Le préfet de l’Hérault veut cibler les usagers de drogues pour lutter contre le trafic : une fausse solution ?

Elian Barascud Publié le 17 janvier 2024 à 11:58 (mis à jour le 17 janvier 2024 à 12:43)
François-Xavier LAUCH, nouveau préfet de l'Hérault, lors d'une audition de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire Benalla, le 12 septembre 2018

Dans une conférence de presse du 12 janvier, François-Xavier Lauch, préfet de l’Hérault, a déclaré qu’il allait cibler les consommateurs de drogues pour endiguer le trafic, via des amendes forfaitaires délictuelles. Une solution “inefficace et stigmatisante” pour Yann Bisiou, chercheur montpelliérain à l’université Paul Valéry, spécialiste du droit de la drogue

Le préfet de l’Hérault semble être dans la droite ligne du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin (il a d’ailleurs travaillé dans son cabinet) en matière de politique sur la question de la drogue. Vendredi 12 janvier, François-Xavier Lauch a donné une conférence de presse, durant laquelle il a déclaré “je pars du principe que s’il y a des trafics, c’est parce qu’il a des gens qui achètent de la drogue, d’où notre volonté de développer les amendes forfaitaires délictuelles, également destinées aux primo-délinquants en matière de délits.” (Midi Libre, 13 janvier).

L’amende forfaitaire délictuelle en matière d’usage de stupéfiants a été mise en place le 1er septembre 2020 après une expérimentation dans quelques villes de France. Celle-ci s’inscrit dans le cadre de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice. Son but : faciliter le travail des policiers qui n’ont désormais plus besoin d’emmener la personne contrôlée en garde à vue, responsabiliser et dissuader les consommateurs ainsi que lutter contre les points de deal.  

En pratique, elle peut être délivrée par un gendarme ou un agent de la police nationale à  une personne majeure sur présentation de ses papiers via un procès-verbal électronique  si celle-ci est en possession de petites quantités de cannabis (50 grammes maximum), de cocaïne ou d’ecstasy.  Cette amende, majorée à 450 euros pour un paiement au-delà de 45 jours, est inscrite au casier judiciaire. 

Le Poing a rencontré Yann Bisiou, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université Paul-Valéry, spécialiste du droit de la drogue, pour parler de ce choix politique du préfet de l’Hérault.

Yann Bisiou est maître de conférences à l’université Paul-Valéry, à Montpellier.

Le Poing : Pour vous, est-ce que ces amendes sont un moyen efficace pour lutter contre le trafic de drogues ?

Yann Bisiou : Non, c’est un dispositif inefficace pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’entre la moitié et deux tiers de ces amendes ne sont pas payées selon le ministère de la Justice. J’ai essayé de demander des chiffres au ministère de l’Intérieur, qui a refusé, j’ai donc attaqué Gérald Darmanin à la Commission d’accès aux documents administratifs, il a été condamné, mais il ne me donne pas les chiffres, il y a un vrai omerta là-dessus. De l’autre, il communique beaucoup sur les interpellations, car c’est une mesure qui plaît beaucoup à la police, c’était une demande d’une partie d’entre eux depuis longtemps.

Mais c’est un bide, la police ne peut pas gérer ce contentieux de masse et le système va arriver à saturation, j’estime qu’ils ne peuvent pas dresser plus de 250 000 procès-verbaux par an. Et puis quand le préfet dit “on va courir après les consommateurs”, la police n’est pas présente pour traiter autre chose, comme les violences ou la prévention de la consommation chez les mineurs, qui est complétement passé sous les radars car cette amende ne s’applique qu’aux majeurs.

Ce que le gouvernement n’a pas compris, c’est que l’effet  dissuasif n’est pas lié à la simplification de la sanction, mais à l’automatisation de la  constatation de l’infraction. C’est ce qu’il s’est passé avec les délits routiers et les radars.  Le radar permet de constater l’infraction de façon automatique et donc de renforcer en  effet l’effectivité de la répression. Quand on s’approche d’un radar, on freine pour ne pas prendre une amende. Je ne pense pas que  l’amende forfaitaire délictuelle soit une solution, car il n’y a pas de radar à pétards comme  pour les délits routiers. Tant qu’il n’y a pas un dispositif qui permet cette automatisation  du fait de la constatation de l’infraction comme avec un radar, ça ne marchera pas. Selon mes calculs, la police sanctionne un joint fumé sur 2 000. Cela peut créer un sentiment d’injustice, du genre “pourquoi moi j’ai été pris et pas mon pote”.

De plus, cette mesure est stigmatisante : selon des statistiques du ministère de l’intérieur, elle touche en très grande majorité les usagers de cannabis, car les usagers de cocaïne ou de MDMA consomment moins dans l’espace public, et cette amende concerne la consommation dans l’espace public. Et encore, chez les usagers de cannabis, les chiffres montrent que la majorité des amendes concernent les jeunes hommes de 18 à 25 ans issus des quartiers populaires, qui fument dehors, comme dans les squares, par exemple. C’est dangereux, car depuis Nicolas Sarkozy, on est confronté à une police du chiffre et de la statistique, et ça donne aux policiers un sentiment d’autorité de plus (illusoire, car ces amendes ne sont pas payées) dans les banlieues.

Certains observateurs soulignent le fait que ces amendes précarisent des populations déjà précaires, qu’en pensez-vous ?

Y. B. : Ma collègue Virginie Gautron, de l’Université de Nantes, a travaillé là-dessus. Selon elle, comme ce sont toujours les mêmes qui sont ciblés et qu’ils ne paient pas les amendes, certains ont des dettes fiscales qui peuvent monter jusqu’à 30 000 euros !

Cibler les consommateurs pour endiguer le trafic n’est donc pas la solution, comme le prétend le préfet de l’Hérault ?

Y. B. : En plus d’être inefficace, c’est mensonger. Ce n’est pas le consommateur qui crée le trafic, c’est l’interdit. Je suis pour une légalisation sous monopole d’État pour sortir le cannabis du marché, où les recettes de la vente seraient réinvesties dans des politiques de prévention, avec un droit à l’auto-production pour éviter la contrebande et que l’État en fasse une vache à lait fiscale comme avec le tabac. On a vu dans des pays qui ont légalisé le cannabis que ça supprimait 90 % des revenus liés au trafic, comme au Canada par exemple.

D’ailleurs au Canada, ça a eu comme effet de faire baisser les consommations d’autres drogues, avec une baisse de 20 % pour l’alcool. Comme le produit est légal et doublé d’une politique de prévention, la consommation baisse chez les plus jeunes, et augmente de manière récréative et festive chez les plus vieux, qui au lieu de boire en soirée, fument occasionnellement, ça devient une drogue d’adulte.

Si on légalise, que faire pour les gens pour qui cette économie de survie est une source de revenus ?

Y. B. : (Il se met à rire). On m’a posé la même question quand j’ai été auditionné par le Sénat à propos de mes travaux, on m’a dit “Mais comment on va faire pour les cités ?”. D’un point de vue moral, quand on est en charge de la gestion d’un pays, on ne peut pas avoir pour ambition de laisser des gens dans l’illégalité.

Concrètement, on peut s’inspirer de ce qui a été fait ailleurs : dans certains États des États-Unis qui ont légalisé le cannabis, comme l’État de New-York ou le Colorado, il y a eu des politiques de discriminations positives pour réinsérer d’anciens dealers en leur donnant des licences de vente de cannabis, avec une formation et un accompagnement, afin qu’ils fassent ça de manière légale.

Propos recueillis par Elian Barascud

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