« Formation bullshit » à l’Université Paul Valéry : un agent témoigne
Depuis plusieurs mois, Le Poing documente l’essor d’un discours managérial inspiré du new age et de pratiques ésotériques à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Ce développement des logiques néo-libérales se retrouve également dans les formations dispensées au personnel. Un agent raconte son expérience, entre injonctions au « portfolio de compétences » et séances de pédagogie dispensées par des « experts » sans expérience d’enseignement
L’économiste et philosophe Frédéric Lordon l’a évoqué dans le Monde Diplomatique d’aout dernier, en citant des articles du Poing : l’université Paul-Valéry de Montpellier semble désormais renommée pour son master en management quantique, qui enseigne le « leadership capacitant et vibratoire », ses formations en humanités écologiques, qui font la promotion de pratiques issues du bouddhisme, et sa « Semaine pour la qualité de vie et les conditions de travail » sans les syndicats où l’on apprend à « se relaxer au son du kigonki ». Zineb Fahsi, autrice de Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, rappelle très bien la logique à l’œuvre ici : se développer personnellement, c’est aussi acter le renoncement à changer collectivement un monde devenu irrespirable.
Ce développement de l’ésotérisme à l’université s’accompagne de l’introduction de logiques de « New public management », c’est-à-dire de management entrepreneurial dans toutes les sphères de l’université. La formation du personnel n’est pas épargnée par cette tendance. Voici le témoignage d’un agent ayant suivi, à son corps défendant, ces formations « bullshit ».
Des formations à la pédagogie sans enseignants
« J’ai été recruté l’an dernier à l’université et j’ai dû suivre plusieurs dizaines d’heures de formation. J’ai été très surpris par ce que j’ai « appris ». La première a été une formation à la « pédagogie ». La première surprise a été que la formation n’était pas assurée par des enseignants transmettant leur expérience, mais par des « ingénieurs pédagogiques » qui n’avaient jamais enseigné. Alors que l’université Paul Valéry compte plusieurs centaines d’enseignants-chercheurs titulaires et plus d’un millier d’enseignants vacataires, ce sont des « experts » sans expérience d’enseignement qui nous ont dispensé leurs « précieux » conseils.
Ceux-ci valaient en effet leur pesant de cacahouètes : notre formatrice a commencé très fort. Face à une assemblée d’enseignants ayant en moyenne entre 5 et 10 ans d’expérience en tant que précaires, elle a expliqué avec aplomb que les enseignants, éloignés du monde de l’entreprise et des savoirs concrets de la société, étaient responsables des forts taux d’échec des étudiants. Selon elle, les enseignements de disciplines telles que la littérature, la sociologie ou encore la psychologie se fourvoieraient, car leur objectif serait d’apprendre aux étudiants à connaître une discipline articulant des savoirs à des concepts théoriques. Selon elle, cette approche serait délétère, car elle ne permettrait pas aux étudiants de s’approprier des « compétences ». Heureusement, cette formatrice détenait la solution : bannir les objectifs d’apprentissage et de compréhension au profit de verbes d’action permettant à chaque mot de correspondre à une compétence actionnable et vendable à un employeur.
Inutile de dire que cela ne fut pas bien accueilli par les formés qui, pour leur part, possédaient une expérience d’enseignement. Ils lui expliquèrent avec pédagogie que la compréhension et les concepts n’étaient pas à bannir, mais qu’au contraire, dans la recherche comme dans un métier du « monde de l’entreprise » (horizon merveilleux de l’université libérale), comprendre ce que l’on faisait et pouvoir l’analyser était extrêmement utile. Ils lui dirent également que l’approche par « compétences » n’était qu’une tentative maladroite du pouvoir pour purger les universités d’un esprit critique et de disciplines jugées improductives à l’aune du new public management. La formatrice ne sut quoi répondre et, après quelques secondes de silence pesant, répéta de manière mécanique, telle un robot managérial : « Les universités ne forment qu’à la recherche et ne sont pas adaptées au monde du travail. C’est pour cette raison que des expressions telles que “compréhension” sont à bannir au profit de verbes d’action permettant de lister des compétences. » Un enseignant lui expliqua que, bien au contraire, dans des disciplines telles que la psychologie, un bon praticien devait pouvoir comprendre ses patients, et que la compréhension était une ressource précieuse.
La séance suivante proposait un contenu du même acabit : cette fois-ci, le formateur nous a expliqué que les méthodes d’évaluation classiques de l’université, telles que la dissertation, le mémoire ou les travaux collectifs, étaient dépassées, car inadaptées à la modernité du monde de l’entreprise, et qu’il fallait les remplacer par un « portfolio de compétences ». La réaction des apprenants a été immédiate : ils lui ont répondu que cette démarche était inutile, du blabla managérial, et qu’elle était plus proche d’un atelier bilan de compétences de Pôle emploi que de la transmission de savoirs universitaires. Le formateur a réagi avec compréhension et a modifié le contenu de la formation pour arrêter de nous bassiner avec le portfolio et, à la place, échanger autour de pratiques pédagogiques. Il n’en reste pas moins que les formations de l’université n’ont pas grand-chose à voir avec l’apprentissage de la pédagogie, et beaucoup avec un bourrage de crâne néolibéral assez étonnant pour un endroit où l’on attendrait un soutien à la pensée critique.»
Dépossédé de son travail
Un esprit un peu marxisant irait même plus loin en notant que, pour tous les métiers du travail manuel, la première chose que le capitalisme a faite a justement été, par le travail à la chaîne et le taylorisme, d’enlever aux ouvriers la capacité globale de compréhension de leur travail. D’artisans qui savaient fabriquer de magnifiques objets de A à Z, les ouvriers se sont retrouvés dépossédés de leur compétence à fabriquer des meubles, des horloges, des moteurs, etc. , pour devenir de simples « opérateurs spécialisés » (OS) qui n’accomplissaient qu’une tâche répétitive, fractionnée et dénuée de sens.
Dans cette mesure, la compréhension globale n’est pas l’apanage des chercheurs dans leur tour d’ivoire, mais était au contraire, avant la révolution managériale capitaliste, une caractéristique de la plupart des métiers : le paysan savait vivre, s’alimenter, construire sa maison et nourrir les autres de A à Z, et la plupart des artisans connaissaient l’ensemble de leur métier. C’est l’industrie capitaliste qui a dépossédé l’ensemble des travailleurs manuels de cette compréhension, pour déléguer la conception des objets à des ingénieurs inféodés au capital.
Une formation qui s’oppose au concept de compréhension au sein d’une université ne marque rien d’autre que la volonté d’extirper la compréhension globale d’une société et d’une sphère d’activité, qui ne pourrait être qu’un prétexte à une remise en cause plus globale du système, voire à une révolte plus poussée. Un étudiant qui cherche à comprendre pourrait même bloquer son université, voire s’opposer au génocide en cours à Gaza, mettant en péril l’acquisition de compétences et de savoir-être qui lui permettraient de devenir un employé docile pour des patrons en quête de personnel malléable !
Telle est la finalité de toutes les réformes de l’université, et plus largement de la cure de choc néolibérale infligée par la Macronie à la société française. Le bullshit ésotérique du développement personnel n’est qu’un épiphénomène, une cuillère de miel destinée à faire passer la pilule amère de la purge néolibérale : après avoir appris aux étudiants à se tenir tranquille, pourquoi ne pas faire un peu de sophrologie en se relaxant au son du kigonki ? Derrière la méditation en pleine conscience, se cache le new public management et le libéralisme autoritaire qui tentent de bannir des universités toute contestation des crimes contre l’humanité commis à Gaza par l’armée israélienne.
Mais visiblement, ces tentatives d’instaurer un managérialisme ésotérique ne brident pas tous les esprits rebelles de l’université : les étudiants sont pleinement mobilisés dans le mouvement « Bloquons Tout » et dans le soutien à la Palestine, en témoignent les blocages de l’université en cette rentrée. Preuve que le « son du Kigonki » ne couvre pas encore les cris de révolte…
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