Vers une nouvelle explosion de colère chez les agriculteurs-trices ?
Alors que les actions d’agriculteurs-trices se multiplient contre les abattages liés à la dermatose nodulaire, une colère plus large semble ressurgir. À la croisée d’une crise sanitaire, d’un modèle agricole fragilisé et des négociations commerciales avec le Mercosur, le monde agricole pourrait-il replonger dans une mobilisation d’ampleur ?
« L’État nous respecte pas, nous non plus. ». Le message affiché sur une banderole accrochée ce vendredi 12 décembre à la grille de la sous-préfecture de Lodève ne laisse que peu de doutes. La colère agricole refait surface.
Des actions dans l’Aude, l’Aveyron et l’Hérault
La Coordination Rurale* de l’Hérault menait une série d’actions dans la petite ville visant les deux entrées du bâtiment officiel et le centre des impôts. En soutien aux éleveurs-euses en Ariège victimes d’abattage de troupeaux ayant contracté la dermatose nodulaire.
À Béziers, deux agriculteurs étaient interpellés suite à l’incendie du portail de la Direction générale des finances publiques (DGFIP), samedi 13 décembre 2025 au matin. Le dispositif de police a été renforcé sur la ville. « Toutes les unités de police BAC, CDI, BST, GSP sont mobilisées et équipées, les brigades en repos sont rappelées », précisent les autorités. Une délégation devait être reçue dans l’après-midi par le préfet de l’Hérault, à Montpellier.
Deux ans après l’intense révolte agricole de l’hiver 2023-2024, cette multiplication des blocages présage-t-elle d’une nouvelle flambée de colère ?
«S’il faut rester jusqu’à la Noël, on le fera»
Les actions se multiplient depuis quelques semaines dans tout le pays contre la gestion de l’épidémie de dermatose nodulaire. Dans la nuit du jeudi 12 au vendredi 13 décembre, des centaines de manifestant-es tentaient d’empêcher la mise à mort d’un troupeau. Une vache y avait été repérée comme contaminée, dans une ferme de Bordes sur Arize en Ariège. Soit le département où les agriculteurs-trices ont le revenu moyen le plus faible, 765 euros mensuels en 2021 selon l’Insee.
D’où d’intenses affrontements avec les forces de l’ordre, déployées par centaines. Ces dernières n’ont pu accéder au troupeau qu’à grand renfort de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclement, avec l’appui de blindés de la gendarmerie. Le rassemblement de soutien avait été appelé par la Coordination Rurale et la Confédération Paysanne**. Avec des appels à soutien du mouvement écologistes Les Soulèvements de la Terre. Des groupes d’extrême droite, comme l’Action française, étaient également présents.
Dans la foulée la Confédération Paysanne lançait ce vendredi 12 décembre un appel à généraliser les blocages. En Ariège, le lendemain, près de 150 agriculteurs-trices coupaient la RN20 qui mène au Pas-de-la-Case en Andorre. Pour un blocage sans limite.
Un blocage est aussi en cours sur l’A64 au niveau de Carbonne, près de Carbonne. «S’il faut rester jusqu’à la Noël, on le fera», promet un jeune ouvrier agricole mobilisé au Figaro. C’est exactement à cet endroit qu’avait commencé le durcissement du mouvement de l’hiver 2023-2024, avec un très long barrage lancé depuis une manifestation toulousaine par un adhérent de la FNSEA***, Jérôme Bayle, fondateur par la suite des « Ultras de l’A64 », dont la liste asyndicale a remporté la chambre d’agriculture de Haute-Garonne en février 2025.
D’autres blocages et manifestations ont eu lieu au Pays Basque, en Aveyron, en Lozère, dans les Bouches-du-Rhône, dans le Doubs…
Un peu avant 18h, toujours ce samedi 13 décembre, le ministère de l’Intérieur recensait 43 actions en cours, rassemblant 2.000 personnes environ. Laurent Nuñez a répété que les forces de l’ordre devaient faire preuve de “souplesse” et de “tact” . Il a également demandé des interventions de la police ou de la gendarmerie en cas de “violences” et “d’exactions”.
Une gestion « plus effrayante que la maladie elle-même »
Le déclencheur de cette agitation est la gestion jugée brutale de la crise sanitaire liée à la dermatose nodulaire. Contacté par Le Poing, Dominique Soulié, de la Confédération Paysanne de l’Hérault, revendique avec son syndicat la fin de la suppression totale des troupeaux dès qu’une ou quelques bêtes sont contaminées, et plaide pour une vaccination élargie sur la base du volontariat. Au niveau national, la Conf’ dénonce une gestion « plus effrayante que la maladie elle-même ».
« On sait que l’abattage systématique ne marche pas, la maladie continue à s’étendre. », défend-il. Pour Jean-Marc Sabatier, chercheur au CNRS, « des mesures alternatives existent, dont l’isolement temporaire des animaux malades ou des traitements symptomatiques combinés. »
Aujourd’hui, quatorze mois sont nécessaires pour regagner le statut «indemne» après le vaccin. « Avant d’être une mesure sanitaire, c’est une mesure économique, pour pouvoir permettre aux exportations de ne pas être bloquées par les normes européennes. », enchaîne Dominique Soulié.
La maladie touche désormais quatre départements en Occitanie, poids lourd de l’élevage en France : les Pyrénées-Orientales, l’Ariège, les Hautes-Pyrénées et la Haute-Garonne, où un cas a été annoncé vendredi.
La Coordination Rurale et le Modef**** portent des revendications semblables à celles de la Confédération Paysanne sur la dermatose. Les trois syndicats se retrouvent ensemble sur les rassemblements.
Le gouvernement craint contamination et blocage des exports
« Pour sauver toute la filière, l’abattage est la seule solution » , a estimé la ministre de l’Agriculture Annie Genevard ce samedi 13 décembre au matin. La ministre met en avant une stratégie qui aurait fait ses preuves en Savoie et Haute-Savoie où la dermatose est apparue en France, en juin. Quant à une vaccination générale, elle s’est dite « ouverte au dialogue […] On va commencer par étendre la zone vaccinale, autour des foyers de contamination ». Les pouvoirs publics craignent une contamination à grande échelle du cheptel français. Ou des difficultés à l’export en cas de vaccination large. La dermatose est non transmissible à l’humain, mais peut entraîner la mort des animaux.
Jacques Guérin, président du conseil national de l’ordre des vétérinaires, estimait auprès de l’AFP que « si le modèle sanitaire français est mis à mal, l’impact pour la totalité des éleveurs sera terrible », dénonçant par ailleurs des « pressions inacceptables » sur les professionnel-les chargé-es par l’État d’abattre des troupeaux.
Annie Genevard devrait échanger prochainement par visioconférence avec des élu-es des zones concernées par les foyers de dermatose.
La FNSEA, alignée sur le gouvernement
La voix dissidente dans le paysage syndical est celle de la FNSEA. Le patron de l’organisation appelle les éleveurs-euses à la « responsabilité » face à la crise, et le syndicat épouse la position du gouvernement, évoquant « un consensus scientifique ».
Idée battue en brèche par Jean-Luc Mélenchon, qui déclarait ce samedi 13 décembre que « des institutions scientifiques et professionnelles estiment qu’on peut faire autrement ».
Une crise qui touche un secteur en grande difficulté
La crise de la dermatose touche un secteur où les revenus sont particulièrement bas. Selon l’INSEE, le revenu agricole moyen était en 2021 de 1 910 euros par mois. Avec d’énormes disparités : « 40% sont de grandes entreprises agricoles et font partie des franges économiques de la bourgeoisie et l’élite agricole, viticole, appartient même aux cercles de la grande bourgeoisie. Mais il y a aussi toute une partie à revenus faibles, voire très faibles, malgré un patrimoine qui les distingue des ouvriers, dont ils sont proches culturellement », expliquait au Monde Gilles Laferte, de l’Inrae, en février 2024. Ce dernier parle de « classe populaire à patrimoine ». Selon l’INSEE, le taux de pauvreté des personnes vivant dans un ménage agricole atteignait 16,2 %, contre 14,4 % pour l’ensemble de la population. Et grimpait jusqu’à 25% pour les éleveurs-euses bovins. Géographiquement parlant, Lucien Bourgeois, économiste spécialiste des questions agricoles, situe les plus grandes difficultés dans le Sud et le Sud-Ouest. Les éleveurs-euses de petits cheptels de vaches allaitantes dans le Massif central ou dans les Pyrénées étant parmi les plus modestes.
Selon le « Portrait des professions en 2022 », publié par l’INSEE le 29 avril 2024, les agriculteurs-trices travaillaient en moyenne plus de 54 heures par semaine. La moitié d’entre eux déclaraient travailler le soir, 1 sur 5 de nuit, et près de 9 sur 10 le week-end.
« La politique agricole du moment c’est de tout détruire »
Cette situation résonne avec une autre crise : celle de la viticulture méditerranéenne. Le 15 novembre, une manifestation réunissait 7000 personnes dans les rues de Béziers.
Les régions viticoles les plus en difficulté (ex-Languedoc-Roussillon, Sud-Ouest, Bordelais) produisent surtout du rouge. « Le rouge ne se vend plus, les gens veulent du blanc et des bulles », expliquait à Reporterre Sophie Bataillard, 48 ans, vigneronne et porte-parole de la Confédération paysanne dans l’Aude.
Le ministère de l’agriculture a annoncé fin novembre une aide de 130 millions d’euros pour financer l’arrachage de vignes.
« La Coordination Rurale de l’Hérault, aux côtés des viticulteurs, a dénoncé l’arrachage imposé, la chute des prix et l’inaction des pouvoirs publics face à la crise. », communiquait la CR 34 quelques jours après la manifestation biterroise. « Les producteurs exigent un véritable plan de sauvegarde de la viticulture, le maintien des droits de plantation et des prix rémunérateurs pour vivre dignement de leur travail. »
« Près de 15 000 emplois vont être supprimés dans les entreprises autour de la viticulture. », s’insurge Didier Gadéa, viticulteur à Montagnac et président du Modef dans l’Hérault. Thomas Puig, représentant des salariés de la filière viticole au conseil spécialisé vin de FranceAgriMer, évoquait lui fin novembre 2025 le chiffre approximatif de 35 000 emplois menacés. « C’est un plan social de la viticulture, qui laissera dans la misère de nombreuses familles et villages. De grands groupes comme des groupements de producteurs-trices, des gros-ses propriétaires, des négociant-es, profitent d’opportunités pour continuer de planter et fournir le marché à des prix toujours plus bas, avec l’aide d’argent public. », constate Didier Gardéa.
Le Modef revendique des prix planchers, fixés et garantis par l’État. Mais aussi l’abandon du plan d’arrachage, et des aides à la plantation de cépages résistants.
« Comme avec les vaches, la politique agricole du moment, c’est de tout détruire. », rebondit Dominique Soulié de la Confédération Paysanne. Son syndicat ne participait pas à la mobilisation du 15 novembre, en désaccord avec les mots d’ordre portés par le syndicat des vignerons, les Jeunes Agriculteurs, les Vignerons Indépendants et la coopération. « On propose 4000 euros par hectares aux viticulteurs-trices pour l’arrachage, mais à côté de ça on donne des primes pour replanter. Sans perspective. Personne n’a envie de travailler sur ce que pourrait être l’agriculture méditerranéenne de demain »
Une décision sur le Mercosur dans quelques jours
Ces choix nationaux s’inscrivent dans un cadre plus large : celui du libre-échange européen. Les États européens doivent se prononcer, entre le 16 et le 19 décembre, sur la signature de l’accord entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay). Pour ce qui pourrait devenir la plus grande zone de libre-échange jamais mise en place par l’UE.
Accord contre lequel les agriculteurs-trices français sont très mobilisé-es, avec une opposition syndicale unanime. La France s’oppose à une signature sans garanties. Parmi les exigences : une clause de réciprocité interdisant l’import de produits traités avec des produits phytosanitaires interdits dans l’Union Européenne.
« On estime que l’alimentation et l’agriculture devraient être sortis des traités de libre-échange », explique Dominique Soulié pour la Confédération Paysanne. « Et celui-ci est d’autant plus problématique qu’on sait bien que les productions d’Amérique du Sud sont faites selon des normes très différentes, très axées agriculture intensive. » La Coordination Rurale de l’Hérault défend quant à elle des traités bilatéraux plus ciblés.
Le texte que les dirigeant-es de l’UE et du Mercosur signeront est en fait un « accord provisoire », qui devra être ratifié par le Parlement européen. Ce processus pourrait être bloqué par deux autres votes parlementaires, qui se tiendront tous deux au cours des premiers mois de 2026.
De quoi intensifier les enjeux d’une contestation agricole.
Depuis l’hiver 2023-2024, la donne a changé
Le mouvement de l’hiver 2023-2024 s’était interrompu après l’appel de la FNSEA à lever les blocages. Depuis, les équilibres syndicaux ont évolué. Lors des élections de 2025 aux Chambres d’agriculture, la FNSEA est restée majoritaire mais a perdu une quinzaine de chambres, au profit notamment de la Coordination Rurale et de la Confédération Paysanne.
Le soutien de la Coordination Rurale à la loi Duplomb a laissé un goût amer à plus d’une personne. Mais ces recompositions rendent l’issue d’un éventuel nouveau mouvement d’ampleur particulièrement imprévisible.
En attendant, la Confédération Paysanne de l’Hérault appelle déjà à une nouvelle action. Le rendez-vous est à 8h, ce dimanche 14 décembre, à l’espace La Cadoule de Vendargues. Objectif : bloquer le rond point d’autoroute entre Vendargues et Baillargues, toute la journée, voir sur plusieurs jours.
*La Coordination Rurale est le second syndicat d’agriculteurs-trices, regroupant des petits et moyens exploitant-es en situation de fragilité sur le marché des filières de l’agro alimentaire. Elle est très critique du syndicat majoritaire, la FNSEA. De plus en plus de ses cadres affichent leur proximité avec l’extrême-droite. Le syndicat tend à radicaliser sa ligne anti-écolo, dans un contexte où le monde paysan se trouve de plus en plus pris en tenaille entre les aspirations écologiques de la société civile et la crise agricole. Non sans nuances. Serge Zaka, docteur et chercheur en agroclimatologie auquel le média écologiste Reporterre consacrait un portrait en mars 2023, est régulièrement l’invité de discussions organisées par des sections locales de la CR. La CR34 et les membres du parti Les Écologistes se retrouvaient en août pour une discussion sur les enjeux agricoles. Avec des points d’accord, en matière de rejet des mégas-bassines, de lutte contre la bétonisation, de distribution des aides de la PAC, dans la foulée d’actions virulentes menées par le syndicat après des propos de Sandrine Rousseau jugés provocateurs « J’en ai rien à péter de la rentabilité des agriculteurs. », avait déclaré cette dernière interrogée à propos de la loi Duplomb visant à réduire les contraintes réglementaires des agriculteurs-trices pour l’usage des pesticides, adoptée le 8 juillet 2025
**Troisième syndicat agricole, classé à gauche, qui organise des petit-es et moyen-nes exploitant-es, avec une bonne proportion d’exploitant-es en reconversion, souvent attiré-es par la très forte identité agro-écologique mise en avant par l’organisation.
***La FNSEA est le principal syndicat agricole, et revendique 212 000 adhérents-es sur 400 000 exploitant-es. Plus 50 000 chez les Jeunes Agriculteurs, son « antichambre » qui regroupe les moins de 35 ans. Les Jeunes Agriculteurs peuvent suivre une ligne autonome. En 2019 ils remportaient la Chambre d’Agriculture de Guadeloupe avec le Modef, contre la FNSEA. En 2025 sa section corse avait envisagé une alliance avec la Coordination Rurale. La FNSEA syndique des exploitant-es de toutes tailles, inséré-es dans les filières agro-alimentaire, mais défend les intérêts des plus gros-ses. Ce qui est très visible dans sa défense d’une attribution des aides de la PAC à l’hectare plutôt qu’à l’exploitant-e. Elle est dirigée par Arnaud Rousseau, à la tête d’une immense exploitation agricole de plus de 700 hectares. L’homme est aussi président du groupe agro-industriel Avril, qui regroupe Lesieur, Puget. Il est actif dans l’alimentation des animaux d’élevage, les agrocarburants ou encore la chimie des huiles et protéines végétales, et président du Conseil d’Administration de Sofiprotéol, qui finance des crédits aux agriculteurs.trices. La FNSEA est une organisation tentaculaire sans équivalent en dehors de l’agriculture. Elle a un contrôle sur une bonne partie de la presse spécialisée. Elle fournit des services à ses adhérent-es, et est présente dans de nombreux organismes encadrant le monde agricole, comme le Crédit Agricole ou la Sécurité Sociale agricole, la MSA. Si bien qu’on peut y adhérer sur une logique d’un « il vaut mieux en être ».
****Le Mouvement de défense des exploitant-es familiaux, ou Modef, classé à gauche, syndique principalement des petit-es agriculteurs-trices, quel que soit leur mode de production. Tout en défendant une transition écologique. Le syndicat est aujourd’hui affaibli, en dehors de quelques bastions comme les Landes, la Martinique ou la Guadeloupe.
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