Frédéric Lordon détricoté pour l’hiver

Jules Panetier Publié le 3 décembre 2021 à 10:25 (mis à jour le 3 décembre 2021 à 10:43)
Portrait de Frédéric Lordon par Thierry Ehrmann

Un professeur montpelliérain de philosophie analyse les thèses de l’une des figures les plus en vue de la gauche radicale. Dans son dernier ouvrage paru, Benoit Bohy-Bunel montre en quoi Frédéric Lordon cultive l’illusion qu’un autre capitalisme est possible, plutôt qu’il n’œuvre à sa destruction 

Frédéric Lordon et Bernard Friot multiplient les réunions publiques, cet automne, en promotion de leur dernier ouvrage publié en commun (“En travail. Conversations sur le Communisme”). Par exemple, le 15 novembre dernier, leurs auditeur.ices garnissaient la grande salle de la Bourse du Travail à Paris. Depuis lors, nombreux.ses sont celleux qui se reportent sur YouTube, à l’écoute de l’intégrale des débats de ce soir-là. C’est dire comment un grand nombre de militants sincères, à la gauche de la gauche, sont aujourd’hui à la recherche d’une direction.

Direction ? Un mot qui est à prendre aux deux sens du terme. D’une part : la direction, comme le cap qu’on se fixe. D’autre part : la direction, comme la figure dirigeante capable de conduire le mouvement. Il y a là deux sens qui soulèvent maintes questions, à approfondir. On le ressent très clairement à l’écoute du dit débat du 15 novembre à la Bourse du Travail.

Sur une durée de deux heures et dix-huit minutes, sont notamment agitées les notions de classe révolutionnaire, ou encore les conditions et les limites d’un soulèvement populaire. Où l’on remarque que pas un instant n’est fait mention du mouvement des Gilets jaunes. Même sans chercher à mythifier ce mouvement, doit-on comprendre que son lot de questions nouvelles risquerait de perturber un certain néo-marxisme, finalement très installé. Ne s’intéressera-t-on qu’à un salariat non précarisé ?

Puis il faudra attendre l’intervention tardive d’un auditeur assez énervé dans la salle, pour se souvenir qu’il n’y a aucun sens à parler du statut que connaissent les travailleurs dans l’Hexagone, sans prendre en compte le contexte de l’impérialisme et de la division internationale du travail. De quoi faire avouer à l’un des deux orateurs que, c’est vrai, il s’est peu intéressé à cette question de l’impérialisme. Une paille ? N’embrassera-t-on qu’une perspective franco-française ?

Notre curiosité intellectuelle ainsi aiguisée, se trouve alors galvanisée par la lecture d’un tout autre ouvrage. Son titre sonne clair : “Contre Lordon.” De quoi secouer les débats. Voilà l’essentiel, pour qui cherche sa direction (aux deux sens du terme). L’auteur de “Contre Lordon.” est le professeur montpelliérain de philosophie Benoît Bohy-Bunel. Il a déjà enrichi ses lecteurs récents d’une critique aiguisée du capitalisme spectaculaires. A Montpellier des cercles élargis ont bénéficié de l’éclairage de ses cafés philo au Barricade et sur le net.

Aujourd’hui, le sous-titre de “Contre Lordon.” précise : “Anticapitalisme tronqué et spinozisme dans l’oeuvre de Frédéric Lordon”. La référence à Spinoza peut surprendre le néophyte. Ou pas tant. Ce philosophe du XVIIe siècle est aujourd’hui omniprésent dans les approches de vulgarisation philosophique ; où on lui fera dire, au demeurant, tout et son contraire.

Plus sérieusement, la référence à Spinoza est au fondement des réflexions de Frédéric Lordon. Elle traverse donc tout l’ouvrage de Benoit Bohy-Bunel, puisque celui-ci conduit une analyse critique, extrêmement approfondie, des thèses élaborées par la figure intellectuelle montante de la gauche radicale. Le même lecteur néophyte – y compris l’auteur de ces lignes – risquera de ressentir comme extrêmement exigeante, l’approche, sur plus de cent pages, par Benoît Bohy-Bunel, des “Enjeux théoriques soulevés par le spinozisme lordonien“. Une familiarité préalable avec les thèses de Kant et Hegel, finalement les lectures qu’en conduit Karl Marx, sera à conseiller pour avancer dans cette vivifiante forêt de concepts qui, poursuivant Spinoza, irriguent notre modernité.

Mais il sera déjà très bien de comprendre qu’il y a donc des spinozismes, et non un seul ; et que Bony-Buhel considère le spinozisme de Lordon par trop décontextualisé. Ce qui se joue à ce stade, est une erreur qui consistera à assigner la valeur à la circulation de la marchandise. Cela alors que c’est au stade même de la production qu’il faut aller traquer les spécificités du capitalisme. Le grand chapitre suivant dialogue en s’appuyant sur les commentaires de Marx, aiguisés par Robert Kurz, ou Georg Lukács, entre autres. De quoi actualiser ces questions, sous le titre interrogatif “Maintenir l’État et le capitalisme ?” ; ce dont est accusée la logique de Lordon en définitive. 

Benoît Bony-Buhel n’a de cesse de revenir sur le grand principe lordonien comme quoi « il ne peut y avoir de collectivité sans institutions ». Cela au point de reconduire la forme-Etat, en somme la considérer comme naturelle. Pareille naturalisation va affecter la perception de l’économie, comme un donné. Or la séparation et la spécialisation de l’économie ont été des produits du capitalisme, historiquement situés.

A ce jour, un angle d’attaque lordonien, également très répandu dans l’altermondialisme et sur les places, commet l’erreur de se focaliser sur les seuls excès de la finance, ou encore le seul néo-libéralisme. C’est là sous-entendre qu’il y aurait bien, quelque part, une économie réelle à protéger. Erreur, puisque finance et néo-libéralisme ne sont pas des excroissances monstrueuses, pathologiques, du capitalisme. Ces formes participent intégralement de sa logique aveugle. Ici, on est en train de résumer à la hache, mais c’est bien l’illusion d’un autre capitalisme possible dont Lordon fraie le chemin, un capitalisme mieux régulé, sans prôner de l’abolir.

Il en va notamment du projet de salaire à vie de son compère Bernard Friot, pour laisser craindre un cadre autoritaire assignataire pesant sur les individus dont toute forme d’activité, de talent, de mouvement, serait donc ressaisie par une notion de valeur. Or, rappelle avec insistance la critique conduite par le penseur montpelliérain, « les catégories de base du capitalisme sont le travail abstrait, la marchandise, la valeur, l’argent. Elles sont absolument destructrices. Leur négation doit être absolue ».

Dit autrement : « Le capitalisme se reproduit à tous les niveaux de la société, en tant que logique automatisée et aveugle, et son dépassement ne signifie pas simplement le remplacement d’une classe profitante par une gestion étatique “plus rationnelle” […] Seule la création de nouvelles formes de vie sociale ne passant plus par la médiation des abstractions fétichisées [qui sont propres au capitalisme] peut conduire à l’émancipation ».

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Benoît Bony-Buhel. “Contre Lordon.” – “Anticapitalisme tronqué et spinozisme dans l’oeuvre de Frédéric Lordon”. Editions “Crise & Critique”. 12€.

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