A Sète, Nîmes et Montpellier, la révolution des “travailleurs de l’art”
L’immense majorité des artistes plasticiens se cognent la grande précarité. Ielles sont de plus en plus nombreux·ses à s’organiser, pour rejeter le vieux mythe du génie solitaire, et penser leur situation en termes de rapports d’exploitation. Une assemblée générale aura lieu mardi 26 novembre à Montpellier
Ça se passe voici quelques semaines, dans une rue discrète à l’arrière de la Sécu à Montpellier. Là se trouve le FRAC, un lieu d’exposition d’art contemporain. Très pointu. Dans les canons du genre, c’est un espace très clean, les murs y sont d’un blanc impeccable, derrière une magnifique porte vitrée. A propos de ce blanc, on parle de White Cube, quand on est branché art contemporain. La boîte blanche. C’est fait pour valoriser au maximum la présentation des œuvres d’art qu’on y accroche. Cet environnement neutre, presque clinique, peut sembler intimidant pour des néophytes.
Le soir dont on parle, il se passe là quelque chose de tout à fait inhabituel. Une trentaine d’artistes de Sète, Nîmes, Montpellier s’y sont réunis. On va y entendre des propos qu’on attendrait plutôt dans un local militant, syndical. Du côté des artistes scéniques (théâtre, danse), qui travaillent dans des projets de groupe, il n’est pas si rare d’observer des cercles de discussion et d’action ; par exemple en défense du statut d’intermittents du spectacle. Tout au contraire, on imagine l’artiste plasticie·nne – le dessinateur, la sculprice, le peintre – enfermé·e en solitaire dans son atelier, voué.e à l’expression de son génie…
Or tout un marché spéculatif – collectionneurs, galeries… – tourne autour de ces artistes et leurs œuvres. De temps à autre, certaines d’entre elles atteignent des cotes astronomiques, qui finissent en Une des médias. Oui mais voilà : pour quelques centaines qui gravitent à cet endroit du système (ielles sont 10 % à capter la moitié des revenus du secteur), 75 % des 180 000 artistes-auteurs de l’Hexagone vivent en dessous du seuil de pauvreté. Et là on s’accroche : le revenu médian tiré de la production artistique est de 1500 euros annuel. On relit : annuel.
La réunion débute par la présentation de ses animateur·ices elleux-mêmes : le mot R.S.A. revient souvent dans l’exposé de ces situations, qui se complètent d’interventions en milieu scolaire, d’animations diverses, et autres métiers purement alimentaires. Or, « il est urgent de sortir les artistes-auteurices de la précarité qui étouffe la création dans notre pays. Il faut leur donner les moyens de travailler librement et sans peur du lendemain, comme devrait pouvoir le faire n’importe quel travailleur » : c’est ce qu’on lit dès les premières lignes de la déclaration qui réunit divers collectifs, syndicats et commission culture du PCF, réclamant une continuité des revenus pour ces artistes. Le système souhaité rappellerait peu ou prou le régime des intermittents du spectacle.
On l’aura remarqué : les mots “travailler”et “travailleur” sont apparus deux fois en trois ou quatre lignes dans cette déclaration. C’est déjà une révolution copernicienne. « Nous produisons de la valeur. Nous faisons vivre tout un ensemble de personnes. Galeristes, directeurs de centres d’art, médiateurs, journalistes, commissaires d’exposition, régisseurs, enseignants de l’art, chercheurs universitaires, c’est toute une économie. Et nous n’en bénéficions quasiment pas du tout. Nous exerçons un métier, mais non, ce ne serait que de la passion pure ».
Description de la précarité statutaire : « Ici nous touchons quelques droits d’auteurs. Et le régime des droits d’auteurs a ceci de particulier que moins tu as de revenus, moins tu as de droits ; et sans aucune ouverture de droits basiques, congés payés, indemnité chômage, etc. Ailleurs nous serons réglés sur facture pour prestation. Difficile d’y faire cadrer tout un tas d’activités. Puis on espèrera une bourse ou une résidence ponctuelle d’artiste – un secteur hyper concurrentiel, où jouent à fond les jeux d’influence et de connivence – et puis on aura un petit contrat ponctuel en CDI ».
Désastre matériel. Ravages psychologiques : « On entretient le mythe de la valeur transcendantale de l’art, où la question du fric serait totalement absente. Si ça ne marche pas pour toi, tu te dis que ton travail n’est pas suffisamment bon ; que c’est de ta faute. Or non ! Tout indique qu’il y a une maltraitance systémique. Dans quelle autre profession, la question de la valeur est-elle écartée ? »
Un autre mythe, celui de la liberté, en prend un coup. Suite de la déclaration nationale commune : « la liberté, qui est au cœur de la création, ne peut exister qu’à l’abri des logiques ultra-concurrentielles qui poussent à reproduire les violences systémiques. Contre l’incertitude des règles du marché, qui conduisent à obéir plutôt qu’à inventer, le rapport de force doit être inversé ». Inverser le rapport de force ? On sent comme une radicalité dans ces analyses.
Mais ces analyses n’ont pas besoin d’un tintamarre de références au panthéon révolutionnaire pour être élaborées. On n’est d’ailleurs pas dans une assemblée gauchiste. Ici, il y a des projections, des documents, des chiffres. C’est méthodique. Ces analyses décapantes ressortent de l’observation de l’actualité des formes d’exploitation – et de domination culturelle – chevillées aux mutations du capitalisme, avec ses industries culturelles, ses imaginaires esthétiques. Il y a beaucoup de grimaces masquées derrière la coolitude de l’art. En écrivant cela, on pense au syndicalisme très neuf, et très combattif, qu’on a pu observer par ailleurs dans le secteur des jeux vidéos. Par exemple.
Dans la salle, il ne manque pas de jeunes, qui sortent des écoles spécialisées, ou qui y sont encore. Ils constatent : « On ne nous y informe pas du tout – à peine une ou deux journées dans tout un cursus – sur la réalité de l’exercice des métiers (et encore moins les droits) qui seront les nôtres ». Ces étudiants ont un syndicat, le Massicot, lui aussi engagé dans ce mouvement. La discussion est décidément passionnante. Ça balance entre l’idée qu’il y a des acquis statutaires et sociaux généraux qui sont bons pour tous, qui sont à défendre, et que les artistes se piègent s’ils se croient à part. De l’autre côté, on se met à parler de l’idée de salaire socialisé universel à vie, rattaché à une personne, et non pas à une tâche.
Justement : « Nos taches d’artistes sont très éparses. En art, à partir de quand va-t-on considérer que tu travailles ? Est-ce que le capitalisme peut supporter une ligne floue dans cette détermination du travail où il doit tous nous capturer ? L’art est vraiment un excellent territoire pour envisager ces questions ». Lesquelles touchent à l’émancipation. Pour l’heure, c’est déjà très stimulant que des artistes, avec leur talent et leur production si singuliers, fassent péter le verrou mental de l’idéalisme, pour se déclarer “travailleurs” et “travailleuses”.
(*) A la suite de la réunion au F.R.AC. relatée dans l’article ci-dessus, le Groupe régional d’artiste-auteurs en lutte (GRAAL 30-34) tiendra sa première assemblée générale le mardi 26 novembre à 18h30 à GlassBox, 13, rue de Belfort, à Montpellier.
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