Mouvement des retraites : grosses manifs, faibles assemblées. Comment l’expliquer ?
Le mouvement social contre la réforme des retraites entamé au mois de janvier 2023 ne manque pas d’atouts. Il se caractérise pourtant par une faible participation aux assemblées générales (AG). Analyse.
Article publié en avril 2023 dans le n°32 du Poing
Des assemblées de secteur faibles
Depuis le mois de janvier des millions de personnes gonflent les cortèges contre la réforme des retraites. Malgré la difficulté à les étendre durablement et l’usure du temps passé sans salaire, les grèves sont importantes. Les blocages et manifs sauvages, parfois émeutières, se multiplient depuis le mois de mars. Avec un soutien populaire d’une importance rare. « Pourtant les AG de secteur ne brassent pas beaucoup chez nous », constate Robert*, cheminot à Béziers. « Si les taux de grévistes ont pu être un peu moins forts chez nous que par le passé, la présence en assemblée a reculé de manière plus nette encore. »
À la SNCF, les derniers mouvements, surinvestis par les cheminots, ont pesé. Comme le renouvellement en cours des pratiques syndicales. Les contrôleurs, qui assurent la sécurisation des départs, ont un pouvoir bloquant important, mais ils sont peu présents sur la lutte en ce moment. Ils ont mené une grève extrasyndicale pour des primes en décembre 2022, source importante de conflits entre salarié·e·s du fait du refus d’une partie de la base de suivre les syndicats et de faire une trêve pour les fêtes de fin d’année.
La désaffection des AG s’observe dans d’autres secteurs : « Chez nous il y eu des tentatives d’AG, vite abandonnées vu le nombre de participants », témoigne Clothilde*, infirmière au CHU de Montpellier et syndiquée à la CGT. Le constat est le même partout depuis le début du mouvement social : déjà à la mi-février, une instit’ s’étonnait de la fréquentation des AG de l’Éducation nationale, avec à peine quelques dizaines de mobilisé·e·s, y compris sur les jours de grève nationale les plus suivies. Contre près de trois-cents en 2003.
L’AG des travailleuses et travailleurs sociaux montpelliérain·e·s du 7 mars est l’exception parmi les salarié·e·s, avec une percée à une centaine de participant·e·s en lutte. Cette dynamique ne s’est pas maintenue, les palabres retournant vite à leurs dimensions habituelles, de l’ordre de quelques dizaines de personnes. Alors que la participation aux cortèges du secteur s’étoffait de la présence marquée d’étudiant·e·s de l’Institut Régional du Travail Social.
Reste l’assemblée étudiante de la fac de lettres Paul Valéry, qui après des semaines de mobilisation a réussi à fixer dans le temps une participation massive aux AG de lutte.
« Les gens se disent que la stratégie de l’intersyndicale ne se prête pas à une victoire, ça les décourage de s’investir », explique Robert.
« Moins d’AG interpro qu’en 2010, 2016 ou même 2019 »
L’insatisfaction envers les directions syndicales, pendant des luttes fortes a des traductions : coordinations extrasyndicales de grévistes, boom des AG interprofessionnelles censées coordonner les secteurs en lutte à la base.
Sur Montpellier, il y a eu des tentatives de réunir les grévistes au-delà des AG de secteur. Plus tardives que d’habitude, avec une première interpro menée à Paul Valéry le 13 mars. Après une seconde édition la semaine suivante, l’initiative semble abandonnée.
« On a eu la sensation d’atteindre un plafond de verre assez vite, dans le nombre de secteurs représentés. La plupart de ces secteurs étaient déjà connectés avant la première AG : les cheminots venaient souvent sur le campus, les autres secteurs représentés se retrouvaient régulièrement sur des actions. Malgré une présence collective sur les piquets de grève, l’AG interpro n’a pas réussi à drainer d’autres salarié·e·s mobilisé·e·s sur la ville, comme les travailleur·ses de la TAM, de Nicollin, ou de l’énergie. Un faible investissement dans l’orga, accentué par la fonte des taux de grévistes au quotidien, a découragé. Le bilan n’est pas nul, à défaut d’une direction locale et démocratique pour le mouvement, les liens entre participant·e·s se sont resserrés, on a pu organiser une belle soirée de soutien à la grève le 6 avril », témoigne Esther*, une étudiante investie dans l’organisation des AG interpro sur la ville.
Même constat partout sur le territoire français. « Cette année, on voit moins d’AG interpro qu’en 2010, 2016 ou même 2019 » constate Simon Duteuil, codélégué général de l’Union Syndicale Solidaires. « Il faudra qu’on comprenne pourquoi. Les appels de l’intersyndicale ont-ils donné de la confiance ? Les gens se sont-ils dits qu’il n’y avait pas besoin de venir discuter des manières de déborder ? Est-ce que c’est un renforcement de l’individualisme ? L’oubli qu’il faut agir collectivement pour gagner ? ».
Pourtant, 60% des français·e·s déclaraient début mars être favorables à un durcissement du mouvement social, et 18% des français·e·s et 25% des soutiens au mouvement social déclaraient fin mars soutenir l’usage de la violence en manifestation face à un pouvoir sourd et aveugle. L’intersyndicale arrive néanmoins à générer efficacement un consensus, un lieu commun de la lutte contre la réforme des retraites. Avec une unité syndicale rare sur le rejet de l’âge de départ à 64 ans. Unité moins contraignante qu’à l’habitude : même Solidaires se sent libre d’avancer sur les stratégies de lutte qui lui sont propres, sans se voir menacé d’exclusion par les pans les plus modérés de l’intersyndicale ; si les condamnations de certains modes de lutte, comme les cortèges de têtes, existent chez les directions syndicales, elles sont moins fortes que les années précédentes.
Des limites similaires du côté des assemblées autonomes
D’autres types d’assemblées ont vu le jour. D’inspiration plus « autonome » ou « gilet jaune », elles ont souvent pour point commun le constat suivant : si la grève reste un instrument fondamental de la lutte des classes, les plans qui misent trop sur sa centralité seraient voués à l’échec. En cause : multiplication des contrats de travail courts et précaires, très exposés à la répression patronale, inflation importante pesant lourdement sur les petits salaires, etc. La grève dans le privé, notamment dans les PME, est faible. Une culture de la grève ne se construit pas en quelques semaines, et les projets de massification des arrêts de travail ne se situent pas sur la même temporalité que la lutte sur les retraites.
Le moment gilet jaune n’a-t-il pas été, au-delà des questions autour de la précarité, l’émergence sur le devant de la scène sociale d’autres pans des classes ouvrières et populaires, moins aptes à se reconnaître dans le récit (et les méthodes) des luttes des classes forgées au fil des combats historiques dans la grande industrie, les services publics, les administrations d’État ?
Sur la ville, c’est l’assemblée « Montpellier contre la vie chère » qui s’est le plus rapprochée de cette logique. Barrages filtrants, tractages, blocages de sites jugés moteurs dans l’économie locale : cette AG est un acteur parmi d’autres de la lutte, aux côtés des groupes sectoriels. Avec pour souci d’avancer d’autres raisons de se mettre en mouvement que la seule réforme des retraites.
L’expérience peut servir de test aux anti-syndicalistes les plus primaires. Malgré des pics de participation honorable, avec plusieurs palabres à plus d’une centaine de participant·e·s, elle semble soumise aux même limites que les autres démarches d’assemblées.
Se débarrasser des bureaucraties syndicales et du corporatisme ne fait pas office de solution miracle, après des décennies d’habitudes prises dans la défaite des mouvements sociaux. Le constat semble plus ou moins partagé dans d’autres villes proches dotées de leurs assemblées autonomes, comme Alès, Toulouse, ou encore sur le bassin de Thau.
Sera-t-il suffisant de reconnecter la lutte sociale à la notion de victoire ? Ou faut-il réinventer les formes de nos luttes ?
*Prénoms modifiés
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