“Le sept mars on arrête le pays et le huit, on reconduit” | Tour d’horizon des stratégies de lutte
La manifestation du 16 février, la cinquième depuis le début de la lutte contre la réforme des retraites, a moins rassemblé que les précédentes. Les syndicats misent tout sur le 7 mars, avec le mot d’ordre « mettre le pays à l’arrêt », qui rencontre un certain succès, alors que les actions de blocage se multiplient. Intersyndicale, rôle des assemblées, nouvelles manières de se mobiliser… : Le Poing a discuté des stratégies de luttes avec des manifestant·e·s rencontré·e·s dans le cortège montpelliérain du 16 février.
Se réserver pour le 7 mars
« À Montpellier, le mouvement se ramasse, et se prépare à bondir sur la journée du 7 mars », titrait le Poing, dans un article plus factuel sur cette nouvelle manifestation du 16 février. Monique* (les prénoms suivis d’un astérisque sont modifiés), instit’ à la retraite, l’observe autour d’elle : « D’habitude je ne suis plus nulle part, ma vie militante est derrière moi, mais là j’y suis. Toutes les collègues encore en poste se réservent pour cette date. Le 7 mars on met le pays à l’arrêt, maintenant que ça a été annoncé les directions syndicales ne peuvent plus s’arrêter. » Même si les rangs de cette nouvelle manifestation contre la réforme des retraites sont nettement plus clairsemés que lors des précédentes mobilisations (12 000 participant·e·s selon les syndicats, 7200 selon la préfecture, contre 35 000 le 11 février, 15 000 le 7, 30 000 le 31 janvier, et 25 000 le 19 janvier), la confiance est là pour la suite. « Si le 7 le gouvernement ne recule pas, il se passera ce qu’il se passera… », assène un autre retraité croisé dans la manif’. La date du 7 mars, lancée sous le mot d’ordre « on met le pays à l’arrêt » par l’intersyndicale nationale pour lancer un ultimatum à un gouvernement qui n’a que faire des cortèges tranquilles et déclarés, et des journées de grève isolées, et qui signifie un cap en passe d’être franchi dans le durcissement du mouvement social, a été annoncée très largement avant cette journée du 16 février. Dans un contexte de hausse importante des prix, beaucoup semblent avoir fait le choix de se réserver pour cette seconde étape de la contestation de la réforme des retraites, préférant ne pas multiplier les jours de grève trop symboliques.
Cette journée à venir du 7 mars, à laquelle tout le monde renvoie dans cette manif’ montpelliéraine du 16 février, sera-t-elle comme annoncée par les syndicats une journée noire, et le début d’une nouvelle étape dans le rapport de force contre le gouvernement ? Pas trop de doutes du côté de Jacques*, syndicaliste dans une université de Montpellier : « C’est inédit que la CFDT parle de mettre le pays à l’arrêt. Et ça rend les syndicalistes de base bien plus libres de leurs actions. Cette date du 7 mars c’est très bien, ça nous permet de préparer la mobilisation à l’avance pour frapper fort. » Franck, lui aussi instit’ montpelliérain, se montre un peu plus nuancé : « Le 7 c’est un pari, soit l’appel au blocage du pays prend, soit il ne prend pas, ou qu’à moitié. » C’est que la contestation contre la réforme des retraites, qui a provoqué certains des cortèges les plus massifs de ces dernières décennies, peut s’appuyer sur des éléments très costauds, parmi lesquels une unité syndicale solide, une mobilisation plus massive que jamais, et une lame de fond de montée des colères et des mouvements populaires assez spectaculaire depuis 2016, bien que mise sous cloche par la parenthèse Covid. En même temps que d’autres éléments déroutent, questionnent les habitudes installées dans les conflits sociaux précédents.
Une unité syndicale au beau fixe
L’arc syndical extrêmement large réuni dans la lutte contre la réforme des retraites, puisque toutes les organisations de salarié·e·s en sont partie prenante, s’annonce très difficile à briser pour un gouvernement qui met un point d’honneur à ne rien lâcher de significatif. « Derrière la question de la réforme des retraites, il y la volonté du gouvernement de gagner un combat plus général contre le monde syndical. », analyse Serge Ragazzacci, secrétaire général de la CGT de l’Hérault, depuis la manif’ montpelliéraine du 16 février. « L’intersyndicale est en bonne santé, les points d’accord sont solides avec l’ensemble des organisations syndicales », témoigne Jacques*. La confiance portée à la participation de la CFDT peut interroger, alors que la confédération se distingue par son soutien à certaines des réformes néolibérales mises en place par les précédents gouvernements ces dernières décennies (notamment la réforme des retraites Fillon en 2003 et la loi travail de 2016), par une nette propension à la négociation de miettes sociales au détriment de la construction de rapports de force plus marqués, par un appareil particulièrement bureaucratisé, qui « se détourne du salarié », et par une importante frilosité à construire des grèves dures et durables et des modes d’action impactant. Une nouvelle vague de départs a d’ailleurs frappé la confédération au début de l’année 2020, provoquée par une contestation jugée trop molle du précédent projet de réforme des retraites.
Serge Ragazacci ne s’inquiète pas trop, pour ce qui est du nouveau projet de réforme des retraites en tout cas : « La CFDT n’a pas de porte de sortie car le gouvernement n’est pas dans une optique de négociation conséquente, et le refus d’un report de l’âge légal et de l’allongement de la durée de cotisation était au cœur de leur dernier congrès. » Tout observateur des manifestations de ces dernières semaines l’aura constaté : la CFDT semble investir d’une manière plus forte qu’à l’accoutumée cette nouvelle contestation. Les cortèges oranges du syndicat, un des plus gros du pays avec un nombre d’adhérent·e·s à peu près équivalent à la CGT et la première place aux élections professionnelles (peu suivies en réalité), sont cette fois parmi les plus remplis des cortèges syndicaux. Preuve que la confédération sait mobiliser massivement, quand elle le veut. Et si son secrétaire général, Laurent Berger, refuse pour l’heure de parler de mise à l’arrêt du pays au-delà de la journée du 7 mars, le ton de l’intersyndicale est plutôt à la concorde. Si les communiqués intersyndicaux signés par la CFDT mettent complètement de côté la nécessité de reconduire la grève pour gagner contre la réforme des retraites, l’unité ne semble pas remise en question par le travail plus particulier de mobilisation que chaque organisation syndicale met en œuvre de son côté. L’Union Syndicale Solidaires annonce en bloc la couleur en appelant à reconduire la grève au lendemain du 7 partout où c’est possible. La CGT préfère au niveau confédéral rejeter toute responsabilité sur les assemblées de travailleurs et de travailleuses, et certaines de ses fédérations appellent déjà à la reconduction, dans la chimie et la pétrochimie, ou dans la collecte et le tri de déchets par exemple.
Une crise du modèle des assemblées générales ?
Au titre des points plus déroutants pour la mobilisation en cours, de nombreuses personnes présentes dans la manif du 16 février observent une désaffection pour les assemblées générales de secteur, traditionnellement le cœur démocratique de la construction des grèves de salarié·e·s. Ce qui n’est pas sans poser de questions pour l’amplification de la lutte contre la réforme des retraites. Aux côtés de Franck l’instit, sa compagne, elle aussi enseignante dans le premier degré, se désole d’une difficile comparaison avec la lutte de 2003 contre le projet Fillon de réforme des retraites : « En 2003 on était trois cents en assemblée générale de secteur dans l’Éducation Nationale, là sur Montpellier il y en a régulièrement qui sont organisées, et on s’y retrouve entre quarante et soixante-dix… » Et le constat semble assez partagé. « Est-ce que chacun, chacune est prêt à prendre sa part ? Sur l’Université de Montpellier, je ne ferais pas de pronostics : on est quinze en assemblée générale pour le moment », constate Denis Orcel, syndicaliste en fac de sciences. « Les gens vont en manif, pas en assemblées de secteur. Les AG ne conviennent plus, c’est devenu un cadre contraint pour beaucoup de gens », renchérit Jacques*. La dynamique des assemblées générales étudiantes sur la fac de lettres Paul Valéry, en passe d’être interrompue par les vacances universitaires, se montre plutôt stagnante elle aussi, du moins si on la jauge directement aux nombre de participant·e·s, assez faible en comparaison des immenses palabres observées sur le campus par le passé. Antoine, co-secrétaire de l’Union Syndicale Solidaires, voit avec son travail de coordination le phénomène se rejouer dans de nombreux secteurs sur la ville : « Les AG de secteur ne prennent pas vraiment dans la santé, dans les PTT ou dans le travail social. Et c’est un travail sur deux ou trois mois d’implanter ces AG de secteur. » Construire sur du plus long terme donc. Voilà qui ne colle pas tout à fait à l’agenda de la lutte sociale en cours, même si on ne peut qu’espérer que celle-ci soit assez puissante pour tenir des mois entiers.
Cette crise du modèle des assemblées générales ne se limite pas aux assemblées de secteurs. On se souvient de l’impression de brasser du vent qui s’était saisi de nombreux participant·e·s à la riche expérience Nuit Debout, dans l’élan du mouvement social contre la loi travail de 2016. Nous consacrions au printemps 2019 un article aux modèles de prise de décision chez les gilets jaunes locaux dans l’un de nos numéros papier. Si l’expérience de l’assemblée des Gilets Jaunes de Montpellier a été incontestablement riche, s’imbriquant avec les AdA (assemblées des assemblées, dont l’une a été organisée sur Montpellier justement), on ne peut que constater qu’elle n’a fédéré que partiellement le mouvement social entamé à l’automne 2018, des pans entiers de la lutte s’organisant d’autres manières, que ce soit directement depuis les nombreux points de blocage et ronds-points occupés de l’époque ou par un réseau de référents ayant acquis la confiance de leurs camarades de lutte. Les assemblées ont d’ailleurs pris de l’importance sur le tard, lors d’une seconde phase du mouvement, alors que la première partie de la contestation entretenait un rapport beaucoup plus immédiat à l’action et à la décision.
Plus près de nous, on trouve les dernières AG lancées par l’assemblée « Montpellier contre la vie chère », en lutte contre la réforme des retraites mais aussi celles de l’assurance chômage, du RSA, contre la hausse des prix et toutes les formes que prennent la dégradation historique des conditions de vie de la population. Ces palabres ont connu un net regain de fréquentation depuis le début du mouvement social en cours, avec 130 personnes le 31 janvier et une centaine le 11 février. Sans pour autant réussir à catalyser une énergie nettement débordante, alors que les mouvements sociaux autonomes des grandes centrales syndicales se sont imposés comme incontournables ces dernières années, et que des millions de personnes sont descendues dans la rue ces dernières semaines. Le collectif souhaite d’ailleurs espacer ses assemblées générales, au profit de modes de mobilisation permettant d’entrer plus rapidement dans le concret.
Dans la manif du 16 février contre la réforme des retraites, Elisa, jeune travailleuse sociale engagée dans le Collectif des Actrices et Acteurs du Social et des Oublié·e·s de la Société, qui fédère dans le social, le médico-social et l’animation (Caasos), refuse de se braquer pour cette relative désaffection envers les habitudes d’assemblées : « Nous on fera une AG de secteur le 7. Mais est ce que les AG suffisent ? Les gens s’en lassent, il faut lancer des actions et le monde suivra. » Même son de cloche chez Jacques*, qui semble optimiste quant à la capacité de renouvellement des pratiques du mouvement social : « On ne peut pas voter la grève à trois, par contre on peut la provoquer. » Si les assemblées restent un lieu précieux de rencontre, mais aussi de contrôle collectif sur la direction prise par un mouvement social, en faire l’alpha et l’oméga de l’organisation des luttes, le préalable obligé à toute forme d’action populaire légitime serait une erreur.
Des manières de lutter à réinventer ?
Le paradoxe est bien résumé par Denis, notre syndicaliste en fac de sciences : « On est dans une drôle de situation, où une certaine forme de fatalisme cohabite avec un mouvement social capable de mobiliser en masse, et avec la conscience qu’on n’obtiendra rien sans aller au blocage du pays. » La prise de conscience sur la nécessité de donner de nouvelles formes semble répandue dans la manif montpelliéraine du 16 février. « Les syndicats ont tiré des leçons du mouvement des gilets jaunes, on le voit avec les appels plus nombreux à manifester dans des petites villes, où la mobilisation du samedi 11 février qui a permis à tout un tas de personnes pour qui la grève est difficile de venir en manif. », commente Jacques*. Serge Ragazzacci, le secrétaire de la CGT 34 parle effectivement de « trouver des modalités nouvelles », et promet « de nombreuses actions partout sur le territoire pour le 7 mars. […] Le 8 on rebondira sur la journée internationale des droits des femmes. Le 7 on arrête le pays, le 8 on reconduit ! », termine-t-il.
Mais quelle forme donner à ce renouveau. Quand Serge Ragazzacci propose des piquets de grève, on s’en réjouit beaucoup, mais on a un peu de mal à voir ce qu’il y a de si neuf là-dedans. Sans solutions toute faite, Jacques* souligne l’importance d’un élargissement : « Sur les facs montpelliéraines, il y a une bienveillance des profs envers les étudiants mobilisés, sans plus. C’est ces gens-là qu’il nous faut aller chercher, la masse qui soutient sans s’engager. » Là où Denis voit des perspectives dans l’approfondissement de la remise en question de notre modèle de société que porte déjà ce mouvement contre la réforme des retraites : « On dirait qu’il n’y a pas de lien qui est fait dans la population entre cette réforme des retraites et le rapport au travail qui change énormément dans la société. » Avant de conclure, résolument galvanisé par l’ébullition sociale du moment : « On va le construire ce futur désirable. » Et quoi qu’il en soit, Monique*, Denis, Jacques*, Serge, Franck, sa compagne, Antoine, et toustes les autres, peuvent s’appuyer sur une société qui se remet en mouvement, et qui marque déjà sa détermination contre la réforme des retraites, et son monde.
Vers une paralysie de l’économie au printemps ?
Les syndicats sont unanimes sur la nécessité de mettre la France à l’arrêt le 7 mars. L’intersyndicale nationale, Mélenchon, et plus localement l’assemblée “Montpellier contre la vie chère” ont appelé de leur côté à ce que les tous les rideaux des commerçants soient baissés ce jour-là. Dans certains secteurs la reconduction de la grève est déjà prévue. Mardi 14 février, les fédérations CGT des services publics et des Transports ont appelé les salariés des secteurs de la collecte des déchets et ordures ménagères mais aussi du tri et du traitement des déchets à se mettre en grève, « à partir du 7 mars et jusqu’au retrait du projet de loi ». La CGT Cheminots appelle elle aussi à reconduire la grève à la SNCF dès le 8. Toujours à la CGT, la Fédération Nationale des Industries Chimiques (FNIC) appelle elle aussi à la reconduction, qui concerne donc le raffinage, l’industrie pétrochimique, les industries pharmaceutiques, le caoutchouc, la plasturgie. Idem pour l’intersyndicale de la RATP (CGT, FO, UNSA, CGC). La lutte de la jeunesse scolarisée, si elle n’est pas encore massive au quotidien, est déjà bien installée, avec en moyenne 150 000 lycéen·e·s et étudiant·e·s dans les cortèges selon l’Alternative. Les syndicats étudiants et lycéens ainsi que des organisations politiques de jeunesse appellent « à construire la mobilisation par des actions sur les lieux d’études tous les jeudis jusqu’au 7 mars ». Puis à continuer la mobilisation le 8 mars et « à une journée d’action et de mobilisation de la jeunesse, le 9 mars ». A Paris, le 16 février a vu une manif sauvage de jeunes faire fermer les portes de quelques ministères, le temps d’un bout de matinée, alors que certaines facultés sont déjà bloquées ou occupées au quotidien, et que les blocages de lycées continuent malgré les vacances scolaires sur une partie du territoire.
Le 16 février, les actions de blocage de l’économie se sont multipliées, annonçant peut-être une vague plus importante de barrages à partir du 7 mars. A Saint-Nazaire la CGT des Ports et Docks organisait un blocage de la zone des chantiers au petit matin, le port du Havre a vu ses accès entravés. Même histoire au dépôt de bus RATP Pleyel au nord de Paris. Sur Nantes, un barrage filtrant a été installé devant l’aéroport pendant que lycéen·e·s et étudiant·e·s bloquaient un important rond-point de la ville. Dans l’Isère, le barrage hydroélectrique de la centrale de Grand’Maison a été mis à l’arrêt par les grévistes, ainsi que 6 autres centrales de l’Isère. Dans l’Hérault, si l’intersyndicale ne s’est pas pour le moment saisie d’autres moyens d’action comme ont pu le faire des syndicalistes ailleurs, avec par exemple des opérations péage gratuit,la CGT promet une multitude d’actions pour le 7 mars, et l’assemblée « Montpellier contre la vie chère » appelle ses sympathisant·e·s à la vigilance, pour pouvoir rejoindre une action menée dans la matinée.
Dans la même veine que l’initiative « Montpellier contre la vie chère », tout un réseau d’assemblées ou de groupes d’action autonomes existe sur le territoire, comme à Montreuil, Lyon, Toulouse, ou encore Alès. Avec pour points communs une indépendance à l’égard des syndicats et partis, et un net élargissement des revendications à tout ce qui dégrade les conditions de vie de la population. Les actions menées vont de pair : péages gratuit, rendez-vous turbulents devant les rares Caisses d’Allocations Familiales encore ouvertes au public… Si ces différentes initiatives ont pour le moment une portée réelle mais limitée, les choses pourraient s ‘accélérer dans les semaines à venir, avec ce nouveau cap franchi par la mobilisation populaire à partir du 7 mars. Toujours au registre du mouvement social non-syndical, les plus tenaces des gilets jaunes sont encore là, toujours là, et proposent eux aussi leurs propres modes d’action pour nourrir la contestation de la réforme des retraites.
Et tout ce beau monde semble bien se rendre compte qu’il y a là, en face, un adversaire trop féroce, trop déterminé, pour rester camper sur ses propres habitudes. Au Poing, on ne vous cache notre impatience de connaître la suite ! Une convergence des manières, dans la lutte sociale, nous offrirait le plus beau des printemps !
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