Paris : la longue marche des gilets jaunes

Le Poing Publié le 9 janvier 2023 à 11:56 (mis à jour le 9 janvier 2023 à 15:57)
La manif parisienne des gilets jaunes a rassemblé plus de 3000 personnes ce samedi 7 janvier.

A la veille d’un nouveau mouvement contre la réforme des retraites, plus de 3000 gilets jaunes venus de toute la France ont défilé dans les rues de Paris ce samedi 7 janvier, pendant que des dizaines de rendez-vous plus modestes se tenaient en région. Les principales revendications portaient sur les retraites, la vie chère, l’utilisation des 49.3. Un second rassemblement GJ a connu nettement moins de succès, avec 200 manifestants contre le retrait d’agrément au média complotiste France Soir.

Un début timide et tendu…

Les gilets jaunes avaient fait connaître leur volonté de revenir sur le devant de la scène ce samedi 7 janvier, alors qu’un nouveau mouvement social contre une réforme des retraites contestée par l’ensemble des syndicats est sur le point de voir le jour. On comptait un appel national à venir manifester dans les rues de Paris, et des dizaines de rendez-vous en région. Le tout lancé sans réelle coordination stratégique des groupes qui restent actifs dans toute la France, puisqu’un gilet jaune a commencé à lancer l’idée seul de son côté.

Le rendez-vous parisien était fixé place de Breteuil dès 14h. Pour les plus ponctuels, le début de cette mobilisation avait de quoi inquiéter. Déjà que l’ambition de l’appel national avait été revu à la baisse, puisque celui prévoyait initialement un week-end d’occupation de la capitale les 7 et 8 janvier, nous voilà à ce stade avec quelques centaines de manifestants seulement. BFM s’en sera tenu là, annonçant en fin de journée la présence de 500 gilets jaunes.

Encadrés comme il se doit, à la parisienne, par un impressionnant dispositif policier, avec des dizaines de camions de gendarmes mobiles et de CRS, et des centaines d’effectifs, LBD au poing, et bien décidés à faire de la mobilisation une nasse, les gilets s’impatientent.

Alors que la manifestation est en bonne et due forme déclarée en préfecture, les flics ne la laissent pas partir immédiatement. Ce qui a le don d’irriter certains, au point que quelques projectiles et un tir de feu d’artifice voleront en direction du cordon policier à l’avant du cortège.

Crédit photo : Serge d’Ignazio

Ces quelques excitations seront vite douchée par quelques salves de gaz lacrymogène, avant que la police ne se décide à sonner le départ. Comme toujours à Paris, les casqués imposent leur rythme au défilé, avec de nombreuses pauses perçues comme arbitraires, alors que le rythme de base est déjà lent. Chacune d’entre elles est l’occasion de nouvelles petites tensions. Aux bousculades provoquées par des coups de boucliers des policiers, répondent des salves de « Flics, violeurs, assassins » scandés par la foule. Les sprays lacrymogène sont utilisés sur plusieurs gilets jaunes.

pour une suite enjouée et plus massive

Mais progressivement, alors que la progression sur le parcours déclaré se fait tant bien que mal, la manifestation enfle. La nasse se distend, devient par moment poreuse alors que les flics paraissent mal à l’aise, cernés de gilets jaunes de toute part. Le gonflement des effectifs se fait assez spectaculaire, jusqu’à ce que plus de 3000 manifestants se réjouissent d’un succès qui n’était pas si évident.

Dans la foule, les références sont toujours aussi diverses. Des pancartes de soignants suspendus pour leur refus de se faire vacciner contre le Covid accusent la NUPES de les avoir lâchés. Les normands du rond-point des Vaches, situé à Saint-Etienne-du-Rouvray, ont sorti de beaux drapeaux imprimés de leurs signes distinctifs. Les dos des gilets jaunes marqués d’inscriptions racontent la lutte, dans toute sa diversité. On y lit des « Frexit », des « Stop Inflation », des appels à la guerre populaire, des invectives bien senties contre Macron, ou encore des petites sentences illustrant la philosophie de combat de chacun. Une manifestante mélange sur son gilet les références au collectif On Paie Que Dalle, qui essaie d’importer le mouvement de refus des factures énergétiques Don’t Pay d’Angleterre, à une passion démesurée pour la religion orthodoxe, le tout relié par un grand visage de Vladimir Poutine.

Une grand panneau prend de l’avance et appelle déjà à un rassemblement « hommage aux gilets jaunes » pour le dimanche 19 mars 2023 à Paris. Certainement pour l’anniversaire du mémorable Ultimatum des gilets jaunes lancé le 16 mars 2019, et qui avait vu la capitale retrouver le goût de l’insurrection populaire. D’autres rappellent l’urgence climatique sur leur pancarte. On croise un militant du collectif Vietnam Dioxine, avec lequel Le Poing a fait un entretien en octobre 2022, bardé de références au procès de Tran To Nga, victime de l’agent orange qui a été déversé en masse pendant la guerre du Vietnam et journaliste franco-vietnamienne de 81 ans, contre les fabricants de l’arme chimique. De nombreux drapeaux palestiniens côtoient quelques drapeaux rouges et quelques drapeaux noirs. La présence du bleu-blanc-rouge est aussi assez marquée, tandis qu’un étendard violet flanqué du nom des trois victimes kurdes de l’attentat de la rue Lafayette en janvier 2013, et auxquelles des dizaines de milliers de personnes ont rendu hommage plus tôt dans Paris, s’est perdu au milieu des gilets jaunes. Le sablier des écolos désobéissants d’Extinction Rébellion est reconnaissable sur quelques bannières. Un manifestant s’est fait son propre patchwork, à base des couleurs de la Palestine, du drapeau national et d’un étendard antifasciste.

La tension est maintenant retombée, permettant à tout le monde de profiter au maximum des rythmes d’une batucada inépuisable, qui n’aura pas cessé un seul instant de battre la cadence pendant les cinq heures que dureront la manif. Autour, on danse, on chante. « Allez allez allez, qu’importent les discours, les gilets jaunes sont là, et ils feront l’histoire ». On y croit encore.

Alors qu’une petite bruine s’installe, un gilet jaune tente coup sur coup toutes les approches, pour établir un contact avec les imperturbables molosses en uniforme qui montent la garde, claquemurés dans le silence, armes mutilantes au poing. « Et alors votre compagnie elle vient d’où, vous débarquez de Metz ?… On a une équipe du feu de Dieu vous trouvez pas ? Mbappé tout ça… »

Arrivés place d’Italie, alors qu’un nouveau stop imposé par la police s’éternise un peu, des militants du journal La Cause du Peuple, drapeaux rouges et gilets jaunes, entonnent un « vive la lutte, armée, de tous les opprimés ». Dans la foulée un homme se met à haranguer la foule au mégaphone : « vous n’obtiendrez rien par la révolution violente, il vous faut vous accepter en tant qu’êtres humains, Dieu est la Loi, Dieu est amour ». Tous les regards sceptiques et les petites piques du cortège ne le décourageront pas.

En arrivant dans des arrondissements plus populaires, le défilé suscite la curiosité sur son passage. Boulevard Vincent Auriol, ils sont décidément nombreux aux fenêtres des barres d’immeuble. Une gamine pousse sa petite voix sur un « Frère Jacques », ravie que la rue la suive au mégaphone. Une famille descend, rejoint la manif, suscite une scène de liesse. On recroise l’incroyable Pierre-Frédéric Ziba, très célèbre parmi les gilets jaunes assidus, qu’on avait aperçu aux quatre coins de la France, et notamment à Montpellier pour la marche des Mutilés pour l’exemple de janvier 2020, et qui aura ce samedi 6 janvier (une fois de plus) traversé tout le sud parisien les mains accrochées à son fauteuil roulant, les pieds traînant sur le bitume, le tout encadré de robocops responsables de la mutilation de dizaines de personnes et des blessures de milliers d’autres.

Tandis qu’on traverse la Seine pour arriver à Bercy, où la dispersion est prévue devant le ministère de l’Économie, les discussions sont au bilan. Plutôt enjoué. Personne ne s’attendait réellement à un raz-de-marée aujourd’hui, et la perspective du mouvement social contre la réforme des retraites écarte les nuages de la crise sociale en cours, d’une ampleur inédite. Chacun regonfle ses voiles, avant de repartir d’où il vient. Un groupe de gilets jaunes de toutes régions, dont des montpelliérains, passeront la soirée attablés au bistrot, à faire des plans pour le grand retour des luttes sociales tant espéré.

Une seconde manif moins suivie contre le retrait d’agrément au média France Soir en simultané

Une autre manif, nettement moins suivie, a eu lieu au même moment à Paris, à l’appel du collectif Vigimédia, fondé entre autres par une donatrice de Dieudonné et un participant à la ZAD d’extrême-droite de l’église Sainte-Rita de Paris, et qui se revendique gilet jaune. Celle-ci visait à protester contre la décision de retirer l’agrément de la Commission Paritaire des Publications et Agences de Presse au média devenu complotiste France Soir, anciennement issu de la Résistance et de plus en plus proche de l’extrême-droite. Elle était elle aussi déclarée en préfecture, et a rassemblé 200 personnes entre les locaux de France Soir d’où un départ avait lieu à 14h30 et ceux du journal Le Monde, assimilé par les organisateurs à un organe de propagande.

Xavier Azalbert, repreneur de France Soir depuis 2016 et directeur de la publication, est intervenu au début de l’événement sur le thème de la liberté de la presse.

Entrepreneur approchant la soixantaine, mathématicien et économiste de formation, Xavier Azalbert a fait ses armes chez McKinsey, le grand cabinet de conseil épinglé pour avoir été rincé régulièrement par la Macronie. Puis a créé ou repris des entreprises dans la banque en ligne, le BTP, la dépollution des sols. Entre 2014 et 2016, lui et son accolyte Hugues Perrier reprennent en main le journal France Soir, alors pris dans des difficultés financières immenses, notamment via la société Mutualize Corporation SA que préside Azalbert.

Dès le début de la pandémie, le média infléchit sa ligne éditoriale vers le covido-scepticisme, et se spécialise dans les fausses infos et le complotisme. En 2020 Xavier Azalbert interroge Silvano Trotta, présenté comme un lanceur d’alerte utile à la réinformation, un youtuber-chef d’entreprise qui pense que le virus a été créé par Bill Gates, et qui affirme aussi que la Lune est creuse. Il sera réinvité par une rédaction qui par ailleurs se rapproche de plus en plus de certaines des thèses de l’extrême-droite la plus délirante. Le site web assure désormais que Donald Trump serait en guerre contre une élite pédophile, rejoignant les élucubrations du réseau Qanon.

France soir affirme aujourd’hui avoir trois millions de visiteurs uniques par mois, à tel point que le site Conspiracy Watch en parle en 2020 comme du « vaisseau amiral de la comploshère en France», juste derrière Egalité et Réconciliation. Un article du Monde du 17 novembre 2020 fait intervenir d’anciens journalistes de France Soir et des contributeurs du site ConspiracyWatch, qui pensent que la ligne éditorale covio-sceptique et conspirationniste de France Soir tiens plus à un opportunisme marchand de son repreneur et directeur de la publication qu’à une véritable volonté politique.

Le collectif Vigimédia organise régulièrement des défilés de gilets jaunes dans la capitale, souvent avec le groupe « Liberté, Vérité, Citoyens et Gilets jaunes » mettant en avant les revendications suivantes : destitution du président de la République, fin de l’implication de la France dans l’OTAN, Frexit, application de l’article 35 pour les députés, destitution du président de la République, RIC en toute matière, exigence du respect de la Charte de Munich par les médias publics, fin de la dictature sanitaire, souveraineté monétaire. Ces défilés rassemblent en général entre dix et quelques dizaines de personnes.

Vers une nouvelle explosion sociale ?

Si d’autres rassemblements, plus modestes, ont eu lieu en région, cette mobilisation du 7 janvier n’est pas un raz-de-marée.  « Un lent réveil des provinces », veut croire le collectif Gilets Jaunes Musulmans, qui fait partie de ceux, avec par exemple les gilets jaunes de Caen ou le collectif Alsace Révoltée, qui appellent déjà à poursuivre dans la voie de ce retour des chasubles fluos dès le samedi 14 janvier.

Le gilet jaune Eric Drouet, qui s’était écarté depuis un moment du mouvement, a annoncé se relancer dans la bataille à la faveur d’un début d’année qu’il espère explosif. Il appelle d’ors et déjà à rejoindre massivement le groupe Facebook La France en Colère, et à apporter du soutien à la bataille qui débute contre la réforme des retraites.

C’est que l’agenda social s’annonce potentiellement très chaud, avec un front syndical exceptionnellement uni contre la réforme des retraites, et des premières initiatives sur le sujet dans les jours à venir.

Si l’exécutif fait part de plus d’inquiétudes en lien avec les nouvelles formes de mobilisations professionnelles indépendantes des syndicats, dans la veine de la grève des contrôleurs SNCF victorieux pendant les fêtes ou des boulangers qui appellent à manifester à Paris le 23 janvier, les gilets jaunes, portes d’entrée pour le mouvement social de nouveau canaux de sociabilités, n’ont peut-être pas fini de donner des sueurs froides au pouvoir. Ne serait-ce qu’en irriguant de leurs pratiques les autres luttes, et en leur apportant en soutien qui pourrait être crucial.

Toutes les photos sont de Serge d’Ignazio. Retrouvez plus de photos de Serge par ici.

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