Nouvelle-Calédonie : un équilibre fragile menacé par un projet de réforme électorale

Le Poing Publié le 15 mai 2024 à 20:33
Manifestation contre le dégel du corps électoral au mois d'avril 2024 à Nouméa. Sur la banderole on peut lire : "Non à la colonie de peuplement". Photo du Front de libération kanak et socialiste (FLNKS)

Depuis deux jours maintenant, la Nouvelle-Calédonie s’embrase. Après des semaines  de manifestations importantes des opposant.es et des partisan.es de la réforme constitutionnelle du corps électoral, les indépendantistes, opposé.es à cette mesure, étaient déjà passé.es à la vitesse supérieure depuis plus d’une semaine, avec de nombreux barrages routiers, des grèves importantes et une sévère répression avec de nombreuses arrestations d’indépendantistes.

Depuis la nuit du lundi 13 mai, la situation a viré à l’insurrection sur l’archipel. Des émeutes importantes mobilisent une partie de la jeunesse kanak, avec des dizaines de commerces et d’usines incendiés et pillés, une mutinerie accompagnée de la prise d’otage de gardiens de prison et de violents affrontements entre jeunes indépendantistes, milices loyalistes et forces de l’ordre qui ont conduit en deux nuits à la mort de quatre personnes, dont un gendarme. L’État français a déclaré l’État d’urgence en Nouvelle-Calédonie.

Alors que la réforme du corps électoral a été adoptée par l’Assemblée Nationale ce mardi 14 mai et que le Congrès de Versailles doit maintenant être convoqué pour une modification de la Constitution, le premier ministre Gabriel Attal a annoncé ce mercredi 15 mai qu’une rencontre entre partisan.es et opposant.es à la réforme serait proposée à Paris dans les prochaines heures.

Pour mieux comprendre les enjeux de la situation, Le Poing met en ligne cet article initialement publié dans notre numéro 41 paru début mai.

La Nouvelle-Calédonie, territoire d’outre-mer administré par l’État français situé dans le Pacifique-Sud (à l’est de l’Australie), connaît les plus grandes manifestations de son histoire. Au cœur des débats, un projet de réforme pour dégeler le corps électoral aux élections provinciales (la Nouvelle-Calédonie est découpée en trois provinces). La droite loyaliste à l’État français approuve le projet, tandis que les indépendantistes mènent l’opposition au sein de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT). À Montpellier, la diaspora kanak (le peuple autochtone de la Nouvelle-Calédonie)  est suspendue entre inquiétude et espoir.

Le 13 avril, les indépendantistes et les loyalistes défilaient chacun de leur côté à Nouméa, chef lieu de la Nouvelle-Calédonie. Pour respectivement rejeter et soutenir un projet de dégel du corps électoral pour les élections provinciales. Chaque camp revendique avoir mis entre 30 et 40 000 personnes dans la rue ce jour-là, l’archipel comptant 270 000 habitant.es.

Aujourd’hui, seules les personnes inscrites sur les listes électorales avant 1998, et leurs descendant.es, peuvent élire les membres des assemblées des trois Provinces (ces collectivités exercent les compétences, législatives et exécutives, qui ne relèvent ni de l’État français ni du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, dont les réunions se tiennent en présence du Haut-Commissaire de la République, nommé par Macron, mais qui n’a pas le droit de vote).

Cette organisation figée dans les accords de Nouméa, signés en 1988 sous la pression de la lutte, notamment armée, du mouvement indépendantiste kanak, est aujourd’hui remise en cause. Le Sénat a adopté le 2 avril un projet de loi visant à ouvrir le corps électoral aux personnes résidant en Nouvelle-Calédonie depuis dix ans (en 2030, ceux arrivés en Nouvelle-Calédonie en 2020 pourraient donc voter.) Cette réforme pourrait ajouter entre 25 et 43 000 électeurs.trices supplémentaires aux 150 000 inscrit.es, selon différentes sources, ce qui inquiète les indépendantistes kanak.

Robert Xowie, premier indépendantiste kanak élu au Sénat français, évoque une recolonisation du pays. « Les accords de Nouméa ont constitutionnalisé un corps électoral figé autour des personnes installées ici depuis longtemps, pour contrer la colonisation de peuplement que l’État français a utilisée (voir l’annexe en fin d’article). Aujourd’hui les kanaks, les autochtones, c’est 41% de la population », expliquait-il lors d’une conférence fin avril à Montpellier.

Josef, kanak arrivé depuis dix ans dans le Clapas et vice-président de La Case Calédonienne de Montpellier (LCCM) est éducateur spécialisé dans les quartiers prioritaires de la ville. « Les indépendantistes ont voulu ouvrir le corps électoral aux descendant.es d’européen.nes installé.es depuis longtemps, les Caldoches, les victimes de l’histoire, à partir de 1983, date d’une négociation entre l’État français et les forces politiques kanak», rappelle-t-il fièrement au Poing. « Mais les métropolitain.nes fraîchement débarqué.es vont voter à droite et contre l’indépendance. », analyse Robert Xowie. « Le texte doit être examiné le 13 mai devant l’Assemblée, puis devant le Congrès de Versailles qui réunit Sénat et Assemblée pour qu’une modification de la Constitution soit possible. Le gros des compétences transférées dans le cadre de la décolonisation l’ont été aux provinces. Ces élections servent aussi à élire les membres du Congrès législatif [de la collectivité de Nouvelle-Calédonie], qui eux-mêmes élisent le gouvernement collégial, actuellement à majorité indépendantiste. »

Le gouvernement français renoncera en cas d’accord entre indépendantistes et loyalistes. Pas gagné. « Une partie de la droite loyaliste veut mettre le bordel si le dégel ne passe pas, et c’est une ligne rouge pour les indépendantistes », constate Mina Kherfi, représentante en France de l’Union Syndicale des Travailleurs Kanak et des Exploités (USTKE).

« Comme les douleurs avant l’enfantement »

« Les autres populations océaniennes soutiennent les indépendantistes. », s’enthousiasme Marianne*, originaire de l’île calédonienne d’Ouvéa, installée à Montpellier. « Ces manifestations sont un élan solidaire, il y a même quelques caldoches dans la rue contre le dégel électoral. Mais je reste mitigée. » L’Histoire a son poids. « J’ai grandi entre Ouvéa et Lifou. », raconte Josef. « Parmi les kanaks assassinés dans la grotte de Gossanah, la moitié étaient de ma tribu. Dont les frères de mon grand père. J’étais jeune, mais je me souviens. »

Dans les années 80, le mouvement indépendantiste kanak explose. Un Comité d’occupation des terres récupère 6 000 hectares, le FLNKS [NDLR : coalition de partis indépendantistes] lance un gouvernement provisoire et des écoles kanaks, s’active à l’ONU, une Commune de Thio est proclamée pour trois semaines, les affrontements entre les loyalistes, les indépendantistes, et l’État font des dizaines de victimes.

En 1988 l’occupation d’une gendarmerie sur l’île d’Ouvéa par les indépendantistes dégénère. Trois gendarmes sont tués, d’autres pris en otage. Le 5 mai, le gouvernement français ordonne l’assaut de la grotte de Gossanah où sont retenus les gendarmes. Deux militaires et dix-neuf militants sont tués. Une enquête de la Ligue des Droits de l’Homme conclut qu’au moins quatre d’entre eux ont été exécutés désarmés.

« Si le dégel passe c’est la guerre civile », ajoute Josef. « Ce qui se passe au pays, c’est comme les douleurs avant l’enfantement. Ça va donner quelque chose de bon. », veut croire Lydia, présidente de la LCCM.

« On nous a volé le dernier référendum »

Les accords de Matignon et de Nouméa prévoyaient trois référendums sur l’indépendance, avec une seule réponse favorable suffisante pour franchir le pas. Au premier scrutin, en 2018, le « non » l’emporte à 56,7 % ; au scrutin, en 2020, à 53,3% ; et au troisième en 2021, à 96,5% en raison du boycott des indépendantistes. « L’État devait être impartial. Ils ont pris parti.», se désole Josef.« L’État a produit et diffusé des documents très déséquilibrés sur les avantages et les inconvénients de l’indépendance. ».« On nous a chipé le troisième scrutin alors qu’on allait le gagner, même si les trois grands médias calédoniens sont loyalistes », déplore Lydia. Le troisième scrutin s’est déroulé en plein COVID, les populations mélanésien.nes et océanien.nes ne pouvaient plus accomplir les rites funéraires selon leurs coutumes et les indépendantistes ont demandé un report en raison d’une période deuil prolongée. Mais l’État français a refusé. « Quand les forces politiques indépendantistes ont appelé au boycott j’ai suivi volontiers », fulmine Lydia. Officiellement, pour l’État français, la question de l’indépendance est donc réglée, les accords de Nouméa ne prévoyant pas de quorum pour les référendums.

« Un recours a été déposé devant le Conseil d’État, sans suite», nous informe François Roux, avocat à Montpellier qui a défendu le FLNKS et son leader Jean-Marie Tjibaou dans les années 80. «Il faut aller devant la Cour Internationale de Justice, l’ONU a la Nouvelle-Calédonie sur sa liste de pays à décoloniser. Cette question ne peut dépendre du droit du pays colonisateur. »

De quoi l’indépendance est-elle le nom ?

Kévin, calédonien métisse arrivé à Montpellier pour ses études après le COVID, veut « l’indépendance, mais pour toutes les îles. Qu’on fasse un continent océanique. Chaque île a ses problèmes, mais on peut y remédier ensemble. » Marianne* penche elle pour plus d’autonomie. « L’indépendance ?  Je sais pas… ». Même son de cloche avec Lydia. « Je suis nationaliste, mais on peut travailler en partenariat avec la France, sur des compétences qu’on n’a pas, comme l’armée, pour une protection internationale. »

Dans les Temps Modernes, Jean-Marie Tjibaou déclarait en 1985 : « Pour un petit pays comme le nôtre, l’indépendance, c’est de bien calculer les interdépendances. » « Avec autant de nickel et une position stratégique, le pays peut difficilement éviter l’influence de grandes puissances. », explique au Poing Daniel Guerrier, communiste libertaire longtemps co-président de l’Association d’Information et de Soutien aux Droits du Peuple Kanak (AISDPK). « Les indépendantistes ont plus intérêt à une coopération avec la France plutôt  qu’avec la Chine ou les États-Unis, y compris pour éviter une nouvelle confrontation avec les autres communautés. Des propositions d’État souverain en partenariat avec la France rejoignent le projet avorté d’indépendance-association [NDLR : souveraineté calédonienne avec engagements mutuels avec la France] présenté en 1985 par Pisani, ministre de Mitterrand. »

« 4000 kanak et océanien.nes en bidonville à Nouméa »

Lydia, pendant quinze ans éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse, a bénéficié du dispositif « 400 cadres » mis en place pour favoriser la formation des kanaks en France. « Il faut que les jeunes de retour au pays aient les jobs. », clame-t-elle. « Les postes à responsabilité sont pour les Européens », abonde Kévin. « J’étudie le génie électrique, je veux rapporter ça au pays, faire comme Tjibaou, les avoir avec leurs armes. » « À Nouméa, les inégalités entre européens et kanaks sont visibles. », constate Maurice*, venu en France étudier la sociologie. Mina Kherfi, représentante de l’USTKE en France, est très engagée contre les inégalités. « Quatre-mille kanak et océanien.nes vivent en bidonville à Nouméa. Si certains caldoches qui vivent en brousse de l’agriculture ou des mines ont des difficultés, les français qui arrivent vivent dans les beaux quartiers. »

Crise du nickel

En 1990, Jacques Lafleur, leader et député loyaliste patron de la Société Minière du Sud Pacifique (SMSP), une des entreprises qui exploite le minerai, vend le groupe à la Province Nord, à majorité kanak. Au titre d’un rééquilibrage voulu par les accords de Matignon, qu’il a lui-même signés avec Tjibaou.

Aujourd’hui le gouvernement calédonien tente de freiner un crash social en vue, lié à la crise du nickel, par des mesures saluées par les syndicats mais insuffisantes. Le nickel représente 25% des emplois privés, alors que le taux de pauvreté tourne autour de 20% et monte jusqu’à 55% dans certaines communes kanaks.

L’État propose, avec le soutien des loyalistes, via le pacte nickel, de combler le déficit des trois principaux sites miniers, à hauteur d’environ 1,5 milliard d’euros (la monnaie de la Nouvelle-Calédonie est le franc pacifique), en échange d’une politique d’export du minerai vers l’UE, pour la fabrication de batteries de véhicules électriques. Les indépendantistes sont opposé.es à l’export et soucieux d’éviter un retour sur le transfert de la compétence nickel. Leurs élu.es au Congrès ont lancé une commission spéciale pour étudier la question. « On a pas assez de données publiques sur le nickel », regrette Kévin. « On va sacrifier l’avenir de nos enfants, de nos petits-enfants, pour sauver les milliers emplois menacés ? », se demande Lydia.

« Pour une économie qui nous bénéficie, nous ressemble »

« Quand un parent bosse toute la journée, n’a pas assez d’argent, rentre épuisé, il ne peut pas s’occuper des enfants. Eux s’occupent seuls, et certains se mettent à la délinquance. Ce mode de vie ne me plaît pas. », confie Kévin. « Les prisons ici sont pleines de jeunes kanaks, enfermés pour un rien. Il n’y a pas de magistrats kanaks », constate Mina. Lydia rêve une « économie qui nous bénéficie, qui nous ressemble » « On ne parle pas beaucoup du bénévolat dans le monde mélanésien [NDLR : Fidji, Nouvelle-Calédonie, îles Salomon, Vanuatu, Nouvelle-Guinée], notre culture est basée sur un système de dons et de contre dons, avec moins d’échanges marchands, du troc. », partage Kévin.

Le statut des terres va-t-il changer à moyen terme avec le dégel du corps électoral ? Les terres coutumières appartenant aux tribus ou chefferies kanaks sont actuellement très protégées : on ne peut ni les acheter, ni les vendre. «  La culture kanak accorde énormément d’importance à l’origine, à des lieux où des terres sacrées », explique Daniel Wéa, président du Mouvement des Jeunes Kanaks en France (MJKF). « Ça nous apporte beaucoup d’autonomie alimentaire, on pêche, on chasse, on cultive. », confirme Kévin

« Le FLNKS a beaucoup déçu »

« Le FLNKS a penché l’oreille sur les autres parties. Je m’y reconnais. », se positionne Lydia.

La coalition allait initialement d’un socialisme réformiste à des courants révolutionnaires, marxistes-léninistes ou autogestionnaires. « La composante socialiste s’est affadie avec le temps. », observe Daniel Guerrier. « Je ne m’informe pas par les partis politiques, je préfère les gens qui parlent de leur vie à la radio. », nous apprend Kévin. Marianne* s’intéresse elle au mouvement en cours, mais « pas aux partis. » : « Ils te disent qu’il veulent faire les choses pour le peuple mais finissent par les faire pour eux même. » En 2007 le Parti Travailliste (PT), plus à gauche que le FLNKS, est fondé par une partie des syndicalistes de l’USTKE. Il se veut une courroie de transmission politique pour l’USTKE, notamment en revendiquant l’emploi local et l’accès des kanak à des postes de responsabilité. Mina y milite. « Le FLNKS a beaucoup déçu. Il y a quelques années le PT a lancé le Mouvement nationaliste pour la souveraineté de Kanaky (MNSK), mais ça n’a pas tenu. On voulait montrer des insatisfactions, sur le progrès social, les tensions entre communautés, la préservation de la culture kanak. On était nombreux au dernier Congrès du FLNKS le 23 mars 2024, en tant que membres extérieurs, pour discuter d’une ouverture* du FLNKS à d’autres partis »

Un avenir ouvert

« Quoi qu’il en soit il va y avoir des évolutions », pense Christine*. « Les femmes sont sous silence,  par rapport aux hommes kanak », constate Marianne*. « J’aimerais des évolutions. Elles ont un grand rôle au final, c’est même pour ça qu’on les cache derrière les hommes. Je m’y retrouve en partie, c’est aussi ce qui fait qu’on trouve notre place. » Josef souhaite lui « réadapter tous les aspects de la vie aux kanaks. » « Avec les caldoches, on chasse la même viande, on a le même soleil. J’aimerais qu’on s’unisse malgré nos différences. », exprime Kévin. « C’est possible, il y en a maintenant qui votent avec nous, surtout certains jeunes broussards modestes. » «  Le plus important : arriver à vivre tous ensemble dans l’harmonie. », conclut Christine.*

*Prénoms modifiés

Annexe : l’immigration française contre l’indépendance kanak

Cet extrait d’une circulaire de 1972, de Pierre Messmer, Premier ministre de 1972 à 1974, prouve que l’État français favorise sciemment l’immigration de citoyen.nes français.es métropolitains en Nouvelle-Calédonie pour freiner le mouvement indépendantiste :

« La Nouvelle-Calédonie, colonie de peuplement, bien que vouée à la bigarrure multiraciale, est probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants.

[.. ] La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale, que par une revendication nationaliste des populations autochtones appuyées par quelques alliés éventuels dans d’autres communautés ethniques venant du Pacifique.

À court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer (Réunion) devrait permettre d’éviter ce danger en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés.

À long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire. Il va de soi qu’on n’obtiendra aucun effet démographique à long terme sans immigration systématique de femmes et d’enfants.

Afin de corriger le déséquilibre des sexes dans la population non autochtone, il conviendrait sans doute de faire réserver des emplois aux immigrants dans les entreprises privées. Le principe idéal serait que tout emploi pouvant être occupé par une femme soit réservé aux femmes (secrétariat, commerce, mécanographie).

Sans qu’il soit besoin de textes, l’administration peut y veiller. »

Julien Servent

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