L’incroyable son de Montpellier contre la Loi Sécurité

Le Poing Publié le 30 avril 2021 à 15:37 (mis à jour le 30 avril 2021 à 15:49)
A Montpellier, les teufeurs sont présents dans les manifestations contre la Loi Sécurité Globale depuis le 16 janvier. Crédit photo : Eléa Voltarine

Le ralliement durable des jeunes des free parties au mouvement social contre les lois liberticides ne s’est pas produit dans toutes les villes. Cette originalité montpelliéraine démolit quelques idées reçues. Et les teufeurs seront encore du 1er mai.

Forcément. Le 17 avril dernier, après des mois de mobilisation – également quelques vives dissensions – la manif contre la Loi de Sécurité globale, un texte alors déjà adopté à l’Assemblée, n’aura pas été le cortège le plus percutant qu’on ait connu dans les rues de Montpellier. Pourtant, tout à la fin, vers 13 heures sous les fenêtres de la Préfecture, une grande acclamation de joie s’élève de la foule. C’est le seul vrai moment de ferveur.

Et pourquoi donc ? Parce que des dizaines d’exemplaires du n°34 du Poing tiré sur papier, juste sorti des presses, est alors distribué ? Non, ça n’est pas ça. L’explosion salue l’annonce du prochain rendez-vous manifestant : celui du 1er mai. Plus précisément, ce sont les jeunes teufeurs qui donnent de la voix. Ce samedi, ils étaient carrément largement majoritaires dans le rassemblement. Et les voilà trop contents à l’idée de battre à nouveau le pavé, fût-ce pour l’événement le plus traditionnel du mouvement syndical, qui pourrait leur sembler tellement éloigné.

Enfin bref, eux ne sont pas du tout fatigués. Leur présence en nombre, on l’a découverte le 16 janvier, lors de l’incroyable manif qui partit des Halles de La Paillade, pour se terminer sur l’Esplanade. Ce fut l’une des plus impressionnantes manifestations impulsées par le Collectif Danger Loi Sécurité globale. Celui-ci fédère des dizaines d’entités militantes montpelliéraines, autour de deux pôles principaux : la Ligue des Droits de l’Homme d’une part, la corporation des journalistes d’autre part, ces derniers très inquiets de l’un des articles du projet de loi qui vise à restreindre de manière drastique la liberté de prises de vue en manif (et donc l’info sur les violences policières).

Mais un autre appel a été lancé ce même jour, sur le plan national. Le collectif Maskarade regroupe de longues dates des sounds systems techno. Il s’agit de rester solidaires, dans ce milieu rompu aux descentes policières et aux saisies de matériel, qui se soldent par des pertes de milliers d’euros, dans une économie extrêmement fragile et alternative. Pour le coup, il s’agit de réagir au délire répressif qui s’abat sur les organisateurs de la rave de Lieuron, pour la Saint-Sylvestre en Bretagne. A un moment très creux de l’année, où les médias et les hommes politiques ne savent comment peupler l’agenda de leur vacuité, ils se déchaînent à un niveau jamais atteint. Ils évoquent une possible condamnation à dix années d’incarcération à l’encontre des organisateurs bretons.

En contre-écho, on pourra lire un magnifique appel, sur le site du média Hiya, avec ce genre de phrases : « Nous sommes les affranchis de la République, préférant la chaleur prohibée d’un hangar sombre rempli d’hommes et de femmes, à la pâleur de vos centres commerciaux, autorisés à se remplir de plusieurs milliers d’automates. Si nous devons être en contact avec le virus, ce sera dans une célébration remplie d’amour, plutôt que dans une compulsivité marchande individualiste. Vous détruisez votre jeunesse, et vous étonnez ensuite qu’après une année de privations elle se donne les moyens pour parvenir à une simple fête. Celle-ci était un message revendicatif, puisque la classe dirigeante a décidé de donner à nos bacchanales une apsiration politique. Elle est une insurrection non-violente, belle et solidiaire, face aux épreuves de cette triste année. Balancez-nous en taule, prenez nos sonos, la fête ressurgira toujours car elle est nécessaire aux êtres humains ».

Mais dans la rue, tout ne s’est pas passé comme à Montpellier. Dans certaines villes, le ralliement ne s’est pas fait entre teufeurs et militants, chacun resté butté de son côté. Dans d’autres, ça n’a été qu’un coup, sans durer. Ailleurs encore, les free se sont surtout arrimés aux luttes de la culture, en oubliant la Loi Sécurité. A Montpellier, l’attelage tient depuis plus d’un trimestre, et sept ou huit rassemblements. « Ça nous paraît évident sur le message ; des militants, des écolos, des squatteurs, des fêtards, il y a quantité de manière de subir en fait la même répression, les mêmes abus, le même contrôle, les mêmes violences policières », s’exclament tout de go Léo, Axel, Hugo, 6TMD, Lucas, quand ils expliquent au Poing leur mobilisation.

Ils balayent aussi sèchement les clichés, les idées reçues, les généralités, si on leur demande comment ont pu se rejoindre deux « milieux », aussi différents à l’œil nu, que sont les jeunes des free parties d’une part, les militants rompus aux assemblées, comités et distributions de tract d’autre part. « On n’est pas sur un seul modèle » remarque Hugo. Il faut d’ailleurs nuancer : « Il y a quatre ou cinq sound systems qui se sont impliqués complètement contre la Loi Sécurité, alors qu’on en compte entre vingt et trente sur le secteur Montpellier-Nîmes, pour ne parler que de la techno ».

Tout n’est pas né de Lieuron, comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages : « Le meurtre de Steve par la police le soir de la Fête de la musique à Nantes en 2019 a beaucoup marqué. A l’époque, ça n’a pas donné de grosses manifestations de rue. Mais il y a eu une quantité de soirées free, et même un tecknival entier, placés sous le signe de sa mémoire » se souvient Hugo.

Et si deux “milieux” existent, ils connaissent aussi leurs passerelles : « Il y a tout un brassage entre certains gens des sound systems et certains squats. Et dans les squats, c’est souvent très politisé » témoigne Axel, qui a vécu cela au Casa à Montpellier. Et comment ne pas parler de la fantastique odyssée de la Soucoupe, au nord de la ville : « C’est quand même ce haut lieu des soirées qui a accueilli l’un des plus grands événements des Gilets jaunes » relève-t-on encore, à propos de la quatrième assemblée des assemblées de Gilets jaunes réunie à Montpellier sur le plan national.

Malgré ces prémisses, la fusion n’est pas forcément évidente : « C’est sûr que lorsqu’on est arrivé à notre toute première réunion du collectif, on a pu sentir de la méfiance chez certains » se souvient 6TMD. « Et puis ils ont bien vu qu’on insistait, qu’on venait à chaque fois, véritablement impliqués. On a réfléchi à nos comportements. On a distribué des masques, du gel. On a fait attention au répertoire musical, on a mis du reggae, du rap ». Jean-Marie, actif dans le Collectif au titre de la branche CGT des syndicats de journalistes, remarque : « En fait, ces jeunes ont une énorme expérience dans l’organisation, la technique, les situations pas toujours faciles. Et ils ont leurs propres compétences : quand je mets en ligne une vidéo sur le sujet, j’ai six cents vues. Quand l’un d’eux l’a fait, il a eu dix-sept mille vues »

Des réseaux, des pages Facebook, de l’énergie, et puis aussi du nombre, sont venus de ce côté-là. Non sans réveiller les pires clichés : « [la gauche institutionnelle] ramène des teuffeurs drogués et dépolitisés. Une techno inaudible, des canettes de bière et des crotes de chiens balisent le parcours. Le regard des passants respire le dégoût et le mépris » a-t-on pu lire sur le blog Zones-subversives, dont le titre pourtant dit bien les intentions proclamées.

Dépolitisés ? « Bien sûr qu’on est attirés parce qu’ici il y a du son, et que les fêtes sont devenues très rares » reconnaissent Valentin, Valentine et Solenna, rencontrés en marge de la manif du 17 avril. « Mais la Manif pour tous pourrait avoir le meilleur son, ils ne nous verraient pas. Si on vient là, c’est parce qu’on partage les mêmes valeurs que les gens qui sont ici ! ». Du reste, la puissance du son en manif n’est qu’un filet d’eau en comparaison des cataractes en soirées.

Axel s’estimait être le seul “engagé” de son sound system au départ. « Maintenant je vois bien la différence. Tous les autres se mettent à s’intéresser, se poser des questions ». Léo appuie : « C’est comme partout. La politisation se fait par l’échange, l’expérience, les trucs partagés ». Jusqu’à l’épreuve du feu : dès le 16 janvier, la fin de manif est attaquée, sans aucune raison apparente, tir de LBD de pure agression, par les forces de l’ordre. Sono saisie. Quinze jours plus tard, le préfet pense pouvoir interdire la seule musique électronique, en taxant la manif de free party, sachant trop bien qu’il ne peut interdire la sonorisation en tant que telle en manif. Dans les deux cas, Sophie Mazas, présidente de la Ligue des Droits de l’Homme de l’Hérault intervient derechef, conduit le Procureur à ordonner la restitution du matériel, et contraint les forces de l’ordre à supporter le répertoire musical des sound system.

« Ça a été incroyable ce soutien ! On s’était si souvent senti démunis dans d’autres situations » se réjouit 6TMD. Trop fort. « Défendre nos droits c’est bien. Les connaître et savoir les imposer, c’est encore mieux » ponctue Jean-Marie, le journaliste syndicaliste. Parmi ces centaines de jeunes en mouvement, il a vu « la jeunesse précarisée, celle qui est en détresse matérielle totale » et pas que « la petite bourgeoisie branchée ». L’habit ne faisant pas le moine : « Il y a des intelligences aiguisées derrière des paupières lourdes et des looks égarés ».

Une manif se vit. Ne se regarde pas. C’est pareil en techno. Spectacle désastreux pour qui n’en est pas. Expérience intense de soi dans le corps collectif, pour qui veut y plonger. « Tout un brassage de cultures s’est effectué » apprécie Jean-Marie, de cette rencontre insolite. Quant à Léo, Axel et les autres, ils fourmillent d’idées : « La vraie question politique, c’est comment la fête évolue. Imaginons-la avec aussi des expos, des spectacles, des concerts, des trocs, des recycleries. En fait, il se passe mille choses en free party. Ça n’est pas que de la musique ».

De quoi se sentir outrés, quand ils se font gazer, matraquer, « comme si on était des terroristes ». Des terroristes peut-être pas. Mais des victimes du néo-libéralisme de guerre civile : celui qui ne désigne plus les citoyens actifs comme des opposants, mais directement des ennemis. Hélas, les vieux militants ont appris à s’y faire.

Un film formidable, Zéro Décibel, réalisé à Montpellier par Hugo et Charlie, autour des charges du 16 janvier sur l’Esplanade, révèle comment cette expérience des corps peut être inouïe. 

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