Vers une crise économique et sociale majeure ? | Entretien

Le Poing Publié le 15 mai 2020 à 11:33 (mis à jour le 15 mai 2020 à 11:36)
Une crise sociale économique et sociale majeure est en train de succéder à la crise sanitaire !

Le Poing a réalisé un entretien avec Pablo Rotelli, doctorant en sociologie politique, et ex-prof d’économie à l’Université Paul Valéry.

Le Poing :Salut, peux-tu te présenter, ainsi que ton parcours… ?

PR : Je suis franco argentin. Actuellement doctorant en sociologie politique à Paris 1, j’ai enseigné pendant quatre ans l’économie à l’université Paul Valéry. Dans le cadre de ma thèse, je travaille sur les entreprises récupérées par leurs travailleurs en Argentine.

La fermeture des infrastructures chinoises au début de l’année laissait imaginer une crise économique importante ; aujourd’hui, c’est la majorité de l’économie mondiale qui est directement touchée par le confinement. Quels en seront les principaux effets ?

Il est difficile d’assurer précisément quels seront les effets de cette crise sans précédents car plusieurs scénarios se présentent à nous et leur réalisation dépend notamment de l’intervention de la puissance publique. On peut d’ores et déjà remarquer que les banques centrales des principales puissances économiques injectent massivement des liquidités sur les marchés financiers. Dans le cas de la zone Euro, la BCE rachète 750 milliards d’euros de titres sur le marché secondaire, à savoir celui de l’occasion des actifs financiers. Le marché primaire est composé des actions et des obligations nouvellement émises. Par exemple, si Facebook émet une action, elle est achetée sur le marché primaire. Par contre lorsque l’investisseur la revend, il ne peut le faire que sur le marché secondaire, c’est-à-dire qu’il la revend à un autre investisseur. La BCE achète donc des titres à des investisseurs en créant tout simplement de la monnaie. Ces 750 milliards n’existaient nulle part avant qu’ils soient injectés sur les marchés. Surprenant, n’est-ce pas ? Pas tant que ça, vu que la valeur et la circulation d’une monnaie repose sur la confiance qu’on lui accorde. Le fait monétaire revêt un caractère « magique » par essence, ce qui rend bien ridicule la phrase de Macron : « il n’y a pas d’argent magique », qui n’est qu’un remake du « there is no magic money tree » de Thatcher. Les libéraux adorent le copier-coller mais ne se privent pas de dénoncer une supposée fainéantise ailleurs.

Cette injection pas si massive que ça de liquidités empêche un effondrement financier majeur qui viendrait aggraver la crise dans l’économie réelle à travers la courroie de transmission habituelle que représentent les banques commerciales. Si elles font faillite, elles n’accordent plus de crédits à l’économie réelle, qui se vide de ses liquidités. Mais cette injection est bien insuffisante si l’on considère le caractère inédit de cette crise. L’économiste Gaël Giraux remarque à juste titre qu’il s’agit à la fois d’une crise d’offre -les gens sont confinés- et de demande, car on consomme moins lorsqu’on ne sort pas de chez nous et que les commerces sont fermés. Dans ces conditions il n’est qu’une question de temps avant que les faillites en série ne ravagent notre économie : les restaurateurs doivent continuer à payer des loyers par exemple. Leur passif s’accroît et ils cesseront bientôt d’être solvables. Les propriétaires des locaux n’auront plus d’entrées d’argent et ne pourront pas faire face à leurs propres dettes. Ils chercheront alors à vendre le local sans trouver d’acheteur. Les prix vont chuter, ce qui va compromettre la sphère financière à son tour. Cette logique s’applique à à-peu-près tous les secteurs de l’économie, qui sont par ailleurs interconnectés. Si les dépenses des uns sont les revenus des autres, on voit bien qu’une baisse de la dépense entraîne un déséquilibre conséquent. Seulement, les recettes classiques de réactivation pour les crises de demande ne suffisent pas, car cette fois-ci ce sont aussi les capacités productives qui sont compromises. Autrement dit, maintenir un pouvoir d’achat à travers la mal nommée dépense publique ne se traduira pas -ou très peu- par une hausse de la production. On peut plutôt parier sur une pression sur les prix.

Les États européens mettent de timides plans de relance en place -financés par la dette qui de toutes manières est rachetée par la BCE sur le marché secondaire- pour stimuler la demande mais il reste la question de l’offre : la réponse libérale est de déconfiner quoi qu’il en coûte, et tant pis pour vous si vous n’avez pas de masque FFP2 ou FFP3.

La suite de cette crise dépendra alors des politiques menées. Le scénario ordo libéral est le suivant : nous nous retrouverons avec une hausse des déficits publics, un alourdissement conséquent du ratio dette/PIB et bien entendu on demandera aux peuples de « se serrer la ceinture » pour payer ces dettes -qu’ils n’ont pas contractées- et de réduire ces déficits, au nom d’une supposée efficacité économique alors qu’il ne s’agit que d’un postulat idéologique discrétionnaire au service d’intérêts particuliers. En France, la sortie de ce piège létal doit passer par l’application d’un programme économique qui prenne le contre-pied de cette logique, et la possibilité de sa mise en place dépendra largement des résultats électoraux en 2022 (si ce gouvernement tient jusque-là).

Si la pandémie a surpris les gouvernements, est-ce que cette crise, elle, était prévisible ?

Je commencerais par dire qu’une pandémie ne devrait pas surprendre un gouvernement. Nous sommes censés être parés à toute éventualité, nous avions même un stock de masques très important après la grippe aviaire. Mais les gouvernements successifs ont sciemment diminué ce stock afin de « faire des économies » pour payer une dette qui peut techniquement être rachetée par la BCE sans que cela ne coûte un seul centime au contribuable. Quant à la crise, elle était non seulement prévisible, mais prévue. Nous ne savions pas quelle allait être son ampleur ni son origine mais la plupart des voyants étaient au rouge. Le taux d’endettement privé atteignait 225% du PIB mondial et de nombreuses bulles financières menaçaient déjà d’éclater. Cela aurait eu pour conséquence un embrasement généralisé du fait de l’interconnexion des marchés financiers à travers notamment la diffusion de toutes sortes de produits dérivés partiellement régulés. Je m’explique.

Pour acheter des obligations, un fonds d’investissement n’utilise que très peu ses capitaux propres. Il s’endette et empoche la différence des taux d’intérêt, tout en renouvelant son stock de dettes au fur et à mesure qu’arrivent les dates d’échéance. Si une bulle éclate, par exemple celle du marché immobilier américain, tous les produits financiers basés sur elle perdent de la valeur. C’est la panique sur les marchés, on ne sait plus évaluer correctement la valeur du stock d’actifs des fonds d’investissement. Donc on cesse de leur prêter car on ne sait plus s’ils sont solvables (je schématise), ce qui les fait plonger dans une crise de liquidité : ils ne peuvent assurer les échéances de dette à court terme. Donc ils vendent massivement des actifs, leur prix s’effondre et la crise de liquidité devient une crise de solvabilité : la faillite est là. Comme ce sont de gros débiteurs, ça contamine aussi les créanciers (les banques généralement) et le crédit vers l’économie réelle est impacté.

Ce système est totalement connu par nos gouvernants. Les mesures de régulation sont largement insuffisantes pour parer au risque systémique, quoi qu’en dise le PDG de telle ou telle banque.

Peut-on dire que cette crise conjoncturelle a débouché sur une crise structurelle ?

En reprenant les deux réponses précédentes, je dirais que la crise structurelle était déjà pratiquement amorcée, la coronacrise est venue non seulement atomiser le semblant de stabilité financière (qui reposait en réalité sur les rachats massifs d’actifs par les banques centrales) en y ajoutant une crise dans l’économie réelle simultanément. En gros c’est comme si tous les moments de la crise de 2008 se produisaient en même temps de manière démultipliée, ce à quoi on ajoute une crise de l’offre.

Les politiques de relance historiques décidées par les Etats occidentaux te semblent-elles à la hauteur de cette crise ?

J’ai déjà évoqué cette question plus haut mais je profite que tu la reposes pour donner plus de détails. On a entendu parler des différents plans de relance. Aux USA on peut considérer qu’on jette à la poubelle tous les principes néolibéraux d’orthodoxie monétaire sans pour autant sortir des logiques capitalistes. Leur plan de relance, à hauteur de 2200 milliards de dollars (presque le PIB français) comprend une large part d’injections de liquidités directement dans l’économie réelle à travers des aides aux ménages et aux entreprises sans contreparties. A cela s’ajoute un rachat d’actifs sur les marchés financiers par la FED pratiquement illimité. Les versions ont beaucoup changé à propos de ce plan, mais selon France Culture, ces 2200 milliards seraient sous l’orbite du budget fédéral américain, donc aux frais des contribuables. Seulement, il se peut aussi que le gouvernement fédéral cherche à financer une partie en émettant des obligations qui seraient à un moment ou à un autre rachetées par la FED. C’est quelque chose qu’il faut surveiller de près car cela montrerait qu’il est tout à fait possible de faire financer nos déficits par la BCE, quoi qu’en disent les monétaristes obtus.

On voit aujourd’hui des hommes politiques issus de la droite libérale appeler à une rupture avec les politiques d’austérité. Est-ce qu’il s’agit d’un tournant, d’un changement de paradigme ?

Pas du tout, ils ne font que sauver les meubles en renonçant temporairement à leur dogmatisme. Il vaut mieux pour eux un déficit public de 7% du PIB et sauver les fondements du capitalisme que de tout remettre en question. Mais ne te fais aucun souci, ils ont aussi l’intention de nous faire payer les futurs stocks de dette avec de la création de valeur au moyen de notre travail. On va donc fournir des heures de travail, créer de la richesse, qui va se retrouver dans les mains des créanciers. Il est vrai qu’une partie de ces créanciers sont des fonds de pension. On les utilise souvent comme excuse pour dire « vous voyez, c’est de votre épargne qu’il s’agit » et ainsi tenter de créer un groupe d’intérêt commun avec le petit retraité américain ou français et l’investisseur baleine sans drapeau. Je réponds : jetez à la poubelle ce système meurtrier de retraites par capitalisation et revenez à une véritable répartition qui ferait partie d’une sécurité sociale intégrale.

Explosion du chômage, creusement des inégalités d’accès aux soins ou au logement, frustration des parties du prolétariat en première ligne face à la crise à peine payées en applaudissements et en primes minuscules… A quoi ressemblera la crise sociale qui vient ?

Je suis très pessimiste. Tous les ingrédients sont réunis pour une catastrophe majeure. Le monde sort de la crise de 1929 avec la Seconde Guerre Mondiale. Pas avant. On a un monde multipolaire, un équilibre des puissances possible, ce qui favorise les chances de conflit majeur. Le chômage explose, la pauvreté aussi, c’est le cocktail parfait pour la montée de l’extrême droite. Il faut remercier la particulière nullité du RN car s’ils savaient profiter de la situation ils feraient bien mieux que 20%. Et comment relancer la machine sans compromettre les fondements du capitalisme ?

Finalement, quels pourraient être les débouchés politiques d’une telle situation en France ? On voit notamment des figures de la gauche « souverainiste » tels que Jean-Luc Mélenchon ou Arnaud Montebourg revenir en force

Pour le moment aucun des deux n’a annoncé sa candidature. Ils tâtent le terrain, entament les pré-négociations et mesurent le rapport de forces dans le champ politique.

J’enchaîne par rapport à la réponse précédente : L’autre option est d’enrayer ce scénario catastrophe avec la victoire de partis en mesure de mettre en place un programme radical d’écologie populaire, collectiviste et planificateur dans les grandes puissances industrielles. L’échéance de 2022 en France est cruciale. Je sais que beaucoup de lecteurs du Poing ne croient absolument pas au système partisan. J’ai été longtemps abstentionniste moi aussi. Mais je pense que nos croyances sont bousculées par la radicalité du contexte. On n’empêche pas un mouvement destructeur au niveau mondial uniquement avec des initiatives locales. Les ouvriers autogérés argentins l’ont bien compris, et c’est pour ça qu’ils soutiennent le gouvernement populaire actuel -avec des réserves bien entendu, ils le font dans le cadre d’une stratégie de classe- face à l’alternative néolibérale qui les a plongés dans la crise depuis 2016. Il faut prendre le pouvoir à tous les niveaux. De la ZAD à l’Elysée, d’une usine autogérée à Matignon. Je pense que seule une communauté organisée autour de principes de justice sociale et économique peut se rendre forte face aux défis qui menacent de la détruire. On pourra me rétorquer que la seule chose de vraie, c’est la grève générale révolutionnaire. Peut-être, mais avec un taux de chômage qui va réellement exploser en France et un taux de pauvreté qui va probablement dépasser les seuils historiques, le camp du travail, ou le camp populaire si l’on veut n’a pas les réserves nécessaires pour tenir. Ensuite se poserait la question de la prise du pouvoir institutionnel et de ce qu’il se passerait juste après. Et c’est un autre débat encore.

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