Archives - Musique 21 mars 2017

Rencontre avec Ali Lacraps, le regard le plus discret du rap français

lacraps

I. Le Prélude

Montpellier, jeudi début d’après midi. Ecouteurs sur les oreilles, je zigzague plongé dans mes pensées entre les derniers maraichers remballant leur étalage place Roger Salengro « C’était une bonne journée, on va se boire un petit pastis ?! » demande le plus trapu d’entre eux. A leur droite, assis devantles terrasses bouillonnantes des bars du coin, deux vieux discutent sur un banc en nourrissant les pigeons. J’apprécie le tableau en peignant sous mes yeux. Le quartier vit au rythme du Dub joué dans mon baladeur. Guidé par la basse, mes pieds s’enfoncent maintenant dans une ruelle étroite. Dans quelques minutes, à deux pas d’ici, j’ai rendez-vous avez Ali Lacraps pour disctuer rap et politique. J’ai mis mon plus beau sweat à capuche pour l’occasion.

Lacraps est sans doute « l’un des meilleurs MC sur un beat de 90 bpm mélancolique » vous affirmeraient quelques potes fins gourmets de rap. En effet, avec sa « Poignée de Punchline » et sa « Machine à écrire », l’enfoiré en a choqué plus d’un. Il s’est fait un blaze. Une image aussi. Celle du regard le plus discret du rap français. A part ses proches et l’épicier du coin, personne n’a jamais vu ses yeux. Et les clips de son nouveau projet ne dérogent pas à la règle. Sorti le 21 janvier 2016, presque deux ans après son premier album, notre poids plume est revenu avec « 42 grammes de frappe ». Réalisé avec Mani Deiz, ce projet est la somme de leurs âmes. Deux âmes adeptes d’un rap brut, sans artifice.

Si Ali séduit donc depuis quelques temps par ses textes et son flow carré, presque de bon élève, Mani Deiz, beatmaker talentueux, ne compte plus le nombre de ses collaborations. Cet intégriste de la boucle à 4 bars a inondé le marché du rap indé. Garant de l’esprit hiphop, il met à disposition sur la toile ses prods pour quiconque souhaite faire vivre le mouvement ; tenant même un blog avec des conseils de beatmaking pour néophytes. Habitant à Paname, Mani ne sera évidemment pas présent pour l’interview. Une prochaine fois me dis-je, arrivant à l’adresse notée sur mon bout de papier. Planté devant chez lui, curieux de savoir ce qu’Ali Lacraps a dans le crâne, je frappe à la porte.

II. L’enfoiré

Casquette baissée, petite veste Lacoste, Lacraps m’ouvre la port chez lui, « T’es plus grand qu’au téléphone » s’étonne-t-il. Moi, je fixe ses pupilles. Elles sont étrangement normales. Les présentations faites, je monte les escaliers du salon. Il sort à peine de la douche. Hier soir il s’est couché tard pour finir le montage de son clip « Ecoute moi » qu’il vient tout juste de poster sur les réseaux sociaux.
« Vas-y poste toi sur le canapé ! Tu veux un café ? Un truc à boire ?
– Juste de l’eau steuplait !
– Même pas de l’Ice tea poto ?
– Non t’inquiète, juste de l’eau merci !
– Ok… »

En guise de petit déjeuner, sur fond d’instru de Mani, Ali se roule une « bonne petite beuh d’Amsterdam » qu’un pote lui a ramené. Je fais de même. Il me parle de weed comme on discute pinard : « Tu sens cette odeur fruitée qui te prend au nez ? Et ce goût ! Elle n’est pas donnée mais les Hollandais ont du savoir faire poto ! ». Je ne peux qu’acquiescer. L’animal sait me mettre à l’aise. Posé dans le canapé, je me sens comme chez un pote. L’interview peut commencer. Ali Lacraps m’explique avir grandi à Roubaix, en banlieue. Là-bas, « c’est Marseille sans le soleil ! ». La misère pour un jeune de quartier peut y être pénible. A l’âge de 19 ans, il décide donc, après des vacances dans le sud, de s’installer définitivement en terre occitane. La vie à Montpellier semble plus douce. A cette époque il ne rappe pas encore, ce n’est qu’en 2008, à 23 piges qu’il enregistre son premier morceau.

« Faire de la musique m’a ouvert l’esprit ! Plus jeune, je n’aurais jamais pensé pouvoir kiffer des groupes comme les Beatles ou sur du reggae. D’ailleurs t’écoutes un peu The Gladiators ? Moi j’suis un grand fan ! Bref, même si j’en écoute toujours beaucoup, le rap m’a clairement ouvert à d’autres musiques. »
– Et c’est quoi ta vision du rap ?
– Le rap change constamment ! Certains suivent, d’autres non. Moi je suis dans le délire lyriciste. Le rap, pour moi, c’est tout simplement un rythme et de la poésie comme on dirait aux States(1). Par curiosité j’écoute de tout, mais quand je veux vraiment kiffer, il me faut un lyriciste.
Il réfléchit en tirant une taffe avant de reprendre :
– Sinon, je ne suis vraiment pas de ceux qui pensent qu’il faut venir de la banlieue ou d’un quartier pour faire du rap. La chanson “Suicide social” d’Orelsan, c’est un bête de texte par exemple ! Pourtant, le mec vient de Normandie et d’une culture un peu geek. Je ne l’écoute pas souvent mais il charbonne. Je ne suis pas fermé, tant qu’un Mc n’inculque pas de la merde aux petits frères, je respecte tous les styles de rap.
– J’t’avoue que j’ai du mal à t’imaginer kiffer ou kicker sur de la trap…
– Pourtant j’peux en écouter. Et pour m’amuser, je kick toutes sortes de prods tant que ça m’inspire. Mais y’a pas photo, dans ce style, les ‘ricains défoncent tout poto ! »

 

42 grammes

III. 42 grammes de rap brut

M’enfonçant de plus en plus dans les limbes du canapé, Ali me parle maintenant avec entrain de son acolyte Mani Deiz. « Un bête de gars ! Après un simple premier contact sur internet, le mec m’envoie une prod de dingue pour ma poignée de punchline. J’ai eu pas mal de visibilité grâce à ce track. Mani m’a fait une putain de passe décisive, j’ai mis une lucarne ! » me dit-il en riant. Depuis, ils se captent régulièrement. Et pour « 42 grammes », malgré la distance, la collaboration fut totale. Quand Mani ne descendait pas au studio La Classic, « on s’appelait tous le temps pour discuter des thèmes qu’on voulait aborder, des arrangements, des doutes qu’on avait, etc. On a vraiment charbonné pour cet album… » Je le sens fier. Il peut. Leur came vaut largement le prix d’une barrette de shit. Il ne reste plus qu’a l’écouler.
« – Et pour la distribution ça se passe comment ?
– Pour l’instant on fait tout par nous même, même si on est en pourparlers avec des distributeurs. J’ai refusé pour mon premier album, mais on réfléchit… Mon but ultime dans la musique, c’est qu’un maximum de gens m’écoute ! Du coup, la question se pose, c’est peut-être une étape obligatoire… Mais écris bien en gros dans ton journal poto que CEUX QUI N’ONT PAS D’ARGENT POUR SE PAYER MON CD, JE PREFERE QU’ILS LE TELECHARGENT PLUTÔT QU’ILS NE L’ECOUTENT PAS !
– Signer en major pourrais être un moyen d’augmenter ta visibilité ?
Il sourit, se doutant peut-être que cette question est un premier test politique.
– Je ne pense pas que je signerais en major. Elles ne sont clairement là que pour gratter leur part poto ! Bien sûr elles t’apportent une visibilité, mais y’a aussi combien de majors qui achètent des vues à leurs rappeurs et qui, au final, ne vendent pas plus d’album que nous ? Si tu ne fais pas le buzz, tu ne gagnes pas grand chose, la marge sur un CD est faible. Car contrairement à eux, on n’est pas en position de force. Pas encore. Il faut du temps, être indé te demande beaucoup d’énergie…
– … et te rapporte peu ?
Il regarde son petit appartement aux murs blancs, presque impersonnels.
– J’me plains pas, ici c’est le luxe, y’a même de l’Ice tea dans le frigo ! me dit-il avec dérision, celle du galérien heureux d’avoir un chez soi. Pendant deux ans, il squattait chez des potes. J’ai eu de la chance y’a pas longtemps d’avoir ce plan appart pas cher. J’peux me le permettre maintenant avec les concerts et les ventes qui continuent un peu de mon premier CD dont j’ai remboursé tous les frais. J’me débrouille quoi ! Je n’ai pas besoin de grand chose pour vivre. J’me fais des petits plaisirs en achetant de la bonne weed.
– Tu faisais quoi avant pour manger ?
– J’montais des clips… »

L’interview s’interrompt brusquement. Ali se lève en direction de la fenêtre en s’excusant. Un gitan l’appelle dans la ruelle. D’en bas, il lui joue un air de guitare manouche avant de lui crier :
« – T’as entendu le Padam pam pam ? J’ai changé des notes dans l’intro. J’vais continuer à bosser dessus pour le morceau !
– Carrément, c’est cool poto ! Là je suis occupé, lui répond-il en me regardant, mais passe plus tard qu’on en parle en buvant du café. »

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IV. La trentaine

Ali m’attaque maintenant le raps. Entre deux gorgés d’eau salvatrice, je continue de le cuisiner.
« – Est-ce que tu te sens jouer un rôle social ou politique à travers tes musiques ?
– Absolument ! Que l’on veuille ou non, on a déjà tous une responsabilité en parlant à son voisin. Alors t’imagine en faisant du rap ? J’en suis vraiment conscient. Je sais que pas mal de gens m’écoutent. Je me casse donc la tête sur tous mes textes en analysant chaque phrase. Tu sais, même quand je rappe “cette pute de Morano”, ce n’est pas qu’une simple insulte stupide. C’est réfléchi et engagé !
– T’en donc quelqu’un de politisé ?
– Oui, j’parle souvent de politique. En France, le peuple passe toujours après les intérêts des politiciens. IL n’y a pas de différence entre Hollande et Sarkozy. Aucun des deux nous représente et n’a l’intelligence de dialoguer. Il reprend une inspiration de réflexion. Bien sûr, je ne détiens pas la vérité, mais pour moi, un des pires ennemis de notre époque ce sont les médias ! Ils manipulent la réalité, il suffit de voir comment ils traitent l’islam. Avec leurs amalgames, les gens ont peur alors que c’est une religion de paix. Aucune ne prône la guerre d’ailleurs. Bref, le vrai reflet de la société ne se trouve que dans les médias alternatifs. Heureusement que y’a des gars comme vous qui nous proposez une vision différente !
J’en suis flatté. Mais j’enchaine les questions.
– Tu votes ?
– J’peux pas, j’ai quelques problèmes avec la justice, j’ai même galéré à refaire mon passeport… Plus jeune, j’ai fait pas mal de conneries… »
Je n’insiste pas sur son passé, repensant simplement dans ma tête à sa punchline « si j’tai volté ou escroqué, c’est que dans mes poches y’avait nada »(2).

« Sinon, sans transition, tout à l’heure tu parlais de l’islam, tu crois en Dieu toi ?
– Oui. Mon père est un musulman exemplaire qui m’a montré que l’islam peut t’élever. Mais comme je l’ai déjà rappé, je ne veux pas faire de prosélytisme. La religion et la relation que tu peux avoir avec Dieu est quelque chose de personnel. Je n’aime pas trop en parler… »

Je check l’heure sur mon portable. Je ne veux point abuser de son hospitalité. Avant de laisser tranquille l’animal dans sa tanière, une dernière question concernant son collectif La Classic me taraude l’esprit. Présent dans « 42 grammes », pour un amoureux du rap comme moi, les Mcs tel que Nedoua, Melis ou bien encore Sega ne sont plus à présenter. Ils ont bien occupés mes soirées Youtube-pétards. Mais au milieu de ces caballeros, une voix féminisme, inconnue, m’a particulièrement émoustillé l’ouïe.
« Qui est donc Starline, cette “sale gosse avec des mots d’adulte”(3) ?
– T’as vu comme elle est lourde !, me dit-il fièrement. Dis-toi qu’elle n’est même pas majeur…
– Putain… ! »

A l’image de sa rencontre avec Melis, l’un des autres jeunots du groupe, la première fois qu’il a vu Starline, Lacraps est resté bouche bée devant le potentiel de cette gamine. Pour exploiter ce talent, lui et sa horde l’ont recueillie. Actif depuis presque huit ans, La Classic est aujourd’hui une entreprise qui tourne bien. Pas mal de projets solos et un album de toute la clique se préapre dans les studios. « L’avantage, c’est que même si on est pote dans la vie, on s’est connu d’abord à travers la musique. Du coup, y’a une vrai relation de travail. Chacun y trouve sa place. » Et à 30 piges, Ali, un type plutôt posé et réfléchi, semble parfois jouer, pour les plus jeunes d’entre eux, le rôle d’un grand frère. « Même si j’peux lui donner des conseils techniques, quand Starline m’appelle, j’lui parle de ses cours avant de rap me confie-t-il ». Je n’en doute pas. Le cul de joint s’écrase maintenant dans le cendrier, l’interview touche à sa fin.

Merlin

(1) Après avoir réuni les plus grands spécialistes du monde, les Etats-Unis d’Amérique ont attribué deux origines au mot rap. Il provient soit du verbe “to rap” (jaser), soit il est le diminutif de “rhythm and poetry”, ou bien un peu des deux. (2) Chanson “la galère” de l’album “42 grammes”. (3) Chanson “147 grammes” de l’album “42 grammes”.

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