Françafrique : Au Sénégal, un pouvoir régénéré sous pression de la rue

Jules Panetier Publié le 5 août 2024 à 17:57
Une cinquantaine de personnes de la communauté sénégalaise de Montpellier ont manifesté en centre-ville le 17 février. (Mathieu Le Coz / Hans Lucas)

Le premier Président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, était, avant l’indépendance, proclamée en 1960, ministre du gouvernement sous Charles de Gaulle. Une situation qui en dit long sur l’intensité du néocolonialisme français. Il est coutume de noter que le Sénégal est l’un des rares pays d’Afrique à n’avoir pas connu de coups d’Etat, mais la françafrique reste au cœur des préoccupations politiques. Dans ce pays  de 20 millions d’habitants où les trois quarts de la population a moins de 35 ans, le taux de chômage dépasse les 20 %, et les traités commerciaux, en particulier avec l’Union européenne (UE) et la France, est largement perçu comme une cause majeure des problématiques sociales. En juin 2023, des manifestations, sévèrement réprimées, éclatent dans tout le pays après l’arrestation d’un opposant politique populaire du parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), Ousmane Sonko. Devenu inéligible, Bassirou Diomaye Faye le remplace comme candidat aux élections présidentielles et, quelques jours après avoir été libéré de prison, est élu en mars 2024 au premier tour avec 54 % des voix face à Amadou Ba, alors Premier ministre de Macky Sall, ce-dernier ayant tenté, en vain, de reporter les élections pour maintenir son camp au pouvoir. Bassirou Diomage Faye, aujourd’hui Président de la République et Ousmane Sonko, Premier ministre, incarnent les espoirs d’une jeunesse désireuse d’en finir avec la corruption et la françafrique. Avec quelles perspectives ? On a posé la question à Thomas Borrel, porte-parole de l’association Survie et co-directeur de l’ouvage collectif L‘Empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique

Article initialement paru dans le journal papier numéro 41 du Poing, consacré aux questions internationales, paru en mai 2024 et toujours disponible sur notre boutique en ligne.

Le Poing : En juin 2023, à moins d’un an des élections présidentielles sénégalaises, l’opposant politique Ousmane Sonko, très populaire, est arrêté pour « corruption de la jeunesse » et des manifestations éclatent dans tous les pays. Les revendications étaient-elles plus larges que son arrestation ?

Thomas Borrel : Ces manifestations éclatent dans un baril de poudre, avec une pression qui monte, une exaspération de la jeunesse, une absence de perspectives. La colère est aussi dirigée contre les influences extérieures, notamment françaises, et d’une manière générale contre les politiques libérales mises en place depuis des décennies, contre les institutions issues des accords de Bretton Woods [accords conclus à l’approche de la fin de la Seconde guerre mondiale par les vainqueurs dessinant l’organisation monétaire mondiale avec la création, entre autre, du Fonds monétaire international (FMI), critiqué pour son rôle néfaste auprès des pays dits « en voie de développement », ndlr]. Il y a une conscience, au sein de la jeunesse sénégalaise, des traités économiques internationaux qui contribuent à la paupérisation de la population [près de 20 % de la population active vit de la pêche et les pêcheurs sénégalais reprochent aux accords passés avec l’UE de permettre aux bateaux étrangers de venir trop près de leurs côtés et de dilapider les ressources en petits poissons, ndlr]. Une partie de cette colère s’est transformée en espoir de changement avec l’émergence du PASTEF, fondé en 2014 par Ousmane Sonko. Ce parti a été considéré à tort ou à raison, comme en capacité d’infléchir la tendance et c’est ce qui explique pourquoi l’arrestation d’Ousmane Sonko a provoqué ces manifestations. Cette colère est aussi dirigée contre la France, perçue comme étant derrière cette tentative d’empêcher un opposant politique cherchant à rompre avec la politique néocoloniale française de se présenter aux élections présidentielles. 

La répression a été féroce, avec plusieurs dizaines de morts, soixante selon Amnesty international, plusieurs centaines de blessés, des coupures d’internet, l’arrestations de journalistes, etc. Quel a été le rôle de la France et de l’UE dans cette répression ?

Les journalistes et les politiques européens et français ont condamné la répression sur le bout des lèvres, en appelant à la retenue, avec des formules diplomatiques extrêmement timorées renvoyant dos-à-dos la violence des manifestants et des policiers. Autant se taire. Des journalistes ont documenté la manière dont du matériel français a été employé par les policiers sénégalais [les fofrces de l’ordre sénégalaises disposent du matériel répressif fabriqué par les entreprises françaises Alsetex, Nobel Sport Sécurité, SAPL et Arquus, qui ne peuvent pas exporter sans autorisation ministérielle, ndlr]. Dans les faits, la France a maintenu une politique de coopération sécuritaire avec les forces répressives sénégalaises qu’elle prétendent condamner.

Quelle a été la relation entre les autorités françaises et Macky Sall, Président du Sénégal de 2012 à 2024 ?

Élu démocratiquement en 2012 comme un rempart à la tentative de son prédécesseur, Abdoulaye Wade, de s’éterniser au pouvoir, et réélu en 2017, Macky Sall était le bon élève de la France, une caution démocratique, l’allié avec lequel François Hollande et Emmanuel Macron aimaient s’afficher pour incarner une rupture avec les pratiques du passé et ces potentats d’Afrique francophone s’accrochant au pouvoir. Le Sénégal a une forte culture démocratique, il n’y a jamais eu de coup d’État. Quand Macky Sall, sentant que l’issue allait être défavorable à son camp, a tenté de reporter, en février 2024, les élections présidentielles, la population ne l’a pas laissé faire et le Conseil constitutionnel l’a censuré. Macky Sall, libéral, allié de la France, ouvert aux géants du pétrole et du gaz, a fini par incarner la vieille politique que les Sénégalais rejettent.

La France a-t-elle pris parti pour Macky Sall contre Ousmane Sonko ?

Pour le gouvernement français il y a avait en effet un intérêt à ce que le camp présidentiel sénégalais conserve le pouvoir même s’il y a eu des pressions amicales mais néanmoins réelles de la part de l’Elysée pour que Macky Sall se comporte comme un allié respectant les règles du jeu démocratique en renonçant à briguer un troisième mandat, ce qu’il annoncera en juillet 2023. Macky Sall a donc désigné son Premier ministre Madou Ba comme son dauphin, et il a été reçu à Paris en décembre 2023 par Elisabeth Borne, qui ne voyait pas de problème à recevoir officiellement un candidat à quelques semaines des élections présidentielles…

Comment situer politiquement Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye ?

Ils ont pris de réels risques pendant des années en dénonçant la corruption et le néocolonialisme. Ils se revendiquent d’un certain panafricanisme [idéologie promouvant l’indépendance du continent africain et l’unité des Africains, où qu’ils soient dans le monde, ndlr], du nationalisme de gauche, ils veulent sortir du franc CFA et se disent prêt à agir seuls s’ils n’ont pas de soutien régional, donc ils se projètent dans une certaine souveraineté nationale. Il y a une volonté de rupture, notamment pour renégocier les contrats pétroliers et gaziers, qui se traduit par le moment par la réalisation d’un audit, c’est-à-dire qu’ils font preuve d’un certain pragmatisme. Ils savent qu’ils ne peuvent pas faire table rase du passé, ils sont tenus par des accords signés par leurs prédécesseurs, par des mécanismes de litiges commerciaux avec les investisseurs, qu’on retrouve dans des traités commerciaux comme le CETA (entre le Canada et l’UE) ou le TAFTA (entre les Etats-Unis et l’UE), et qui pourraient coûter cher au Sénégal. Ils avancent avec prudence, mais l’épisode qui s’ouvre est passionnant et inédit car c’est une pays central pour les intérêts économiques et politiques franco-africains. C’est aussi une vitrne démocratique, avec un renversement époustouflant : le Président était en prison il y a quelques semaines !

Comment vont-ils pouvoir gouverner alors que le PASTEF est minoritaire à l’Assemblée nationale et que les prochaines élections législatives devraient avoir lieu en 2027 ?

La Constitution sénégalaise étant calquée sur la française, le pouvoir exécutif dispose de larges prérogatives et la question de la dissolution de l’Assemblée nationale se pose, donc ils ne devraient pas être bloqués.

Bassirou Diomaye Faye a rencontré fin avril le Président du Conseil européen et les échanges ont été très cordiaux. Veut-il et peut-il vraiment changer les choses ? 

On va voir comment ils vont se comporter vis-à-vis de la France et s’ils vont renégocier la présence de la base militaire française permanente. Le vrai géant, dans l’Afrique de l’Ouest, c’est le Nigeria. Le Sénégal reste dépendant d’acteurs internationaux donc il va falloir en effet falloir arrondir les angles d’un point de vue stratégique, en espérant que cela ne remette pas en cause la motivation de fond sur la rupture. Bassirou Diomaye Faye a aussi parlé de « partenariat gagnant-gagnant » face au Président du Conseil européen, ce qui est une expression extrêmement libérale, issue des accords de Bretton Woods, qui va à l’inverse d’une volonté de changement. On peut comprendre le risque à adopter une position verbale agressive, et cela ne présage pas forcément d’un renoncement au programme. Les Sénégalais seront vigilants.   

Quels sont les intérêts de la France au Sénégal ?

La France est le premier partenaire économique du Sénégal et possède une base militaire de 350 soldats. De nombreuses villes sénégalaises dépendent des approvisionnements des entreprises françaises, ce qui explique pourquoi il n’est pas possible de couper brutalement les ponts. Les militaires français contribuent sur place à la formation et à l’équipement des forces de sécurité. Total Energies est impliqué dans des projets gaziers et pétroliers. Au moment où la France se fait mettre dehors au Mali, au Niger et au Burkina Faso, ce qui est tout à fait inédit, elle a tout intérêt à maintenir son influence au Sénégal. Mais d’autre part, il y a une immense attente des Sénégalais, une pression populaire très forte pour que ça change, avec un enjeu très fort de ne pas décevoir. À chaque émeute, des magasins Auchan et des stations Total Energies sont brûlés. Tout reste ouvert.

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