ce que tu te projettes déjà dans le post-confinement, voire le post-covid-19 ?

Il va falloir se remettre en lutte très vite. Y arrivera-t-on ? J’ai la sensation qu’une espèce de léthargie s’est installée, une tendance à la procrastination, une focalisation sur les contraintes du télétravail. On parle de « jour d’après », mais comme d’une chose très insaisissable et totalement utopique. J’ai bien peur que les choses soient très concrètes, en termes de remises en cause des droits, des services, sans qu’on ait trop le temps d’écrire le scénario.

Dans le camp d’en face, la rhétorique de communication se déploie sans complexe, dans le genre « école de la confiance », à la Jean-Michel Blanquer. Mais bon, quand il assène que la continuité pédagogique est assurée sans problème dans le contexte du confinement, n’importe quel parent vérifie au jour le jour la distance entre ces mots et la réalité… Les mots creux et vides de sens choisis pour les beaux discours cachent souvent une réalité à l’opposé de ce qu’ils pouvaient laisser penser. Les services publics ont, par exemple, été rendus de plus en plus complexes à grands coups de lois dites de « simplification ». La question de l’articulation de l’agir et du parler est très compliquée. Déconstruire cette rhétorique fait partie de ce que nous devons faire si nous voulons être plus audibles.

Te sens-tu plutôt isolé dans les circonstances actuelles ? Ou bien les attentions, les échanges, les solidarités fonctionnent-ils de manière toujours stimulante autour de toi ? Si oui, quels sont-ils ?

Isolé oui, la chaleur de la camaraderie militante me manque beaucoup. Mais ce dérèglement m’oblige aussi à desserrer la pince qui me tenaille habituellement, entre la sollicitation intensive de l’action au jour le jour d’une part, et les objectifs et espérances globaux d’autre part. Entre les deux, il y a un moyen terme qu’on a très rarement l’occasion d’explorer, pour ménager une transition. Les circonstances actuelles favorisent cela, et je dois vous remercier de m’avoir proposé cet entretien, qui m’a fourni une belle occasion de me saisir de ce genre de questions.

Les gilets de Denis !

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