MNA, coupables de ne pas rentrer dans les cases

Le Poing Publié le 9 septembre 2022 à 17:01 (mis à jour le 11 septembre 2022 à 18:05)

Dans l’urgence des confinements, on a vu très bien fonctionner des structures d’accueil qui articulaient forcément dans un même lieu la logique globale d’une prise en charge humaine. Avant retour au refoulement.

Article publié en mars 2022 dans le n°35 du Poing
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« Je vais vous étonner, mais ces MNA que les médias dominants et Éric Zemmour désignent comme les nouveaux barbares lâchés dans nos rues, figurent parmi les victimes de choix de la délinquance », assure Éric*, un travailleur social très habitué à travailler à leurs côtés. Certes, il existe à Montpellier une poignée de quelques dizaines de jeunes errants, qui étaient déjà des enfants des rues, totalement perdus, avant de po- ser le pied de ce côté-ci de la Méditerranée. S’ils se retrouvent ici parqués dans des hôtels miteux, sans suivi ni ressources, on les retrouvera à vivre de larcins et de mauvais coups.

Mais Éric parle de la grande majorité : « isolés, peu susceptibles de porter plainte, comprenant mal notre fonctionnement social et institutionnel, ils seront vite détectés comme cibles de choix pour le racket, le braquage de leur sac, leur téléphone, ou leur deux-roues ». Sans parler du sort des filles, beaucoup plus alarmant, puisqu’il y a aussi quelques filles : « On les voit arriver, mais aussitôt disparaître, probablement attendues, sinon en tout cas repérées très vite, sans doute en réseaux communautaires. On n’ose imaginer ce qui leur arrive. Et personne ne s’en préoccupe » rage encore Éric.

Le chaos de la prise en charge des MNA ne doit pourtant rien à la fatalité. On lui a même connu des contre-exemples. Lors du premier confinement, l’énorme association Coalia, très introduite dans les réseaux d’influence montpelliérains, a pu rafler un marché de mise à l’abri – bien obligée cette fois – de plusieurs dizaines de jeunes qui sans cela auraient échappé, dans les rues, aux obligations de confinement que les autorités s’étaient imposées, y compris pour cette population habituellement reléguée, invisibilisée. Pour blinder le marché, il fallait en faire une opération vitrine. On y mit les moyens nécessaires.

Hormis une grande bagarre inaugurale et mémorable, dans le foyer installé à Palavas-les-Flots – ce qui retint exclusivement l’attention de l’extrême-droite locale relayée par une certaine presse – les résultats furent à la hauteur des moyens engagés : 90% de ces pensionnaires, et pas des mieux engagés, sortis scolarisés, en formation, et suivis en santé. Mais certes, il y avait là à temps plein des soignants, des éducateurs, des instituteurs, des cuisiniers, de la di- rection et de la coordination de projet : c’est ce qui permet de tenir et tisser ensemble tous les fils qui relancent des parcours de vie.

Cela n’a pas duré. Dès les sorties de confinement, les effectifs ont fondu, les niveaux d’intervenants déclassés. Et on en revient aux situations grippées qu’évoque l’association Avec Toit : « Il ne faut pas aller trop vite, ce sont des jeunes à accompagner de A à Z, cet hébergement nécessite une grosse réflexion collective et parfois un suivi psy est même nécessaire. Certains de ces jeunes ont traversé des situations très dures ». Récemment la mairie a proposé un logement, une maison à étages où auraient pu être accueillis des MNA. Une aubaine en apparence, pour une association qui ne fonctionne qu’avec des bénévoles. « Mais on a dit non, car il faudrait aussi mettre sur pied tout l’accompagnement global » explique Jean-Pierre. Un hébergement, même amélioré, n’y suffit pas.

De son côté, Éric rappelle que pour certains, « les traumatismes vécus ont été jusqu’à la torture subie dans les camps libyens ». Le gâchis des structures en place est lamentable, alors qu’il en est sûr, « c’est très particulier aves ces gamins, s’il y a de la confiance établie, et une proposition crédible, ils s’en saisissent, ça marche, le retour sur investissement est excellent, à part le noyau d’échec incompressible, de cinq ou dix pour cent, qu’on constatera avec n’importe quel type de dispositif touchant n’importe quel type de public ».

Claire, autre professionnelle du secteur, se dit en colère : « alors que des petites structures démunies se décarcassent, les grosses associations de gestion sociale se font du beurre sur cette population dont personne ne veut. On fait fonctionner des machines à accueil, là où il faudrait inventer des lieux d’éducation. On trie au départ. On voit des logiques à l’œuvre, sans qu’on sache bien s’il s’agit de politiques concertées, ou de solides réflexes de ségrégation : les anglophones sont ostracisés, à un moment il fallait rejeter les Bengalis parce que l’existence de filières avait été établie. Il y a des mises au placard. J’ai quand même entendu un policier, un représentant de l’État, dire à haute voix : “Qui a eu l’idée de rassembler quarante singes à cet endroit ?” Côté employés, c’est tellement éprouvant et décourageant qu’on se retrouve avec les moins qualifiés, les moins compétents, ceux qu’on planque ».

N’y aurait-il que des explications morales à ces situations aberrantes ? Ni Éric, ni Claire ne le pensent : « En fait, ni le département, ni l’État ne souhaitent qu’une politique en direction des mineurs isolés donne de bons résultats. On n’en veut pas politiquement. Il faut que ça échoue. Du reste, ça alimente les effectifs des livreurs à deux-roues surexploités ; il y en a besoin économiquement ». Certes, le Département gère, as usual, le volet qui ne pose pas trop de problème au roulement conforme de son institution. Il a même fait des efforts reconnus pour accompagner de jeunes mineurs ayant atteint leurs dix-huit ans, jusqu’à ce qu’ils soient pleinement cadrés dans une vie autonome. Après tout, leur accompagnement jusque-là n’ayant pas rien coûté, il y aurait de la perte sur investissement à les laisser tomber.

Hormis ce, pour Claire ou Éric, la question est que ces mineurs isolés sont l’incarnation d’un monde inévitablement en mouvement, qui « nécessite absolument que nous nous bougions nous-mêmes ». Or pour l’État, gestion sociale incluse, la logique de fond est au pire celle de l’exclusion de ceux qui font problème, au mieux celle du contrôle et de la normalisation, « où tout doit rentrer dans des cases pré-établies, correspondre à des normes de gestion, des catégories et des budgets ».

Signe le plus flagrant : les éducateurs reçoivent officiellement interdiction d’entrer en contact, ou diriger des MNA qu’ils aident, vers les associations militantes de terrain, plus agiles, pleines d’abnégation, oui mais enclines à contester certaines règles, sinon en défendre d’autres lorsqu’elles sont bafouées. Bref : sauvegarder et élargir le domaine des droits, en favorisant l’autonomie, qui va avec. Impensable !

*Prénoms modifiés


Parrainages : relier ce que l’État s’acharne à cloisonner

Les mineurs isolés ont le génie de nous en apprendre beaucoup sur nous-mêmes ; du moins si on s’ouvre à eux, comme le font leurs parrains et marraines français·es.

Olivier se décrit comme quelqu’un de simple, « ouvrier, péri-urbain, dans la normalité, mais se posant beaucoup de questions ». Des réponses, ce Nîmois en aura trouvé en devenant parrain de Mohamed, un mineur non accompagné, via le réseau Ados-sans-frontière. Non sans peur au départ, mais finalement mû par « le besoin de fraternité ». Il y avait « un nœud à faire sauter dans [sa] vie ». Bilan : « J’ai cessé de vivre en ne regardant pas les choses. La fréquentation de Mohamed m’a ouvert tout un monde. J’ai fait l’expérience de l’altérité. Le plus étonnant est qu’il m’a mieux fait découvrir ma propre société française, alors qu’il n’a qu’un an et demi de différence avec mon fils ». Il faut dire que Mohamed a bien de la trempe, aujourd’hui épanoui dans son métier de cuisinier, en s’étant découvert capable de préparer des plats solidaires pour un foyer entier ; mais aussi avoir fait son deuil d’une carrière de musicien africain, tel qu’il l’a essayé à son arrivée en France. La description de sa détresse de mineur isolé, confiné presqu’une année à l’hôtel, tranche avec sa détermination actuelle dans l’animation d’une association d’anciens MNA apportant leur aide aux nouveaux.

« Olivier m’a donné confiance, m’a accompagné partout, m’a fait comprendre que tout ne tombe pas rôti parce qu’on est arrivé en France. Il faut savoir comment les choses marchent, apprendre à s’exprimer, se présenter, comment côtoyer les autres, comprendre leurs attentes. Au foyer, on fait partie d’une même communauté. Or toute la question est de s’autonomiser et c’est Olivier qui l’a permis. Maintenant, je me sens à l’aise, je me sens nîmois ». Le parrain résume alors : « Le Conseil départemental remplit une fonction, avec des stocks et des flux, qui contingentent. Nous on est dans l’humain et dans l’individuel, en retissant du lien ». Alors qu’il était le premier entremetteur, le Conseil départemental du Gard a rompu tout lien avec Ados-sans-frontière, depuis qu’il a intégré la pression bruyante du Rassemblement national dans son logiciel. Mais il n’est pas sûr que cette rupture soit néfaste ; tant la gestion administrative, fût-elle à vocation sociale, s’est éloignée de la réalité mouvante dont atteste la présence de MNA parmi nous.

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