Soulèvement au Kurdistan turc : « accroître la pression pour une paix juste »

Le Poing Publié le 1 décembre 2024 à 17:49
La manifestation du 22 novembre à Dersim a viré à l'affrontement avec les forces de l'ordre. Photo du canal telegram JugendInfo

Le régime du président turc Erdogan a encore remplacé six maires kurdes et d’opposition par des administrateurs en novembre. D’importantes manifestations et émeutes ont lieu dans le sud-est du pays, tandis qu’une nouvelle vague de répression frappe la gauche pro-kurde.

Mardi 4 novembre, trois nouveaux maires de villes à majorité kurde ont été démis de leurs fonctions et remplacés par des administrateurs de l’État turc. La raison ? Gülistan Sörük, élue à la mairie de Batman, Ahmet Türk, maire de Mardin, et Mehmet Karaliyan, conseiller municipal de Halfeti, sont membres du DEM Parti [NDLR : Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples, gauche pro-kurde].

L’AKP du président Erdogan [NDLR : Parti de la justice et du développement, nationaliste et islamiste, qui gouverne avec le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême-droite] se justifie par des enquêtes en cours pour « appartenance à une organisation terroriste », pour des liens supposés avec le PKK [NDLR : Parti des Travailleurs du Kurdistan, formation politique de la gauche révolutionnaire qui milite pour un projet de confédéralisme démocratique alliant affirmation des droits et de la culture du peuple kurde, cohabitation entre les différentes communautés, démocratie directe, émancipation des femmes et économie communaliste, en conflit armé avec l’État turc depuis 1984 et sur la liste des organisations terroristes des USA et de l’UE.]

Cevdet Konak co-maire de Dersim et autre membre du Dem Parti, a également été remplacé le 22 novembre pour les même raisons, après avoir été condamné le 20 novembre à six ans et trois mois de prison. Pour de nombreux organismes (Conseil de l’Europe, ONU, ONGs) l’indépendance de la justice n’est pas assurée par le régime turc, en particulier depuis la tentative de coup d’État de 2016. L’ avocat de Cevdet Konak s’est dit consterné par ce verdict prononcé après une procédure engagée dix ans auparavant, soulignant que le dossier d’accusation de son client s’appuie principalement sur la participation de M. Konak a des funérailles de membres du PKK, ainsi qu’à des excursions.

Le 26 novembre, la chercheuse retraitée Peri Pamir a été condamnée à cinq ans de prison avec sursis après publication d’un article du Guardian sur Anna Campbell, militante britannique tuée en combattant Daesh avec les forces kurdes dans la ville assiégée d’Afrin, au Rojava (partie du Kurdistan au nord de la Syrie, où le PYD, proche du PKK, applique son projet de confédéralisme démocratique). L’organisation de défense des droits humains Freedom House rappelle que plus de 9000 personnes ont été arrêtées en 2023 pour des publications sur les réseaux sociaux.

Concernant les suspensions de maires démocratiquement élu.es, le Dem Parti a réagit en évoquant un « coup d’État » du régime Erdogan.

Un soulèvement populaire pour la démocratie et la justice

Depuis les manifestations se succèdent dans tout le sud-est de la Turquie, à majorité kurde, en particulier dans les villes concernées. Des milliers de personnes ont pris la rue très régulièrement, et les manifestant.es mettent en avant des slogans pour le respect de la démocratie en Turquie, des droits et de la culture du peuple kurde, mais aussi contre la vie chère et la marginalisation économique de la population kurde. De durs affrontements avec les forces de l’ordre ont eu lieu. La police utilise des véhicules blindés avec canons à eau, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Dans les provinces de Mardin, Batman et Şanlıurfa, comme à Diyarbakir, tous les rassemblements ont été interdits. Les protestations se sont exportées sur le sol européen, avec une manifestation à Cologne en Allemagne par les organisations de la diaspora, et qui a rassemblé le 16 novembre des milliers de personnes. Si la manifestation de Cologne avait pour mot d’ordre initial la libération d’Abdullah Ocalan, leader du PKK emprisonné depuis 1999, les organisateurs.trices ont vite fait le lien avec la situation explosive au Kurdistan turc, évoquant « une occasion pour accroître dès maintenant la pression de la société civile pour une paix juste au Kurdistan. »

Nouvelle vague de répression

Des centaines de manifestant.es ont été interpellé.es ces dernières semaines. La députée du Dem Parti Ceylan Akça a déclaré sur les réseaux sociaux avoir des témoignages sur l’utilisation de tortures contre des protestataires dans la prison de Batman, et le hashtag #BatmanEmniyetindeİşkenceVar (il y a de la torture au département de police de Batman), devenu viral, dénonce quant à lui les même faits dans des commissariats de la ville.

Entre mardi 26 et mercredi 27 novembre, 231 personnes, ont été arrêtés au cours d’une opération policière menée simultanément dans trente provinces, toujours avec pour prétexte officiel un soutien au terrorisme. Parmi elles, neuf journalistes, plusieurs membres du syndicat des travailleurs des sciences et de l’éducation, la présidente de l’association des femmes journalistes de Mésopotamie, Nimet Tanrıkulu, membre fondateur de l’IDH (association pour les droits humains), des député.es et membres du Dem Parti et des activistes.

Un processus de paix fantoche

Cette nouvelle poussée autoritaire du régime Erdogan accentue la défiance de la gauche kurde envers « la main tendue aux frères kurdes » par le régime depuis deux mois, perçue comme une hypocrisie. Devlet Bahçeli, le leader du MHP se déclarait le 22 octobre en faveur d’un processus de paix, à la condition qu’Abdullah Ocalan vienne annoncer la dissolution du PKK, ce qui suggère à minima une possible levée de son isolement.

Le lendemain une attaque, vite revendiquée par le PKK, faisait cinq morts et vingt blessé.es au QG de Turkish Aerospace Industries (TUSAS), une entreprise publique d’armements dans la périphérie d’Ankara. Le régime a en réponse accentué ses frappes sur le Kurdistan irakien, où trouve refuge la guérilla, et sur le Kurdistan syrien, (Rojava), où est expérimenté le confédéralisme démocratique depuis 2013.

Le régime a déjà brisé les précédentes tentatives de cessez-le-feu prononcées par le PKK depuis le changement stratégique amorcé au tournant du vingt et unième siècle, et semble aujourd’hui en pleine radicalisation antidémocratique.

Pour la journaliste kurde Amina Hussein, citée dans le média Atalayar avant les nouvelles destitution du 22 novembre, « l’attention du monde étant tournée vers les élections américaines et les conflits au Moyen-Orient, Erdogan profite de ce vide pour mettre en œuvre son plan raté d’avril [NDLR : des premières tentatives de limogeage de maires pro-kurdes avaient échouées face à la réaction de la population dans la rue. ] Mais la situation est également différente puisque nous parlons de plusieurs maires limogés ; trois du parti pro-kurde DEM et un d’un autre parti d’opposition ».

Dès le 31 octobre, c’est Ahmet Özer, maire du district d’Ezenyurt à Istanbul et membre du CHP [NDLR : Parti républicain du peuple, formation kémaliste nationaliste et laïque, qui a imposé en Turquie un régime à parti unique entre 1923 et 1945, alliée jusqu’en 2023 à d’autres formations assez hostiles à la reconnaissance et l’autonomie du peuple kurde, mais qui se rapproche récemment de la gauche pro-kurde en se prononçant pour la diversité culturelle et pour de timides réforme démocratiques et sociales] qui était destitué, lui aussi sous le coup d’une enquête anti terroriste. Le 22 novembre, Mustafa Sarigül, maire CHP d’Ovacik était démis de ses fonctions en même temps que Cevdet Konat, après avoir été lui aussi condamné à la même peine par le tribunal de Dersim.

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