Didier Gadea, syndicaliste du Modef : « Il faut encourager les gens à se joindre à la lutte agricole »

Le Poing Publié le 31 janvier 2024 à 09:27 (mis à jour le 31 janvier 2024 à 09:37)
Le 26 janvier, lors de la mobilisation des agriculteurs, des ballots de paille et des palettes ont été brulés devant la préfecture de l'Hérault. (Image d'illustration "Le Poing")

L’agriculture traverse des défis économiques et sociaux sans précédent, les voix se lèvent pour témoigner des réalités souvent méconnues du grand public. Didier Gaeda, agriculteur engagé au sein du Mouvement de Défense des Exploitants Familiaux, apporte un éclairage sur les enjeux auxquels sont confrontées les petites entreprises agricoles aujourd’hui. Pour lui, les mobilisations agricoles en cours dévoilent les causes profondes du mécontentement et le besoin urgent de régulation des prix pour assurer une juste rémunération des producteurs tout en préservant le pouvoir d’achat des consommateurs

Le Poing :Pouvez-vous nous parler des défis spécifiques auxquels sont confrontées les petites entreprises agricoles dans le contexte actuel ?

Didier Gadea : La plus grande difficulté réside dans le manque de revenus, car les prix ne parviennent guère à couvrir les coûts de production. De plus, les petites unités ne peuvent pas compenser ces pertes avec les aides de la Politique agricole commune, (PAC) ou d’autres formes d’aides auxquelles elles n’ont pas accès, ni par le biais de la fiscalité. Nous sommes ainsi doublement pénalisés par les crises économiques et l’inflation des intrants, notamment des fournitures nécessaires à la production.

Pouvez-vous nous décrire les causes de la mobilisation ?

Le ras-le-bol est palpable, notamment chez les éleveurs bovins, et la situation a basculé lorsque les barrages ont été irrigués. Il y a tant de désillusion et de tristesse qui se sont emparés de nous. La première cause de cette détresse est le prix trop bas des produits. Par exemple, les pommes bio en AOP sont achetées à 20 centimes le kilo alors que les frais s’élèvent à 50 centimes. La viande est actuellement vendue à prix coûtant, et même le vin connaît de grandes difficultés. “Castel nous tue” [Castel est un négociant dans le secteur viticole, ndlr] s’exclament certains. Une autre cause, plus symbolique mais non moins importante, est le mépris de classe subi de la part des politiques et même des représentants des chambres agricoles. Il y a aussi l’abandon des services publics dans les zones rurales.

Quels exemples concrets de réussite ou d’impact avez-vous observés dans le cadre de cette mobilisation, et quelles leçons peuvent être tirées de ces expériences ?

L’aspect le plus positif dans cette histoire est que la revendication de garantie de revenus, qui était considérée comme ultra-radicale, est de plus en plus prise en compte. Il est désormais clair que le “juste prix” ne peut pas être entièrement garanti par les seuls mécanismes du marché. Le mouvement agricole a compris que la régulation des prix est au cœur du débat agricole. il y aura un avant et un après.

Malheureusement, les manœuvres pré-électorales viennent parfois brouiller les cartes. Mais dans le monde agricole, la pyramide des âges des agriculteurs nous montre que nous sommes en voie d’extinction. Si la régulation des prix n’est pas mise en place, nos modes de vie risque de disparaître. Les gens prennent conscience qu’ils sont les derniers détenteurs de cet héritage et qu’ils en portent la responsabilité.

Quel rôle jouent les normes environnementales dans le débat actuel sur l’agriculture, et comment éviter que ce débat nous détourne des questions plus fondamentales ? Comment percevez-vous la rhétorique de la “dérégulation des normes” et son impact sur le mouvement agricole, comment selon vous visibiliser les véritables racines du problème ?

Il y a deux populations : une agricole qui comprend les enjeux des normes et les consommateurs qui ne comprennent pas ces enjeux. la Fnsea et les politiques de gauche comme de droite en profitent pour jeter la confusion.

Il y a des normes qui pèsent et qui ne servent à rien. Il y a des normes, notamment dans l’élevage, qui embêtent davantage ceux qui pratiquent l’élevage en plein air que ceux qui ont des fermes-usines. On nous embête pour des détails et des normes qui changent chaque année. Tout cela décourage les petits agriculteurs. Les éleveurs de veaux sont hyper surveillés, on se fait démolir la baraque au nom de la traçabilité. C’est un fardeau financier et un stress constant avec un contrôle quotidien des services, et ils se font massacrer. Le plus gros acheteur de viande, Bigard, le mec de la marque Charal et le monsieur monopole des abattoirs qui avait dit “Vas te faire voir je ne viens pas” à Le Foll, a l’époque ministre de l’agriculture, s’assoient sur les normes. Lactalis, c’est pareil, les scandales, ils les digèrent, et toi, on te saoule avec la traçabilité. D’accord pour la traçabilité, mais cela ne doit pas être une arme contre les producteurs. Ils ont tué 25 millions de canards et ont demandé de les tuer étouffés dans les bâtiments. Certains éleveurs ont pété un câble et développé des problèmes psychiques.

Les autres normes concernent ce qui est mis en place pour protéger les agriculteurs et les ouvriers agricoles, comme les appellations d’origine contrôlée, le bio, et toutes les stratégies de valorisation de nos produits, ainsi que le code du travail.

La FNSEA et la Coordination Rurale utilisent le discours du ras-le-bol des normes, mais elles veulent la destruction du droit du travail des ouvriers agricoles, tout ce qui peut entraver le marché et la concurrence. Leurs dirigeants disent “il faut se battre sur les marchés mondiaux”. Il ne faut pas tomber dans ces bêtises. L’agriculteur lambda, quand il dit “j’en ai plein le cul des normes”, n’a pas le même intérêt que le PDG du groupe Avril qui pèse 9 milliards d’euros, gros businessman et chef de la FNSEA.

Je ne veux pas faire le vieux, mais à l’époque, les mouvements populaires avaient un point de vue sur le monde agricole, l’alliance ouvrière-paysanne. Avec le tournant libéral à l’époque de Mitterrand, toute la réflexion sur le monde rural, l’agriculture et les questions de la paysannerie de manière économique et politique ont changé. Avec le tournant libéral, les mouvements de gauche ne savent plus parler au monde rural et agricole sauf par le prisme de l’écologie. Ils ne proposent plus d’alliance, c’est des politiques qui viennent nous expliquer ce qu’est la vie et comment travailler et quoi penser. Ce n’est pas possible. Moi, je ne suis pas agriculteur pour être riche, mais pour être libre. Il n’y a pas de politicien qui va m’imposer ses rêveries. La première coopérative viticole à Maraussan en 1901 avait écrit à l’entrée “vignerons libres”, et ils vendaient leur vin à une coopérative ouvrière de consommation, les négociants allaient se faire voir ! C’est ça l’alliance ouvrière-paysanne, ce n’est pas un politicien qui vient nous raconter la vie. La terre du midi rouge de l’Aude c est fini, pourquoi ? Ce n’est pas née avec une génération spontanée de nouveau gens ? C’est quoi la responsabilité de la gauche dans ces territoires ?

Pour beaucoup avec l’inflation, manger devient de plus en plus cher. Quels sont les enjeux pour une régulation des prix rémunérateurs pour l’agriculture et pas chère pour les consommateurs ?

Le seul enjeu derrière les mots “régulation des prix” est l’encadrement, la diminution des marges des grands acteurs du négoce, de la spéculation de l’agro-industrie et des supermarchés. Il est courant de constater que le prix payé au producteur se multiplie par 10 avant d’arriver au consommateur.

Depuis la Révolution française, le prix du pain était régulé. Le Front populaire avait mis en place des offices par filière. Ils contrôlaient le prix du grain, de la farine et des céréales. Ils achetaient directement à un prix garanti pour les paysans, ce qui a permis à leurs revenus de se multiplier par trois sans que le prix du pain n’augmente.

La tricherie réside dans le discours qui prétend que les marges de l’agro-industrie sont faibles, ou les absurdités que Leclerc raconte sur sa prétendue lutte pour le pouvoir d’achat, ou encore que “heureusement on a la PAC”. C’est faux, l’agriculture n’a jamais été aussi mal rémunérée et la nourriture n’a jamais été aussi chère.

Les Leclerc pleurent sur leurs marges, “ouin ouin, on ne fait pas de marge”. C’est vrai que les grandes surfaces de distribution n’ont pas de marge, mais avec leur volume de vente, elles génèrent d’énormes dividendes pour leurs actionnaires. La circulation à flux tendu de leur somme colossale d’argent dans leurs opérations commerciales leur permet un volume plus important d’opérations, et ça se ressent dans les prospères dividendes de ces entreprises.

Quand Castel a débuté, il était un gros négociant de vin à Bordeaux avec les autres. Ils se sont affrontés entre eux, et maintenant ce sont une des grosses familles qui gèrent le marché mondial du vin. Si on ne les régule pas, cela devient mafieux. Ils se livrent une guerre tellement intense pour gagner des parts de marché que lâcher 10 centimes au producteur n’est pas envisageable pour eux.

Comment tisser des alliances dans ce mouvement ?

Les scandales qui touchent les gens concernent principalement l’énergie. Il est nécessaire d’avoir de l’énergie pour produire, et toute spéculation sur celle-ci met tout le monde dans une situation difficile, en commençant par les travailleurs les plus pauvres. L’inflation qui en découle permet aux riches de doubler leur fortune, alors que la misère se répand. Comme pour la nourriture, les marges et les dividendes des fournisseurs d’énergie doivent être régulés, mais tout a été privatisé, c’ est ce qui a aggrave la situation. Différentes organisations professionnelles, comme les taxis, se joignent à la mobilisation concernant l’énergie.

L’appel de la CGT à rejoindre le mouvement partout en France est un pas en avant, et nous encourageons toutes les organisations sociales à en faire de même.

Suite à des communiqués nationaux convergents, il y a des rapprochements entre les organisations du mouvement social. La Confédération Paysanne, la CGT et le MODEF entrent en contact, ce qui marque le début de discussions prometteuses. Organiser des rencontres larges partout dans le département, tant dans les villages que dans les villes, où chacun peut exprimer ses préoccupations et ouvrir la discussion sur les perspectives, peut ouvrir de nouveaux combats et de nouveaux enjeux, ce qui est intéressant.

Fin février, les herbes repoussent, donc c’est le moment de retourner à la ferme et d’aborder les écueils d’immédiateté du type “faut tout brûler”. Il faut être prudent, certes, il y aurait des compétences, des spécialités ou réputations dans le monde viticole. Nous avons maintenant l’occasion de mettre en place des actions larges et sur le long terme et de créer les conditions nécessaires pour mener ce combat, en dépassant la logique des coups ponctuels et spectaculaires.

Dans notre région, les organisations agricoles, c’est principalement la coopération viticole, et la FNSEA y est impliquée. Malheureusement, les dirigeants cherchent à éviter les contacts et refusent tout lien direct avec les gens. Il faut donc travailler en dessous, en établissant des relations réelles.

Il est essentiel d’encourager la population à se joindre à cette lutte. Dans le monde paysan, il faut revenir à l’idée d’alliance et aux fondamentaux. Il faut cesser d’accepter le libéralisme ou ses fausses critiques.

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