Une islamophobie au quotidien et un mouvement social qui s’en désintéresse

Le Poing Publié le 12 août 2021 à 18:04 (mis à jour le 13 août 2021 à 10:49)
Manifestation contre la loi “sécurité globale”, le 12 décembre 2020 à Montpellier

Après l’assassinat de Samuel Paty, les vautours s’en sont donné à cœur joie : ne faudrait-il pas, finalement, faire l’amalgame, choisir son camp ? Rien n’aura été épargné : retour de Manuel Valls à la télévision, projection géante d’une caricature de Mahomet sur l’hôtel de région à Montpellier, suspicion généralisée d’islamogauchisme, dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France, fermeture temporaire de la mosquée de Pantin, enfants accusés d’apologie du terrorisme… Des millions de musulmans ont été assimilés à des ennemis de l’intérieur. Or, il existe un Islam de France, de proximité, avec une organisation religieuse de quartier mais on ne veut pas le voir, on préfère tout expliquer à partir des périphéries, des extrémités. Les musulmans de culture ou de pratique ne demandent pas la lune : juste du respect et de la dignité. C’est ce que clame Omar Slaouti, co-auteur de Racismes de France et militant au Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaire. Entretien.

Article publié dans le numéro 34 du Poing, imprimé en avril 2021

Omar Slaouti est aussi un militant du Nouveau Parti Anticapitaliste

Le Poing : Comment s’est structurée la lutte contre l’islamophobie en France ?
Omar Slaouti : En octobre 2019, Macron, qui ne s’était pas encore trop manifesté sur les questions identitaires, en appelle, en plein mouvement des gilets jaunes, à bâtir “une société de vigilance” face à “l’hydre islamiste”. Castaner traque alors les “signaux faibles” de la radicalisation islamiste comme, par exemple, le port soudain d’une barbe… Toujours en octobre 2019, deux hommes sont blessés par les tirs d’un assaillant qui tente d’incendier la mosquée de Bayonne. On ressent un mal-être ancré chez les personnes de foi ou de culture musulmane, quelles que soient les générations. C’est dans ce contexte que naît l’idée d’organiser, à Paris, une mobilisation le 10 novembre 2019, portée par les premiers concernés. Vingt mille personnes ont répondu à l’appel, dont beaucoup de primo-manifestants, venus en famille. Des syndicats, des partis et des associations se sont impliqués pour la première fois dans la lutte contre l’islamophobie, terme qui s’est imposé dans le débat. Cette mobilisation historique pour les luttes antiracistes a créé un immense élan de dignité.

Marche contre l’islamophobie, le 10 novembre 2019 à Paris (capture d’écran d’une vidéo publiée par Line Press)

À l’extrême-gauche, entre autres, nombreux sont ceux qui considèrent que la classe sociale prime sur toutes les autres oppressions.
Il n’y a pas de luttes premières et secondaires. La lutte spécifique contre le sexisme ne doit pas passer après la lutte des classes, c’est pareil pour l’islamophobie. Les oppressions ne s’ajoutent pas les unes aux autres mais s’articulent entre elles pour donner lieu à de nouvelles oppressions, c’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité. Tout n’est pas réductible au rapport de classe. Et les luttes antiracistes, du fait de leur composition sociale, sont aussi des luttes de classes.

Le racisme antimusulman est-il majoritairement porté par les “élites” ou le peuple ?
Cinq siècles d’esclavagisme et de colonialisme ne peuvent pas laisser indemne. En France, il y a un racisme institutionnel, une racialisation de la société, liée à l’État tel qu’il a été construit. Certains sont en haut de cette échelle et d’autres tout en bas, comme les Rroms. On s’imprègne du patriarcat comme on s’imprègne de la racialisation de la société et on valide, de par nos positions sociales, des rapports de domination, avantageux ou discriminants, indépendamment de la volonté des individus – ce n’est pas une question morale. Parler de racialisation de la société, ce n’est pas la cautionner, c’est la combattre, sans s’empêcher de poser des mots sur la réalité. Le racisme est d’abord étatique, il vient d’en haut, mais bien sûr, les propos racistes portés à longueur de journées par des politiciens et des éditorialistes sur les chaînes d’information en continu, comme Zemmour sur CNews, inondent la société française et réactivent des fantasmes et des réflexes racistes. De nombreuses personnes se sentent réellement menacées par les musulmans non pas par leur vécu mais parce qu’ils ont été abreuvés de discours racistes. Les faits divers font diversion, ils nous détournent des crises sanitaires, sociales, écologiques, économiques, politiques…

À Montpellier, le collectif contre la loi “sécurité globale” n’a pas réclamé le retrait de la loi “séparatisme”…
C’est le même phénomène presque partout et c’est catastrophique. À Paris, nous, les organisateurs de la marche contre l’islamophobie et des collectifs contre les violences policières, dont des proches de défunts, on a demandé à plusieurs reprises à rencontrer la coordination contre la loi “sécurité globale”, portée par la Ligue des Droits de l’Homme et des syndicats de journalistes, pour articuler la lutte contre la loi “séparatisme”. Il y a eu à chaque fois une fin de non-recevoir. C’est d’autant plus aberrant que certains des articles controversés de la loi “sécurité globale” sont recyclés dans la loi “séparatisme”. Le 12 décembre 2020, la coordination nationale a décidé d’annuler la mobilisation à Paris estimant que la sécurité des manifestants n’était pas garantie du fait des violences policières. Mais il y a une autre explication : on s’est mobilisé pour être nombreux ce jour-là derrière notre banderole “séparatisme, sécurité globale, stop aux lois liberticides, stop islamophobie” et je pense que la coordination, sentant qu’elle n’allait pas contrôler la mobilisation, a préféré l’annuler. On a maintenu la manifestation et on était plus de dix mille derrière la banderole, malgré les sauvageries policières.

Manifestation contre les lois “séparatisme” et “sécurité globale” et contre les lois liberticides et l’islamophobie, le 12 décembre 2020 à Paris (photo publiée sur un article du blog de Mediapart signé du “Collectif du 10 novembre contre l’islamophobie”)

Pour justifier de ne pas lutter en même temps contre la loi “sécurité globale” et la loi “séparatisme”, on a pu entendre, notamment du côté de la Ligue des Droits de l’Homme, “qu’à ce moment-là”, il fallait aussi y ajouter les revendications féministes, écologistes, etc.
Quel débile oserait dire à propos du 8 mars, journée internationale des luttes pour les droits des femmes : “C’est scandaleux ! Si on parle des femmes, il faut aussi parler du racisme…” L’exposé des motifs de la loi “séparatisme” ne vise clairement que l’Islam. Dans ce contexte islamophobe, il serait donc indécent de lutter contre l’islamophobie ? C’est normal qu’il y ait des revendications spécifiques et l’enjeu est justement de les relier entre elles. Le mouvement antiraciste est massif, comme l’a montré l’ampleur des mobilisations “Black Lives Matter” et il n’a pas fini de se faire entendre !

Omar Slaouti, Olivier Lecour Grandmaison, Racismes de France, La Découverte, 368 pages, 22€


La loi ”séparatisme” nous concerne toutes et tous

Quand on lui demande qui est visé par la loi “séparatisme”, le ministré de l’Intérieur Gérald Darmanin réplique sans ambage : “Les séparatismes et singulièrement le premier d’entre eux, le plus meurtrier, évidemment, celui qui nous préoccupe aujourd’hui et sans doute pour quelques années : le séparatisme islamiste. Ne boudons pas notre plaisir.” Il reproche à Le Pen d’être “dans la mollesse”, “pas assez dure” parce qu’elle dirait que “l’islam n’est même pas un problème”. La loi cible d’abord les musulmans mais “ses applications sont pour tous, et c’est un point très important” martèle le ministre à l’Assemblée, et c’est en effet bien le cas comme le prouve notamment ces points :

• La neutralité sera étendu aux salariés exerçant une mission de service public, restreignant de fait le port du voile, que Le Pen souhaite carrément interdire dans tout l’espace public.
• Une association devra rembourser ses subventions si elle ne respecte pas “le respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public”, la définition de ces notions restant à la discrétion des autorités.
• Les motifs de dissolution des associations et “groupements de fait” s’élargissent ; il sera possible de leur imputer “les agissements commis par des membres” ou “directement liés à leurs activités”.
• Réécrit sous la pression de la rue, l’article 24 de la loi “sécurité globale” restreignant la diffusion d’images de policiers est recyclé dans l’article 18 de la loi “séparatisme” : la diffusion d’informations personnelles dans “l’intention” de “porter atteinte à l’intégrité physique” d’une personne est réprimée et “les peines sont aggravées lorsque la personne visée est dépositaire de l’autorité publique”.



« Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Quand ils sont venus chercher les musulmans, je n’ai rien dit, je n’étais pas contre la loi “séparatisme”. Puis ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour dire quelque chose… »
Conclusion d’un communiqué de l’APLR (Association des Palestiniens du Languedoc-Roussillon), de BDS France (Boycott-Désinvestissements-Sanctions), du CMM (Collectif des Musulmans de Montpellier), de D-N (Décolonial News), du FUIQP (Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires) et de l’UJFP34 (Union Juive Française pour la Paix).



Islamophobie, laïcité… de quoi parle-t-on ?

Islamophobie : ensemble des actes de rejet, de discrimination ou de violences perpétrées contre des personnes ou des institutions en raison de leur appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane. La peur, le rejet, la haine de l’Islam et des musulmans en général et sans nuances. Ce terme n’empêche personne de critiquer l’Islam, n’en déplaise à ses détracteurs.

La laïcité et sa fausse conception : séparation des Églises et de l’État instaurée en 1905 garantissant la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et l’égalité de tous devant la loi sans distinction de religion.
Or on voit aujourd’hui un État qui veut formater l’Islam, ce qui modifie en profondeur le concept de laïcité. La laïcité, ce ne sont pas des valeurs, on ne peut pas l’imposer comme un système de croyances, une religion civique obligatoire qui signalerait et chasserait la religion de l’espace public et de l’esprit des gens en la donnant aux marges, aux radicaux. La laïcité ne doit pas se transformer en une vision identitaire qui pourrait également contrôler l’Islam sous prétexte de l’éclairer. Les religions sont un domaine d’expérience de la transcendance qui ont une prétention à l’universalité. Or on assiste à des glissements permanents entre ces notions de valeurs-laïcité-religions. La laïcité est avant tout un principe juridique, pas une valeur idéologique.
Quand Macron impose la charte des imams de France, dont la première mouture affirmait que le racisme d’État n’existe pas en France, il s’éloigne de la laïcité, car il s’immisce dans les affaires religieuses. La laïcité n’est pas non plus la négation du fait religieux : il est normal qu’il existe des espaces de réflexion théologiques non soumis au contrôle de l’État.
“Il n’y a pas de valeurs de la laïcité, il y a simplement la liberté d’expression” résume le politologue Olivier Roy.
Quand le maire PS de Montpellier Michaël Delafosse impose autoritairement aux associations de signer une “charte de la laïcité” pour recevoir des subventions alors que cela n’apporte rien de plus à la loi de 1905, il érige la laïcité comme un système de croyances, il en donne une vision conquérante, identitaire.

Islam radical : fourre-tout. De quoi parle-t-on ? Salafisme, djihadisme, intégrisme, fondamentalisme… ? Ce terme mal défini désigne souvent ceux qui interprètent à la lettre les principes de l’Islam et veulent les imposer par la force à toute la société. Les “islamistes radicaux” évoluent souvent en dehors des circuits ordinaires de la sociologie religieuse, beaucoup plus à l’extérieur des lieux de culte qu’en leur sein. On tire un trait d’égalité ou de conséquence entre radicalisation théologique et radicalisation terroriste ce qui est une erreur. Il s’agit plus d’un processus de déculturation, d’exclusion sociale, une violence de la rupture absolue, une destruction de toute culture avec une mise en scène “du héros négatif”.



Paroles de musulman·e·s

Avec Zineb, dans sa maison familiale à la Paillade autour d’un thé, assis sur des banquettes sobres dans une pièce magnifique carrelée à mi-hauteur par des mosaïques bleues ramenées du Maroc en voiture :
“Quand on est musulman on l’est tout le temps et surtout entièrement ; il s’agit de la place de la foi qui nous guide, c’est une base de construction pour notre vie. Les médias ne respectent pas nos us et coutumes, il y a une politisation exacerbée des marques de la religion. On a brandi de façon hystérique la question du voile comme un étendard, ce qui a engendré des agressions physiques sur les femmes voilées. Le voile fait partie intégrante de mon corps, c’est tout un comportement de pudeur et si je dois l’enlever j’ai le coeur serré, il me manque quelque chose. La diabolisation de la religion musulmane par les médias nous pousse au repli, à rester dans notre zone de confort car c’est une protection. Il me semble que les médias devraient donner la parole dans les quartiers, qu’une politique de la mixité sociale pourrait déplacer le regard de chacun. Il faut que l’on se rencontre sans rien vouloir imposer, en acceptant l’autre comme il est…”

Avec Mohamed, autour d’un tajine préparé pour l’occasion, avec une part laissée pour l’invité surprise :
“Au quotidien, je ressents les ‘regards noirs’. Ce sont sans doute les femmes qui subissent le plus les frais de ce regard, avec le voile. Je comprends qu’un non musulman se sente seul au moment de la prière en passant devant la mosquée Averroès, inaugurée en 2004 à la Paillade : trois mille personnes convergent en silence vers le même endroit ; cet engouement peut faire peur. Il y a aussi la mosquée El Nour, à Plan Cabanes. Mais avant, nous priions dans les caves, à Phobos ou dans des appartements. Personne n’a à s’immiscer dans ma foi, c’est entre moi et Dieu ; les médias en véhiculent une fausse représentation… Quand ils n’ont plus rien à traiter, ils ressortent, comme un refrain, la peur de l’Islam, la guerre. Il faudrait développer divers espaces d’échanges pour être écouté. Quand ça part d’en bas tout redevient normal ensuite… mais il me reste cette question, le racisme fait il partie de l’être humain ?”

La mosquée Averroès, à Montpellier

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