Au théâtre du pouvoir des discours | Critique d’une pièce foucaldienne jouée à la faculté Paul Valéry
Le Poing
Publié le 18 décembre 2019 à 14:20 (mis à jour le 19 décembre 2019 à 10:35)
Photo de Marc Domage, transmise par le Théâtre de la Vignette de l'université Paul Valéry (Montpellier)
Vu le mardi 17 décembre au théâtre La Vignette de l’université Paul Valéry de Montpellier, un étonnant solo théâtral (ou de danse ?), faisait
entendre le philosophe Foucault, nous alertant sur le fait qu’un discours est
machine de pouvoir, et en dit souvent plus ou tout autre chose que ce qu’il
prétend énoncer clairement. C’est utile à savoir. Vertigineux à observer.
Michel Foucault (1926-1984) fut
l’un des grands philosophes français de la deuxième moitié du siècle passé. Ses
thèses continuent d’exercer une énorme influence internationale. Elles nourrissent
la pensée critique qui s’attaque aux appareils de domination en tant que tels
(l’école, la prison, la psychiatrie, la famille…) – cela au point d’être
parfois suspectées de faire diversion à l’égard des fondamentaux de
l’affrontement de classes. Le 2 décembre 1970, Foucault prononçait sa leçon
inaugurale au Collège de France, sous l’intitulé L’ordre du discours.
C’est un texte qui réfléchit au
fait que tout discours produit du pouvoir, tandis que des logiques de pouvoir
font pression sur le discours lui-même. Pour un grand nombre de lecteurs du
Poing, les urgences de la période actuelle conduisent à « consommer »
du discours à forte dose. En écouter. En prononcer. Dans ce contexte, il y a
quelque chance d’être moins bête, plus agile, finalement plus efficace, si on
ne gobe pas un discours au premier degré – c’est-à-dire seulement ce qu’il
prétend énoncer clairement (et même en toute sincérité ; la question n’est
pas d’ordre moral).
Il y a ce que dit un discours. Il
y a ce que fait un discours. Et de quoi il est fait. Ça n’est pas tout à fait
pareil. Qui prononce ce discours ? Au nom de quoi ? Depuis quelle
instance ? S’adressant à qui ? Dans quel contexte ? Selon quels
codes ? Véhiculant quelles références ? Présenté comment ?
Travaillé par quelle énergie ? Connecté à quels désirs ? Articulé sur
quel héritage ? Etc. Dans le même ordre d’idées, même une manifestation de
rue peut s’investir en y mettant quantité d’ingrédients qui ne se résument pas
au nombre de manifestants et aux slogans qu’on y crie. Avec plus d’armes à
idées, plus d’angles de vue, plus de lignes de force, il y a plus de chances
d’être gagnant.
Ça n’est sans doute pas un hasard
si l’une des premières des mentions sur Google, permettant d’accéder à L’ordre
du discours est un lien
d’inspiration libertaire. Qui tient à savoir ce que dit Foucault pourra se
reporter à la reproduction intégrale de sa leçon inaugurale, qu’on trouve à
cette adresse. Et c’est donc autre chose, de différent, qu’on est allé capter
en regardant et écoutant Désordre du discours, un spectacle de Fanny de
Chaillé, mardi soir au Théâtre de la Vignette. Soit dit en passant, dirigé sur
la gauche, sis dans l’enceinte du campus de Paul Va, on aurait pu imaginer
qu’une telle représentation soit annulée dans le cadre de la journée d’action
contre la réforme des retraites – voire que le rédacteur de ce compte-rendu qui s’y
trouvait, décide, heu… enfin bon… de la boycotter.
Bref, il y a donc le discours. Et
tout ce qui le travaille. Bonjour les contradictions. Dans ces lignes y
compris. Justement, Fanny de Chaillé remarque que ce grand texte qu’est L’ordre
du discours a été pensé, à l’origine, pour sa transmission orale. Elle y
revient. Elle fait ouvrir un amphithéâtre, comme au temps du professeur
Foucault, et elle confie au comédien Guillaume Bailliart de faire entendre
cette leçon.
Faire entendre. Et bien plus. Il
ne s’agit pas d’imiter le philosophe – hormis une brève séquence, frisant le
burlesque, comme quelques autres, dans ce qui devient donc une pièce de
théâtre. Voire de danse. De danse ? Et bien oui. C’est qu’on entre dans le
vif du sujet : on n’est pas ici en train d’écouter un cours. On reçoit une
proposition artistique. Elle consiste à circuler dans la chair du texte, ses
puissances au travail, ses lignes de force, ses masses, sa matière, ses jeux de
pression, ses architectures vertigineuses, ses écartements, ses travaux de
sape, ses bifurcations, ses embardées, ses divagations, ses courses en avant,
ses prises de rythme, ses branchements, ses changements de niveaux, ses
sédimentations, ses déclinaisons de registres, ses ouvertures, ses clôtures. On
va arrêter là. On pourrait continuer de noircir ainsi toute la page.
Plutôt que de danse, il vaut
mieux parler de chorégraphie : c’est-à-dire une composition générale du
comédien qui invente un rapport à l’espace et au temps (un rapport singulier,
original, qui stimule l’imaginaire). Ainsi Guillaume Bailliart entreprend la
chose d’abord depuis les rangs des spectateurs et spectatrices, c’est-à-dire
assis à un pupitre d’étudiant. Puis il ne cesse de se déplacer pour choisir et
investir des lieux physiques d’énonciation – pourquoi pas dressé debout sur la
chaire magistrale. C’est selon les résonances et les structures du discours.
Sa gestuelle rhétorique est
extrêmement travaillée, amplifiée, plus que celle de n’importe quel
conférencier ou professeur. C’est cette gestuelle qui s’active à la périphérie
du corps, particulièrement par les membres supérieurs. Elle est abondante, très
lisible. On y perçoit un quasi travail de mime conceptuel, avec des bras et des
mains qui s’exclament, se suspendent, méditent, brassent, cernent,
interconnectent, segmentent, articulent, fouillent, composent.
Entendons-nous : il ne
s’agit pas de ces trucs oratoires par lesquels certain·e·s savent manipuler un
auditoire en modulant leur talent d’expressivité. Le travail de Fanny de
Chaillé avec Guillaume Bailliart consiste ici à exhumer, à révéler, et à activer
les puissances du sous-texte, l’intelligence de sa construction, et les effets
qu’il projette. Et cela sous-entend une mise en tension des auditeurs et
auditrices que nous sommes devant l’exercice. Bref, on s’occupe à interpréter,
y compris à enfourcher des significations qui s’échappent en-dehors du champ de
maîtrise de Foucault lui-même. Un discours travaille, un discours prolifère,
s’insinue et déborde.
On vient
de le lire : c’est alors tout un corps qui s’implique – un amas d’affects,
de tensions, de sensibilités – et pas seulement une guirlande de mots qui
s’expose. En ce sens Désordre du discours (le spectacle) poursuit, mais
bouscule aussi L’ordre du discours – si on perçoit ce dernier tel un
texte définitivement fixé sur du papier. D’une certaine façon, Fanny de Chaillé
applique à ce texte les postulats posés par Foucault même. Elle le prend au
mot. À corps. Là, elle défait son ordre. On nous autorisera un raccourci,
certes, en terminant ici sur la figure du black block, quand il met son corps
entier à l’épreuve de ses discours.
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