La convergence des luttes au-delà du slogan | 20 000 manifestant·e·s à Montpellier pour défendre les retraites

Le Poing Publié le 17 décembre 2019 à 18:35 (mis à jour le 17 décembre 2019 à 18:48)
Dans le contexte du mouvement contre la réforme des retraites, Le Poing a publié récemment deux articles (ici et ) qui s’interrogeaient sur la réalité ou la possibilité même d’une convergence des luttes. Les réactions parmi nos lecteurs et nos lectrices nous ont fait mesurer à quel point la question est sensible. Nous donnons suite à ce débat, cette fois en laissant la parole à des manifestant·e·s sollicité·e·s au sein du cortège géant de ce mardi 17 décembre (plus de 20 000 personnes, trois interpellés). Même lorsque certain·e·s mentionnent leurs attaches militantes, chacun·e s’exprime en son nom propre :

Paul-Henri, gilet jaune sur le rond-point de Prés d’Arènes
« Au début, il est clair que les gilets jaunes se sont manifestés avec une vraie défiance pour les systèmes de représentation établis, dont les syndicats. Lesquels les ont regardés en chien de faïence. Puis on a travaillé à établir des contacts. Ça a été assez laborieux. C’est long mais je trouve que nous sommes à un tournant. Les syndicats ont bien vu qu’il y a aussi chez les gilets jaunes quantité de gens qui bossent, pas mal de syndiqués. Maintenant on parvient à des appels communs, j’ai pris la parole en tant que gilet jaune en fin de manif’ syndicale la semaine dernière. Au fond, ce qui est reconnu à demi-mots, c’est le poids considérable de notre mouvement dans la société française, la preuve apportée qu’en se décidant à agir, on parvient à faire bouger des choses. Ça a posé une base pour le mouvement actuel contre les retraites.

Maryline, enseignante, syndiquée FSU
« La convergence supposerait que le privé se mobilise, ce qui reste très minime, et d’ailleurs très difficile, je le vois même dans ma famille. Les gilets jaunes ne représentent quand même qu’un petit noyau. Par exemple, dans mon établissement, ce sont surtout les enseignants qui font grève, alors que les gilets jaunes se retrouvaient parmi les personnels non enseignants, les plus petits salaires. Or à présent, eux ne font pas forcément grève, ça leur est moins facile. »

Valérie, enseignante en collège, non syndiquée
« La convergence, c’est très difficile à mettre en place. Regardez aujourd’hui, c’est la première fois qu’on arrive à être tous ensemble, pour ne parler que des organisations syndicales. Sinon, chaque secteur défend son beefsteak. Il reste énormément à faire, et je ne sais pas comment nous y prendre. Chez les gilets jaunes, il y a des idées, ça n’est pas qu’un apport numérique dans la lutte. L’idée, c’est surtout que tout est lié, et qu’il n’y a pas que les retraites. »

N, agent de sécurité, gilet jaune
« La convergence elle y est, ça se voit à l’œil nu. Mais bon, jeudi, il y a quand même eu à nouveau des insultes : dès que les syndicats nous laissent, on se fait nasser, et ils préfèrent tourner le dos. Il faut qu’on soit tous ensemble, tous pour les intérêts des travailleurs. Je ne vais pas me faire que des amis, mais franchement, ces manifestations sont quand même des intersyndicales, je ne suis pas sûre qu’il faille absolument continuer le rassemblement plus tard à tout prix. Mais nous ne devons pas laisser perdre nos revendications particulières, pour le pouvoir d’achat, pour le mieux-vivre. Quand je vois que les avocats manifestent avec nous, bon, j’en suis bien contente, mais je ne suis vraiment pas sûre d’avoir grand-chose en commun, sur le fond. »

Vivien, médecin interne en réanimation, gréviste
« La convergence des luttes est évidemment nécessaire, si elle signifie qu’on cesse de se battre en surface sur des questions catégorielles, et qu’on s’attaque vraiment aux causes de fond. Mais en pratique, cette convergence n’existe pas. Un grand travail a été fait pour isoler les gens, et faire que chacun reste enfermé dans sa vision de sa propre condition, en craignant de la perdre. Les infirmières envient les médecins, tout en craignant d’être déclassées au rang des aides-soignants. Les attitudes restent très individuelles, et en plus, dans notre branche, la plupart des grévistes se voient assigner des obligations de rester en poste, c’est très démotivant pour la mobilisation. Quant aux gilets jaunes, il faut reconnaître que c’est un mouvement qui a favorisé la politisation de plein de gens qui ne l’étaient pas. »

Laurent, syndicaliste CGT Pôle Emploi
« La question de la convergence est très intéressante. C’est la question de rendre à nouveau visible qu’il y a des vrais intérêts de classe à partager, et non pas du lest à lâcher pour telle ou telle catégorie. Tout l’enjeu est là. Mais c’est encore mou, le problème étant que de grands pans du secteur privé ne sont toujours pas là. Quant aux gilets jaunes, ils ont démarré leur lutte en se pensant fondamentalement nouveaux, et en rejetant les luttes des autres. En revanche, ils ont amené toute une variété de formes d’action qui a bousculé le ronronnement des fonctionnements syndicaux. Mais bon, là où il n’y a pas grève, il n’y a rien qui bloque, et donc ça ne tape pas là où ça fait mal. »

Eva, syndicaliste CGT spectacle
« Aucun problème de convergence avec les gilets jaunes : ils ont toujours dit qu’ils sont dans ce mouvement contre la réforme des retraites. Donc, bienvenue. Pour l’instant, je perçois une convergence des colères, pas encore une convergence des luttes. La convergence des luttes, c’est pas compliqué, c’est la grève générale. Ça n’avance que petit à petit, il faut de la réunion, du débat, de la construction, sans crainte d’élargir les questions, avec les hospitaliers, avec les routiers. Autre vraie question, celle du privé, où le mouvement reste tout petit. Il y a aussi tous les désorganisés, les isolés, six millions de chômeurs, les ubérisés, vous imaginez s’ils étaient là. Mais on ne sait pas comment les rattacher. En tout cas, quiconque lutte est bienvenu. »

Maël, militant France insoumise
« La convergence, ça ne se décrète pas comme un truc abstrait. Ça se construit et aujourd’hui, ça a bien l’air d’être en train de se produire : rare de voir une telle mobilisation ! Avez-vous vu le beau cortège des Nicollin et Urbaser, c’est du privé quand même. Ce qu’on pouvait déplorer c’était le repli chacun pour soi, corps de métier par corps de métier, affiliation syndicale par affiliation syndicale. Moi, je me reconnais dans la CGT, j’en porte le drapeau, même si mon mode de travail précaire ne me permet pas de me syndiquer véritablement. J’ai aussi été gilet jaune dès le 17 novembre, mais à voir les manifestations du samedi, il faut bien admettre qu’il y a un creux de la vague. Les formes de mouvement sont redevenues plus classiques apparemment, mais les gilets jaunes ont quand même mis un formidable coup de pied dans la fourmilière. »

Marie-Pierre, Laurence et Cécile, enseignante, assistante de vie scolaire, directrice d’école (Villeneuve-lès-Maguelone)
« Localement, on converge très facilement. C’est un peu le début, même si on voit là une suite avec Nuit Debout ou les gilets jaunes. Converger, c’est se retrouver entre plusieurs corps de métiers, plusieurs établissements. Mais c’est surtout avoir une vision citoyenne large, se poser tous ensemble la question du type de société qu’on désire. Alors ça implique autant les étudiants, les militants du climat, la question des migrants. [Laurence précise :] comme assistante de vie scolaire, je gagne 700 euros par mois, alors je peux vous dire que je ne me bats pas d’abord pour ma retraite, mais immédiatement pour mon présent ! On a l’impression que c’est en train de s’enclencher : la convergence, c’est à la fois une capacité d’élargir les problèmes, et de les relier entre eux. Quant aux gilets jaunes, l’essentiel, c’est que c’était des gens qu’on avait pas vus, et qui s’y sont mis ! »

Marie-Pierre, Laurence et Cécile
Constant, retraité, militant SUD
« La grande nouveauté de ce mouvement, c’est qu’après les appels incantatoires, ça se met à converger de fait, par nature, parce qu’il se confronte à un pouvoir qui cherche à tout fracasser de ce qui fait tenir la société ensemble, en termes de services, d’attention, de solidarités. Ils ont réussi à soulever une colère comme je n’en avais jamais vu depuis 1968. C’était très perceptible sur les ronds-points. Et en plus, ça a été fabuleux, ces endroits où croiser autant le lumpen-prolétariat que des polytechniciens ! Comment concrétiser cette convergence en termes de lutte ? Une seule étape : la grève générale organisée. Depuis 2014, il se trouve que j’ai pu suivre de très près la situation en Grèce. Le projet Macron, de dévastation néo-libérale, est le même. C’est global. Alors, arrêtons à propos de gilet jaune ou pas : notre camarade actuellement emprisonné à Nîmes, [Roland Veuillet], est à la fois gilet jaune et militant syndical. »

Tom, Gilet jaune « de lutte »
« Il n’y a pas de convergence. Pour une convergence, il faut accepter toutes les formes de manifestation, et pas seulement ce cortège sur un parcours négocié en préfecture, et saucissonné en carrés syndicaux, sans suite, et qui n’a pas de vrai impact. Beaucoup de syndicalistes – pas tous – nous rejettent en tant que gilets jaunes. Ils luttent pour leur propre bannière, pas pour l’intérêt de tous. Moi j’ai été sur le blocage du dépôt de pétrole de Frontignan la semaine dernière. Il y avait les dockers et les cheminots CGT. J’essaie d’aller vers eux pour discuter, mais je vois bien leur défiance. Puis, si quatre bagnoles de police se pointent, ils s’en vont bien au fond et nous laissent seuls en première ligne, alors que même sans vouloir aller à l’affrontement, ils pourraient montrer au moins un refus de s’en aller, par principe, et en soutien. »

Samy, agriculteur, gilet jaune
« La convergence, c’est pas parce qu’on la proclame qu’elle a lieu. C’est toute une question de mouvement de fond dans la société, de liens à créer, en partant d’une conscience des rapports d’exploitation, d’oppression, que les gens nomment plus ou moins. Ce sont vraiment des types de rapport à inventer. Or nous voilà avec un grand renouveau dans les pratiques de lutte, en réaction à des types d’action jugés essoufflés, institutionnels. Après un an de mouvement des gilets jaunes, beaucoup de gens captent bien qu’on ne se bat pas que pour les retraites, et qu’il y a une grande mise à jour à opérer. Au regard de quoi, l’expression ‘‘convergence des luttes’’ c’est du jargon militant qui peut sonner creux. Il y a un horizon qui n’est pas bien défini en termes d’objectifs, mais qui est présent dans les luttes réelles. La convergence, ça ne consiste pas à réunir des chapelles organisationnelles pour signer en commun des appels officiels. »

Gilet jaune porté par Samy
Poup, membre d’Extinction Rébellion
« On tenait une assemblée générale hier soir et la convergence était à nouveau un gros point à l’ordre du jour. C’est une question qui nous touche de près : nombreux sont nos membres qui se mobilisent dans d’autres luttes. Au moins la moitié ont été actifs comme gilets jaunes. De surcroît, l’une de nos thèses de base considère qu’il n’y aura pas de justice écologique sans justice sociale. La question est donc de maintenir un débat très ouvert, de garder la porte ouverte, rester avenant, sans mépris, sans se poser en détenteurs exclusifs de la légitimité. La convergence ? Est-ce le bon mot ? Hier soir, certains préféraient se dire ‘‘solidaires dans les luttes’’… Il y a plein d’actions possibles à imaginer : par exemple un blocage, ça peut concerner et impliquer plein de gens très divers. Mais il faut toujours discuter, se respecter : au blocage de Montélimar, très bien analysé dans Le Poing, des gilets jaunes ont voulu imposer leur seule manière de faire, et ça a fragilisé toute notre stratégie par rapport aux forces de l’ordre. Il faut continuer d’apprendre en commun ; maintenir cet espace. »

Photos : Staein

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