La révolte est dans le pré : une colère agricole d’une rare intensité

Le Poing Publié le 16 juillet 2024 à 03:34 (mis à jour le 18 octobre 2024 à 03:36)
A la sortie du métro Porte de Versailles devant l'entrée du 60e salon de l'agriculture à Paris, des panneaux de villages sont installés à l'envers par la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs en signe de protestation, le 1er mars 2024. (Photo de Mathieu Le Coz/ Hans Lucas)

Cet hiver, un puissant mouvement de contestation agricole met en lumière la crise du monde paysan. Révolte populaire, fronde anti-écologique ? Après avoir avoir causé avec des agricul- teur·ices en colère et des acteurs du syndicalisme paysan, Le Poing vous propose un petit retour à froid e ce mouvement détonnant et étonnant

Article initialement paru dans le journal papier numéro 40 du Poing, “Un autre sport est possible” en mars 2023.

A partir d’octobre 2023, les premières actions d’agriculteurs en colère sont organisées parla FNSEA, syndicat majoritaire chez les exploitant·es agricoles (55 % des voix aux dernières élections des Chambres d’agriculture, avec une abstention de 53 % pour le collège des exploitant·es ; 212 000 adhérent·es revendiqués sur environ 400 000 agriculteur·ices). Les Jeunes agriculteurs (JA), proche de la FNSEA, sont aussi d’emblée de la partie. Les panneaux de nombreuses communes rurales sont mis à l’envers, symbole d’un système qui « marche sur la tête ». Une ex-pression parlante et fourre-tout, qui s’impose vite comme un slogan.

Ces premiers fourmillements passent sous les radars, notamment à gauche. Le monde agricole est très hétérogène. La FNSEA, dirigée par Arnaud Rousseau, président du groupe agro-industriel Avril, et à la tête d’une immense exploitation agricole de plus de 700 hectares, vient de connaître une période de conflictualité intense avec le mouvement écologiste et la gauche poli-tique et syndicale, autour de la question des méga-bassines. Championne de la défense des intérêts de l’agro-industrie, la complexité d’une organisation massivement implantée échappe à une gauche qui entretient peu de lien avec le monde paysan.

José, vigneron près de Béziers, est venu manifester le 26 janvier à Montpellier. « Quand t’es dirigeant à la FNSEA, t’as pas le temps de t’occuper de tes cultures. Arnaud Rousseau, c’est pas lui qui travaille la terre, il ne vit pas vraiment nos difficultés », lance-t-il. « On se fait étouffer par la banque, par l’assurance, par tout le monde ! » José est venu manifester avec son père Mathieu, avec qui il travaille sur le domaine familial, sans salarié. Lequel est tout aussi remonté : « Nous, on travaille plus de 70 heures pars emaine, pour moins que le SMIC. »

René, viticulteur rencontré le 1er février lors d’un rassemblement à l’initiative de non syndiqués à Lodève, partage le constat : « Avec les syndicats, il n’y en a que pour la défense des gros. Albert de Monaco est un des plus gros bénéficiaires de la PAC, vous croyez que ça représente notre vie de paysans ? » En effet, 20 % des agriculteur·ices les plus riches touchent 80% du montant de la PAC (Politique Agricole Commune, subventions versées par l’Union européenne).

La mobilisation est très vite investie par de nombreux·ses agriculteur·ices en grande précarité. Le revenu paysan devient une préoccupation majeure. « On est coincés, parce que nos produits sont périssables – si on ne les vend pas, on les perd –, et les industriels ainsi que la grande distribution profitent de cette situation pour nous imposer des prix de vente », s’insurge Didier Gadéa, syndicaliste au Modef (Mouvement de défense des exploitants familiaux), une petite organisation classée à gauche.

La FNSEA, expérimentée à la cogestion avec l’État, s’engouffre, sous la pression de la base, dans des thèmes contestataires qui ne perçaient jusqu’alors pas ses instances nationales. Elle fait sienne la dénonciation de la suppression de la niche fiscale autour du gazole non routier, une mesure pourtant issue de concertations entre ses réseaux et le gouvernement.

Le mouvement puise sa source d’abord dans le sud-ouest, là où le revenu moyen des exploitant·es est le plus faible. Le durcissement de la colère conduit à des occupations d’autoroute, initiées avec le blocage de Carbonne, proposé dans la foulée d’une manifestation à Toulouse par Jérôme Bayle,un agriculteur encarté à la FNSEA, sans responsabilités syndicales, désavouant le positionnement des représentant·es locaux du syndicat.

Dans les chaudes semaines qui suivront, le mouvement se montre très puissant dans l’Aude, le Gard et l’Hérault, y devenant parfois explosif, au sens propre. Dans la nuit du 18 au 19 janvier, à Carcassonne, le bâtiment de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) a explosé. L’attentat a été revendiqué par le Comité régional d’action viticole (Crav), un groupe de vignerons occitans méconnu du grand public malgré une histoire agitée : CRS tué en 1976 dans l’Aude, impôts de Narbonne explosés en 1998, attentat à la bombe contre les locaux du Parti socialiste à Carcassonne en 2013, incendies d’un bâtiment de négociants en vins en 2016 à Béziers ou des locaux de courtiers en vin en 2017….

Fin janvier, un convoi s’élance depuis le Lot-et-Garonne en direction du marché de Rungis, à l’initiative cette fois de la Coordination rurale (syndicat très implanté dans le sud-ouest, aux diverses tendances, dont une partie des cadres est proche de l’extrême-droite, mais qui a pu présenter des listes commune savec la Confédération paysanne), avec une forte participation d’agriculteur·ices non-syndiqué·es. Dans le même temps, FNSEA et JA des grandes plaines céréalières autour de Paris mènent des actions sur les autoroutes au-tour de la capitale. « De gros céréaliers se sont aussi mobilisés », explique Didier Gadéa.
« L’Ukraine, c’est un gros pays producteur qui a perdu ses marchés avec la guerre, et l’Europe et la France se sont dit que pour les soutenir, il fallait acheter leurs produits agricoles. On est face à des prix qui défient toute concurrence, pour les gros comme les petits. »

Samuel Legris, doctorant en sociologie à l’Université de Toulouse qui travaille sur les mouvements sociaux contemporains, replace quant à lui cette crise agricole dans un contexte plus large de luttes au-tour du thème d’un travail qui ne garantie pas de vivre décemment, dans la lignée de l’épisode des gilets jaunes et de la bataille contre la réforme des retraites.

Un mouvement patronal ?

Dès le début de l’intensification du mouvement, à la mi-janvier, le syndicat CGT des bergers et vachers de l’Isère désigne les ouvrier·es agricoles comme les grand·e·s oublié·es. Si certain·es participent aux barrages sur les autoroutes et autres actions, le thème des conditions de travail des travailleur·euses agricoles n’émerge pas vraiment .La CGT bergers déclare être confrontée à un patronat agricole des plus rétrograde, souvent représenté par la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs.

C’est en effet avec les instances nationales et régionales de ces syndicats qu’ont lieu les rares négociations sur leurs conditions de travail. Le syndicat a d’ailleurs appelé à une manifestation le 29 février sur le Salon de l’agriculture, pour y dénoncer « des nuits moyennes de cinq heures pour les berger·es en estives, pour un salaire qui ne dépasse quasiment jamais le SMIC. » Avant de faire part de son inquiétude quant à la teneur des mesures de simplification administrative annoncées par le gouvernement en réponse à la crise, craignant un recul du droit du travail.

Des pratiques d’un autre âges ont dénoncées quant aux droits des salariées dans l’agriculture : problèmes d’accès à l’eau potable pendant les journées de travail, six ouvrier·es morts au travail pendant la saison des vendanges en 2023, etc. Le 25 janvier, un sanglier était pendu et éventré devant les locaux de l’Inspection du Travail d’Agen, le fief de la Coordination rurale, à l’origine de l’action. Mais le mouvement agricole en cours n’a pas explicitement posé de revendications allant dans le sens d’un recul du droit du travail. Et pour cause : une majorité d’exploitant·es n’a recours que très ponctuellement, voire pas du tout, à de la main d’œuvre salariée.

Notons qu’en termes de rapport temps de travail/rémunération,un nombre important d’agriculteur·ices se trouve largement payé en dessous du salaire minimum. Toujours est-il que dans le cadre de négociations qui vont se pour-suivre pendant des mois, avec pour inter-locuteurs au gouvernement des instances nationales de la FNSEA dans lesquelles le grand patronat agricole se retrouve surreprésenté, l’interprétation qui sera faite de la notion de simplification administrative peut inquiéter les salarié·es.

Les normes, un instrument de justice sociale et environnementale ?

La question des normes a beaucoup interrogé sur les perspectives et les revendications du mouvement. Partout, cette sensation d’être écrasé par un excès de réglementation s’est exprimée. Avec parfois des accents anti-écologiques. Pour Didier Gadéa, « les problèmes soulevés autour des normes ne sont pas compris par une population non-agricole. La question des haies est un bon exemple. On peut être méfiants en voyant la FNSEA aux négociations, les haies sont nécessaires à une agriculture durable. Mais le nombre de règlements qui viennent régir cette nécessité des haies est très excessif. […] Les satellites qui nous photographient tous les trois jours pour nous contrôler, ça crée un ras-le-bol des contraintes administratives. Demain matin, on peut avoir quelqu’un qui débarque pour te contrôler et sanctionner avec 3 000 euros de pénalité parce que la haie n’a pas été taillée au bon moment. »

En 2017, la mort de Jérôme Laronze, agriculteur engagé à la Confédération paysanne, abattu par la gendarmerie après s’être déclaré victime d’un véritable harcèlement de différents services, mettait en lumière la pression administrative exercée sur les paysans. La complexité des démarches administratives décourage certains d’avoir recours aux aides prévues.

C’est le cas de René : « Tu passes cinq jours à faire des papiers pour des aides. Ça ne compense pas. Pour-quoi ? T’as perdu cinq jours de travail. » De nombreux manifestant·es dénoncent une multiplication absurde ou anti-sociale des mesures à visée écologiques. Jacques, arboriculteur en retraite, présent au rassemblement lodévois du 1er février, continue à travailler dans ses arbres pour arrondir les fins de mois. « J’ai travaillé toute ma vie sans compter. Là je touche 790 euros par mois. Et je vais devoir arracher des arbres, on nous a interdit le seul produit efficace contre la mouche du cerisier. »

S’ajoutent à cela plusieurs décennies de politiques antisociales, une inflation galopante et des salaires qui stagnent, qui ont rendu le bio peu accessible, au détriment de ses artisan·es. Charles, arboriculteur en bio, se déclare très inquiet : « Ma fille veut reprendre, mais l’entretien coûte très cher, il faut du matériel spécifique, et il y a une mévente en bio qui est énorme. Aujourd’hui on vend la moitié de ce qui est produit au prix du bio, le reste ça passe au prix du conventionnel. »

Bernard, agriculteur sur Villeneuve-les-Béziers, avec plusieurs activités, (vigne, céréales, production de semences) pointe dans la manif montpelliéraine du 26 janvier certaines incohérences : « Des gouvernants et l’Union européenne ont décidé, dans le Green Deal, que d’ici 2030, 25 % des surfaces agricoles doivent être en bio. Au-jourd’hui, en France, c’est 12 %. Et ces 12 %,on n’arrive pas à les vendre. »

Reprise en main par la FNSEA ?

Pris d’une fébrilité palpable à la perspective d’une perte de contrôle des syndicats sur le mouvement agricole, le gouvernement s’est fait assez prolixe sur les propositions de sortie de crise. Aidé en cela par des liens historiques de cogestion de la politique agricole avec la tête de la FNSEA. Dans le package des mesures annoncées, et qui n’ont toujours pas éteint complètement la colère paysanne, de nombreux projets ont fait grincer des dents les associations écologistes, avec notamment la mise en pause du plan de réduction de l’usage des pesticides Écophyto, ou la mise sous tutellede l’Office Français de la Biodiversité.

Selon l’historien du syndicalisme agricole Jean-Philippe Martin, la FNSEA est en position de force au sein de nombreuses institutions qui encadrent le monde agricole, comme le Crédit agricole, ou encore la MSA (la sécurité sociale agricole). Ce qui lui assure une adhésion massive des paysan·nes, sur la base d’une logique du « il vaut mieux en être. »

Partant de là, et alors que la position de cet appareil hégémonique sur les prix d’achat par les intermédiaires de l’agro-alimentaire, et donc sur le revenu paysan, est plus qu’ambiguë, une partie des agriculteur·ices en mouvement voit dans le recul sur certaines normes environnementales coûteuses une opportunité de sortir la tête de l’eau.

Faut-il pour autant en conclure que la FN-SEA a purement et simplement récupéré le mouvement ? Celui-ci n’a-t-il d’autres perspectives que des reculs sur la réglementation écologique ? Après un début de Salon de l’agriculture très mouvementé, et alors que les paysan·nes ont continué de maintenir la pression, le gouvernement a déjà annoncé un retour des prix planchers sur les produits agricoles. Une proposition portée par le Modef depuis de nombreuses années.

Beaucoup de groupes d’agricul-teur·ices non-syndiqué·es poursuivent le mouvement, et de nouvelles élections aux Chambre d’agriculture auront lieu à l’hiver 2025. De quoi rendre la FNSEA particulièrement sensible aux attentes de sa base. « À l’intérieur de la FNSEA, il y a beaucoup de producteurs qui sont sur la ligne du Modef. », rappelle Didier Gadéa.

Julien Servent

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"Pour une Sécurité Sociale de l'Alimentation dans le lodévois", avec Dominique Paturel | Vidéo